Premier jour
Nous sommes le premier septembre et je me retrouve debout devant le portail de mon lycée pour ma dernière rentrée scolaire. Dans un an, je ferai partie du monde des adultes, mais pour le moment, je dois affronter la horde de dernière année, visiblement plus motivée à faire la fête qu'à étudier pour les examens finaux. Moi, je reste figée, terrifiée à l'idée de me lancer corps et âme dans une période qui est aussi importante pour mon avenir que vertigineuse.
Le grand bâtiment face à moi me rappelle que dans très peu de temps, cette période de ma vie ne fera plus partie que de mon passé. Les grandes portes ouvertes m'invitent à entrer en toute connaissance de cause dans un monde qui sera le mien et qui, plus tard, me rappellera une jeunesse perdue et inaccessible. Alors je prends conscience que je dois profiter de chaque minutes, de chaque seconde afin de ne rien regretter plus tard. Les murs gris et décrépis peuvent sembler de mauvaise augure, mais tellement de personnes ont posé entre ses murs les bases de leur vie future que j'en suis toute étourdie.
Je vaque à mes pensées lorsqu'une tornade brune me bouscule si brusquement que je finis presque les fesses au sol. Gwenaëlle. Gwen pour les intimes, c'est-à-dire pour sa famille et moi exclusivement. Je me rattrape de justesse à la barrière du parking à vélo et évite une chute qui ne manquerait pas d'être remarquée par les différents attroupements d'élèves de seconde que je remarque un peu partout autour de moi.
Ils nous observent, nous les anciens, afin de comprendre comment fonctionne l'établissement, quelle est la hiérarchie des groupes et avec qui il faudra être vu. J'ai envie de leur crier de ne surtout pas prendre exemple sur Gwen et moi : nous sommes amies depuis l'enfance et nous n'avons jamais permis à qui que ce soit d'entrer dans notre cercle particulièrement restreint. Il faut être honnête, les candidats ne se sont pas non plus faits très nombreux et jusqu'à présent, nous nous en sommes contentées.
Gwen se place face à moi et plonge son regard dans le mien. Je reste stoïque, parfaitement consciente qu'elle ne tiendra pas longtemps la bouche fermée. Et elle ne me déçoit pas et s'écrie, toute excitée :
— Jaz ! Ça y est ! On est des dernières années !
Je souris du coin des lèvres et me mets à marcher en direction des portes du grand bâtiment.
— Et... Que penses-tu que cela va changer pour nous ?
Gwen me retient par le bras et se place face à moi, les yeux écarquillés, visiblement outrée par ma question.
— Cela va tout changer ! Cette fois-ci, nous sommes les dernières années ! À nous d'en profiter, de faire la fête, de rencontrer des gens !
— Tu crois vraiment que nous serons invitées ? répliqué-je d'un ton bien plus hautain que je ne le souhaite.
Gwen ne s'en offusque pas – elle connaît mon côté pessimiste – et reprend :
— En tout cas, moi, je vais tout faire pour que cette année reste dans nos mémoires ! Après tout, c'est la dernière que nous passons ensemble !
Je pose ma main sur celle de ma meilleure amie et lui souris. Elle a raison, je dois profiter de chaque instant avec elle car dans quelques mois, nous nous séparerons. Enfin, si elle obtient la bourse dont elle me parle depuis des années pour aller étudier sur la terre de ses ancêtres.
Il faut savoir que Gwen est métisse ; elle est issue d'un savant mélange entre un Breton et une Japonaise. Chacun se targue d'avoir la culture la plus riche, ce qui m'a souvent amusée, lorsque nous étions plus jeunes. Gwenaëlle Kanako LeBail Jin. En fonction de son interlocuteur, mon ami aime beaucoup donner son nom breton, Gwen LeBail, ou celui japonais, Kanako Jin. Parfois aussi, elle m'en prête un, surtout lorsque nous sommes à la plage en été et que certains jeunes un petit peu trop entreprenants tentent de nous séduire. Cela a été le cas en juillet et nous en avons ri pendant des jours !
Nous étions tranquillement installées sur nos serviettes lorsque deux garçons, sans le moindre doute des citadins venus draguer de la rustre campagnarde, nous ont apostrophées.
— Salut les filles ! avait lancé l'un d'entre eux en se plaçant devant le soleil et en m'offrant une vue non négligeable sur son short de bain.
— Bon après-midi ! avais-je répliqué sans aucune bonne manière.
— Eh ! Du calme ! On vient juste faire connaissance... On est parisiens et on aimerait rencontrer des gens du coin, ajouta son compagnon.
— Des autochtones ? demanda Gwen, curieuse.
Elle m'avait alors lancé un regard qui avait suffi à me faire comprendre ce qu'elle comptait faire. C'était parti pour au moins une heure de franche rigolade à mentir à ces deux idiots.
— Je m'appelle Gwenaëlle LeBail, avait-elle annoncé. Et voici mon amie Kanako Jin.
Leurs regards ébahis m'avaient franchement amusé. Il faut savoir que j'ai la peau mate, de grands yeux marrons en amandes et des cils qui n'en finissent pas. Je suis typée maghrébine aussi, je savais que le nom indiqué par Gwen ferait tiquer nos deux interlocuteurs.
— Nan, c'est n'importe quoi ! réfuta l'un d'entre eux. Tu te moques de moi !
Je le regardais avec en fronçant les sourcils, des éclairs de colère s'échappant de mon regard.
— Et pourquoi ça ?
Le garçon hésita et balbutia :
— Bah...ché pas... Ta copine, elle a les yeux bridés, elle a plus une tête à s'appeler Kana-je-sais-pas-quoi que toi...
— Pourquoi ? Ma peau est trop foncée peut-être ? C'est ça ? Vous ne connaissez pas le métissage à Paris ? Non mais sérieux quoi ! Ravale tes clichés racistes et laisse les autochtones profiter du soleil s'il te plaît ! Tu dois savoir qu'il ne se montre pas souvent par ici alors bon vent !
Et je me retournai pour leur signifier la fin de notre conversation. Je retenais les soubresauts qui s'emparaient de moi : s'ils ne déguerpissaient pas vite, j'exploserai de rire devant eux, tant pis.
— Merci les gars, mais ma copine et moi, on va se contenter de notre propre compagnie. À plus tard les Parisiens !
Ce jour-là, nous avions ri pendant des heures de leurs airs penauds et gênés lorsqu'ils étaient repartis.
Ces moments me manqueront lorsqu'elle partira vivre son rêve au Japon et que moi, j'irai dans une université quelconque, probablement la plus proche de chez moi pour ne pas laisser ma mère seule. Je me convaincs qu'elle a raison : il faut mettre à profit les mois qu'il nous reste ensemble. Toutes les deux, souriantes et enjouées, nous nous dirigeons vers l'escalier qui conduit aux portes de notre lycée. Je croise les doigts pour que cette année enfin, Gwen ne se lance pas dans... Trop tard !
— La dernière aux portes paye le soda !
Et voilà mon amie qui se précipite sur la rampe d'accès pour les personnes à mobilité réduite. Comme toujours et malgré moi, je me jette sur les marches et les gravis l'une après l'autre tout en poussant des cris enfantins et en jouant des coudes pour passer.
— Laissez passer ! Pardon !
Mais voilà, Gwen gagne une fois de plus, et ce n'est qu'une fois en haut que je me dis, comme toujours, que nous agissons encore comme des gamines.
— On ne devrait plus faire ça, déclaré-je, en prenant un air transpirant la maturité. On est des terminales maintenant, fini ces bêtises !
— Tu as raison, mais le soda gratuit, lui, il n'a pas le même goût que les autres !
Nous rions de bon cœur lorsque je vois le regard de Gwen se fixer sur quelque chose derrière moi, au pied des escaliers. Je me retourne et remarque l'objet de son intérêt.
Un groupe de quatre personnes descend du bus de la ville, sac sur le dos, regard fixe et lèvres pincées. Ce sont là les seuls points communs entre eux. Le premier à mettre pied à terre correspond tout à fait au genre de garçon qui attire Gwen : grand, mince, un regard noir comme du charbon et une peau d'une pâleur à en faire jalouser un vampire. Il est vêtu d'une chemise bordeaux avec un petit veston et d'un jean noir. Ses doigts sont chargés de bagues – bien plus que je n'en possède moi-même –, et une longue chaîne pend à son cou. Je me demande ce qui se trouve au bout, mais le pendentif est caché sous la chemise du garçon. Évidemment, les deux premiers boutons sont ouverts et laissent entrevoir le haut de son torse. Une aura de mystère l'entoure. Exactement le genre de personne torturée qu'adore fréquenter Gwen, quitte à se faire briser le cœur. J'espère ne pas avoir à ramasser mon amie à la petite cuillère cette fois-ci !
Derrière le garçon apparaît une fille particulièrement timide : son regard est fixé au sol et elle marche droit devant en elle, en prenant bien soin de ne croiser le regard de personne. Elle s'approche à pas feutrés du portail et repousse dans un geste délicat le tissu qui recouvrait sa chevelure. Je relève la longueur remarquable de ses cheveux, ils atteignent largement le bas de sa taille. Ils sont attachés par des élastiques précisément noués tous les cinq centimètres.
Derrière elle, une étrange apparition. Une jolie rousse émerge : sa crinière est séparée en deux tresses épaisses, ce qui lui donne un air complètement enfantin. Ses grands yeux bleus sont écarquillés et visiblement, elle est ravie d'être ici. Elle sourit, toutes dents dehors et sa tête s'agite dans tous les sens.
Et enfin, le dernier du quatuor, se montre. Je remarque en premier ses sourcils arqués et froncés entourant un regard vert. Ou gris. D'où je suis, je n'arrive pas à en être certaine. Il ne daigne accorder de regard à personne et rejoint rapidement ses amis.
Les quatre se rejoignent et se dirigent, côte à côte, vers l'escalier. Ils s'approchent et je sens que Gwen reprend le contrôle de son corps. Elle m'attire vers la façade droite du bâtiment et me parle alors que mon attention est toute focalisée sur les nouveaux venus. Gwen place ses mains sur mes bras et me fait pivoter. Je tourne désormais le dos aux arrivants. Je fixe mon attention sur elle :
— Qu'est-ce qu'il t'arrive !
— Jaz, je crois que je viens de rencontrer l'amour de ma vie. Non, je le sais. C'est lui, pour toujours.
Je ne peux réprimer un fou rire. Je connais Gwen et son excentricité, et si elle a beaucoup de mal à se faire de nouveaux amis, elle n'en a aucune pour se trouver des petits amis tous plus cinglés les uns que les autres.
— Eh ! Doucement, hein, avec les promesses d'amour éternel, ok ?
— Non mais je le sens dans mes tripes, Jaz ! Tu verras, ajoute-t-elle, vexée par mon incrédulité.
Ce que j'aime le plus chez ma meilleure amie, c'est son optimisme à toute épreuve. Elle croit sincèrement en l'Homme et même si son cœur se retrouve malheureusement souvent en miettes, elle se relève et ne renonce jamais.
— N'oublie pas de m'inviter pour le mariage ! lancé-je en me dirigeant vers les grandes portes grises ouvertes du lycée, la laissant plantée là, stupéfiée par l'amour.
Les nouveaux ont déjà passé leur chemin, mais j'entends des murmures peu compatissants à côté de moi et comme toujours, je ne peux réprimer mon besoin de justice. Alors, je m'approche discrètement du groupe de Charlotte, la fille la plus populaire du lycée. Je l'entends cracher son venin à ses amies :
— Pfff ! Encore des cassos' ! Y en a marre de ce lycée qui récupère toute la poubelle. J'aurais mieux fait d'aller passer ma terminale dans un établissement privé !
Mon sang ne fait qu'un tour. Je ne supporte pas ce mot. Cassos'. Et le ton employé par notre miss Hollywood locale ne me plaît pas. Charlotte tourne la tête et s'aperçoit de ma présence :
— On t'a jamais dit que c'était mal poli d'écouter les conversations des autres ?
— Et on t'a jamais dit de ne jamais juger un livre à sa couverture ?
Charlotte et ses copines explosent de rire. Je doute qu'elles n'aient jamais ouvert un livre de toute leur pauvre existence. Cette miss-parfaite m'horripile au plus haut point ! Ses longs cheveux blonds parfaitement coiffé à toute heure de la journée, sa taille parfaite, ni trop mince, ni trop large, ses vêtements toujours parfaitement accordés... Grrr ! De quoi rendre folle n'importe quelle fille complexée comme moi ! Et ses deux acolytes, toujours aussi guindées et méprisantes ne viennent pas améliorer l'image plus proche du cliché que de la réalité qui émanent de ce trio.
— Bon, je vais être sympa avec toi et te donner un conseil : je sais qui sont les nouveaux et crois moi, reste aussi loin d'eux que tu le peux. Conseil d'amie.
— On n'est pas amies, rétorqué-je. Et puis je suis assez grande pour...
Notre célébrité me coupe la parole :
— Ces quatre-là sont bizarres, vraiment, et ils font partie des gens à éviter. De vrais gosses à problèmes. C'est mon père qui me l'a dit.
Évidemment, Charlotte en profite pour rappeler que son père est le principal du lycée et qu'il a accès aux dossiers de tous les élèves, y compris le mien.
— On parle d'enfants avec des problèmes, pas d'enfants à problème, corrigé-je, offusquée du choix des mots de cette fille.
Elle secoue la tête, certainement pour faire virevolter sa délicate chevelure blonde scintillante : je suis persuadée qu'elle met des paillettes dessus, ce n'est pas possible d'avoir autant de lumière sur la tête ! Quand je pense aux heures que je passe à lisser les miens, indisciplinés et bouclés par nature... La jalousie me ronge.
— Peu importe. Allez les filles, on y va.
Je regarde le trio s'éloigner, Gwenaëlle fulminant à côté de moi.
— Grrr... c'est filles sont juste des...
— Bof, rien de bien surprenant venant d'elles. Allons-y, on ne va pas être en retard dès le premier jour, pouffé-je en entraînant mon amie dans mon sillage.
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