DEUX ― Tom

TOM N'EST PAS D'HUMEUR À JOUER.

S'il y a un soir où il aurait aimé rester seul chez lui, c'est bien aujourd'hui. Mais il s'est engagé. Cela fait plus d'un mois qu'ils attendent de se produire au Moonlight avec impatience. Il ne peut pas laisser tomber son groupe de musique à la dernière minute, ils ont besoin de leur chanteur et guitariste.

D'ordinaire, le garçon de vingt-et-un ans profite des soirées pour sortir et s'amuser à côté de ses intenses cours à l'université. La musique est son échappatoire face à la pression quotidienne. Ses amis ne sont jamais à cours d'idée pour aller à un endroit toujours différent. De la basique boîte de nuit, aux fêtes nocturnes à l'autre bout de New York, jusqu'à des lieux toujours plus insolites les uns que les autres. Même les lieux dans lesquels ils donnent des représentations sortent de l'ordinaire. Fête privée, évènement professionnel ou église, Tom se rappellera toujours du contrat de deux semaines qu'ils ont décroché pour jouer dans une fête foraine.

Le Moonlight est tout aussi différent. Enfin, c'est ce dont les rumeurs en disent. Personne de Tom ou de ses trois amis ne connaissaient ce club - pourtant bien réputé après investigation. Le Moonlight sait autant se faire discret que faire parler de lui. Y jouer le temps d'une soirée est l'occasion rêvée pour découvrir cet endroit, et pourquoi pas essayer de se faire un petit nom dans le monde de la musique.

Son taxi se gare dans la rue indiquée en début de course. Il tend un billet au chauffeur et prend son étui de guitare avant de sortir. West Village commence à s'animer mais le jeune homme ne ressent pas la même ambiance. Une aura négative l'entoure depuis l'après-midi et elle s'est renforcée durant tout le trajet. Ce soir, son cœur n'est pas à la musique.

Durant un court instant, Tom espère s'être trompé d'adresse. Ainsi, il aurait été plus facile pour trouver une excuse et ne pas rejoindre ses amis. Cependant, il aperçoit la façade illuminée et le nom du Moonlight clignotant de l'autre côté de la rue.

— Hey, Tom !

Ce dernier se retourne et aperçoit un jeune homme blond lui faire un signe de la main. Suivi de leurs deux autres amis, ils rejoignent Tom en courant.

— On devait se rejoindre à l'université, et venir ensemble avec ma voiture, rappelle le plus grand.

Le visage fermé, Tom ignore leurs propos. Il se dirige vers le club, suivi de près par son groupe. Le troisième jeune homme, dont la barbe de quelques jours et la chemise sont la marque d'une envie de paraître professionnel mais avec maladresse, le rattrape. Il retient Tom par le bras avant de se placer en face de lui pour l'empêcher d'avancer.

— On a vingt minutes de retard, tu étais où, bordel ?

Son ton agressif agace Tom. Il ne perd pas une seconde pour lui jeter un regard noir et lui répondre de la même façon.

— Je suis là maintenant, ne perdons pas plus de temps.

Tom le contourne pour se rendre dans la ruelle où se trouve la porte de service du Moonlight et y toquer. Aussitôt, le plus grand des étudiants et le blond marchent à son rythme, les bras chargés de leur matériel musical.

— Tout va bien ? questionne le blond.

— Parfaitement, répond Tom froidement.

Les deux garçons se jettent un regard inquiet, eux qui ont l'habitude de voir un Tom festif et heureux de se représenter dans un nouvel endroit. Le troisième musicien ne cesse de regarder son meilleur ami, souhaitant davantage comprendre ce qui le met dans cet état.

— J'espère que le club nous payera comme prévu... chuchote le blond.

La porte s'ouvre brusquement à la fin de sa phrase. Une jeune femme portant une chemise blanche ainsi qu'une paire de lunettes foncées se tient devant eux. Aussitôt, le visage de la serveuse d'illumine en apercevant le groupe de musique qu'elle attendait depuis plus de vingt minutes. De l'extérieur, Tom entend un fond de musique sur des enceintes pour faire patienter les premiers clients avant leur installation.

— Bonsoir, nous sommes le groupe TUNE, présente le garçon barbu.

Tom lit sur sa broche accrochée à sa chemise blanche le nom Victoria.

— Génial, je vous attendais ! se réjouit la jeune femme.

Elle s'écarte pour les laisser rentrer. Tom garde son étui à guitare contre lui pour ne pas la gêner dans l'étroit couloir qui se dresse devant eux.

— Je suis Nolan, bassiste, poursuit le barbu avant de désigner le plus grand du groupe. Lui c'est Everett, le pianiste. Le blond, c'est Ugo, il est à la batterie. Et là-bas, c'est Tom, guitariste et principal chanteur.

— Enchantée. Entrez, entrez !

Vicky les devance pour les guider jusqu'au bout du couloir où elle dévie vers une pièce adjacente. La musique est de plus en plus forte mais elle n'a pas le même effet sur Tom que sur ses amis. Il aperçoit les yeux pétillants d'Everett et le sourire d'Ugo est assez révélateur. Seul Nolan garde son sérieux, bien qu'il lève les yeux pour observer les dégradés de bleu, rose et mauve avec les lumières.

— Vous avez un peu de retard, remarque Vicky, très calme. Vous n'avez pas eu de problèmes, j'espère ?

— Juste un petit contre-temps.

Nolan se permet de se tourner vers Tom sans la moindre envie d'être discret. Heureusement que la serveuse semble être compréhensive, et même inquiète, sinon Nolan se serait fait un plaisir de critiquer davantage son meilleur ami. Les deux garçons sont sur la même longueur d'onde concernant leur groupe de musique, mais lorsque les limites sont dépassées, Nolan se permet de sermonner. Le professionnalisme est essentiel, même pour un petit groupe comme le leur.

Vicky s'arrête en arrivant devant un petit local servant de loge, avec une entrée qui donne directement sur la scène.

— Déposez vos affaires ici. Les vestiaires sont aussi à votre disposition si vous avez besoin de plus de place.

Les quatre musiciens entrent tour à tour dans la pièce d'environ dix petits mètres carré. Des tabourets traînent à côté du matériel pour la scène rangé à la va-vite. Quelques cartons sont laissés dans un coin, tout comme des affaires oubliés par des clients allant de la simple veste à une chaussure ou un portefeuille. L'espace est étroit, mais ils ont de quoi déposer leurs instruments et se préparer avant de monter sur scène.

— Ça fera l'affaire, affirme Everett.

Vicky entre à son tour dans la pièce et pousse un le pied d'un microphone qui gêne sur son passage. Ainsi, elle s'approche de l'ouverture au bout du local et pousse le rideau qui les sépare de la scène.

— Vous pouvez entrer et sortir par cet endroit. Le matériel est installé, vous avez juste à brancher et vous mettre en place avec vos instruments.

Curieux, Tom va voir la scène dont ils ont un accès par le côté gauche. De petite taille, l'emplacement ne contient qu'une batterie et un piano électronique qui prennent déjà la moitié de la scène. Quelques câbles traînent par terre mais ils ont été poussés sur le côté pour éviter de se prendre les pieds dedans. Enfin, le microphone n'attend plus qu'une voix. De son point de vue, Tom n'aperçoit qu'une partie de la salle se situant en face de l'estrade. L'espace vide en face de la scène est encore inoccupée par les danseurs, mais quelques clients partagent un verre sur des banquettes ou debout devant de hautes tables au centre de la grande salle. Des personnes arrivent au compte-goutte, déjà transportés par l'ambiance particulière du Moonlight, avant même que le groupe ait commencé à jouer.

Nolan y jette un coup d'œil après Tom, puis il se tourne vers la serveuse.

— Merci... Victoria, ajoute-il en lisant le nom sur son badge.

— Merci ! remercie Ugo à son tour.

Vicky leur adresse un sourire chaleureux.

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à venir me voir. Je suis disponible pour toutes vos demandes.

— Compris. On s'y met tout de suite !

— Bonne soirée, souhaite-elle.

En passant devant Tom pour sortir, elle lui sourit brièvement. Sourire que Tom ne rend pas, ou très légèrement. L'atmosphère du club ne l'affecte encore que peu, contrairement au reste de son groupe qui est dans l'euphorie de pouvoir jouer ici. Les avis tous positifs sur le Moonlight n'ont fait qu'alimenter leur hâte, et y être enfin pour donner un concert leur donne l'espoir de faire reconnaître leur musique.

Mais l'esprit de Tom reste figé sur son rendez-vous passé peu de temps avant d'arriver. Les paroles de son médecin lui restent en tête.

— Écoutez, vous avez bien fait de venir, lui avoua-t-il. Vos examens médicaux ont bien révélé quelque chose...

Tom se sentit pâlir. Il avala difficilement sa salive tandis qu'une de ses jambes tremble derrière le bureau du professionnel de santé.

— C'est-à-dire ?

— Comme je le craignais, il s'agit bien d'un cancer de la gorge. Vous en êtes encore au stade premier, ce qui est bon signe. Un traitement sera adapté à vos besoins.

L'annonce fut comme un coup de poing dans son ventre. Son genou cessa de trembler mais ses mains prennent le relais. Son visage perdit de ses couleurs pour laisser place à de l'effroi. Il dévia ses yeux du docteur pour regarder dans le vide.

Le médecin continua à parler mais Tom n'écoutait plus. Il crut l'entendre dire quelques mots sur son jeune âge pour une telle maladie. Tom ne veut pas le croire non plus. Vingt-et-un ans. Bientôt vingt-deux ans. Trop jeune pour un cancer. Il s'efforça à ne pas l'écouter lorsque le médecin posa ses hypothèses pour l'origine de la tumeur. Ses cordes vocales trop sollicitées, le tabac ou l'hérédité, Tom s'en fiche. Pour lui, c'est une fatalité.

— À ce stade, nous pouvons vous proposer plusieurs solutions. Cependant, je vous conseillerai d'opter pour une chirurgie afin de n'avoir aucune chance de rechute, même avec un traitement médicamenteux.

Tom déglutit une nouvelle fois. Sa toux persistante et ses maux de gorges réguliers furent ce qui l'inquiéta, mais cela sans se douter qu'il s'agissait d'une tumeur. Maintenant, c'est comme s'il sentait une petite boule à la gorge à chaque mot prononcé ou déglutition.

— Est-ce que mes cordes vocales vont être touchées ? interrogea Tom.

Sa voix trembla. Il la contrôla par une légère toux à la fin de sa phrase, lui faisant ressentir une nouvelle fois cette masse à la gorge.

— Probablement, acquiesça le médecin. Il arrive que les cordes vocales soient affectées, ce n'est pas une éventualité à écarter. Mais rassurez-vous, certains patients s'en sortent sans aucune séquelle. Avec un orthophoniste et un suivi correct, vous retrouverez un usage presque normal de la parole, pour manger, ainsi que respiratoire.

Le silence de Tom fut révélateur de sa profonde crainte. Sa voix a toujours été la partie de son corps dont il prend le plus soin. Pour sa carrière de musicien et de chanteur, la perte de ses cordes vocales seraient signe de désespoir.

Le médecin s'aperçut de son inquiétude. Il souleva une page de son dossier médical afin d'y lire quelques lignes.

— Vous êtes chanteur, c'est ça ?

Tom acquiesça. Il n'osa plus prononcer le moindre son pour ne pas ressentir la masse qui le terrifie dans sa gorge. Il l'imagina parfaitement, plus grosse que la réalité, située trop proche de ses cordes vocales, et riant de ce qu'elle procura au jeune homme.

— Je vous conseille de reposer votre voix le plus possible.

Instinctivement, Tom passa ses doigts sur sa gorge. Il caressa sa pomme d'Adam quelques secondes en écoutant le docteur. Celui-ci ferma le dossier médical et fixa son patient.

— C'est un processus long, très long. Préparez-vous y dès à présent.

Tom sort de ses pensées par Nolan qui lui donne une tape amicale dans le dos. Il retient un sursaut pour ne pas lâcher sa précieuse guitare.

— On y va ? lui demande Nolan.

À côté de lui, Ugo fait rouler ses baguettes dans ses mains et Everett s'impatiente de faire jouer ses doigts sur les touches du piano. Sans plus attendre, Tom donne le signal par un hochement de tête. Nolan pousse le rideau et prend place avec sa basse entre le piano et le microphone. Son meilleur ami le suit de prêt, se dirigeant lui vers le micro tandis que Everett et Ugo s'installent devant leurs instruments. En quelques secondes, ils sont prêts à débuter le concert.

Tom croise le regard de la serveuse à côté du bar lorsque les projecteurs illuminent la scène. Tous les regards se tournent en sa direction, n'attendant qu'une chose, qu'ils fassent vivre la musique dans tout le Moonlight. Tom s'évade en grattant les cordes de sa guitare. Les premières notes de Dear Mr. Fantasy du groupe Traffic résonnent dans la salle du Moonlight et transportent le jeune homme. Il oublie sa maladie l'espace d'un instant et se concentre sur le morceau.

La gorge nouée, ses cordes vocales se mettent à vibrer pour chanter les premières paroles.

Dear Mister Fantasy, play us a tune, something to make us all happy...

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