La forêt de Brecilien
Les jours suivants se sont écoulés avec une lenteur incroyable. Tout d'abord le week-end, durant lequel absolument rien d'intéressant ne s'est passé, si ce n'est la subite désertion de ma mère. Elle a été appelée dans la soirée de samedi pour rejoindre une de ses protégées ayant été surprise à voler dans une boutique de cosmétiques. J'ai bien remarqué que ces derniers temps, ma mère était plus souvent absente que d'habitude et je me demande si ce n'est pas l'arrivée de Samuel et des autres qui l'a submergée de travail.
À son retour, lorsque je lui ai posé la question, elle m'a assuré que ce n'était pas le cas, bien au contraire. Selon ses dires, Samuel se montre plus discipliné et respectueux qu'auparavant à l'égard des règles de vie qu'impose une vie en foyer.
Le mardi a finalement laissé place au jour tant attendu. L'établissement a mis à la disposition des deux enseignants organisateurs de la sortie un bus affublé de son chauffeur. Étant arrivée la première, je suis, comme convenu, montée rapidement pour garder une place de choix à ma meilleure amie. Mais Gwen est encore une fois en retard. Je vois passer devant moi Nolan et Charlotte en grande conversation. Quand je pense que ce dernier était prêt à s'attaquer à Liam et Samuel pour une parole déplacée à l'égard de sa petite amie, et qu'il l'a remplacée en moins d'une semaine, je grince des dents.
Je rêvasse en regardant par la fenêtre lorsqu'un courant d'air me ramène à la réalité. Je tourne la tête pour découvrir qui s'est permis de s'asseoir à côté de moi. J'écarquille les yeux en me plongeant dans le regard gris de Samuel.
— Salut. Euh... cette place... elle est pour....
— Oh ! Je te remercie de me l'avoir gardée !
— Non, en faite, elle est pour Gwen.
Samuel regarde à grand renfort de mouvements de la tête les sièges près de nous avant de se tourner vers moi :
— Elle trouvera autre endroit, j'en suis sûr, insiste-t-il sournoisement.
— Mais...
Je ne sais pas trop quoi répondre. Je crève d'envie de passer le trajet, même s'il est court, à ses côtés, mais quel genre d'amie serais-je si j'abandonnais Gwen alors que son ex petit ami rôde dans les parages ?
Des rires m'extirpent de mes pensées ; je reconnais la voix de Gwen. Je me redresse sur mon siège et remarque, stupéfaite, qu'elle roucoule en parlant avec Liam : il a un regard sombre et je comprends qu'il est beaucoup moins enchanté par sa compagnie. Pourtant, il s'installe tout à l'avant du véhicule et Gwen le suit. Je relève qu'elle ne s'est pas donnée la peine de me chercher ni de me signaler qu'elle avait changé d'avis.
— Voilà qui est fait, déclare Samuel, satisfait, en s'installant confortablement.
Je ne pipe mot et décide que c'est à lui de lancer la conversation.
Il reste muet quelques minutes, le temps que le bus démarre. Rapidement, le véhicule est plongé dans un silence studieux, ce qui est logique étant donné que mis à part Nolan et Charlotte, les élèves présents sont déjà plongés dans leurs livres, leurs téléphones, ou dans la bouche de leurs partenaires amoureux.
— Je n'ai pas honte de qui je suis, rappelle Samuel à ma surprise.
— Tant mieux, parce que je trouvais cela ridicule. Tu n'as pas à te sentir mal à cause d'une situation dont tu n'es pas responsable.
Il approuve d'un signe de tête. Je me force à tourner la tête en direction de la route. Il ne doit pas se rendre compte qu'il m'obsède. Je sens pourtant son regard peser sur moi avec insistance alors je me tourne à nouveau vers lui.
— Tu aimes voyager ? lance-t-il.
— Euh oui. Enfin, je crois. Je n'ai jamais quitté Kerriac, avoué-je.
— Jamais ? Même pas pour partir en vacances ? s'étonne Samuel.
— Non. Nous avons une plage, des restaurants, et un paquet d'endroits à voir, défendis-je.
— Mais ce n'est pas pareil. Le monde est vaste et toi, tu te limites à Kerriac. Pourtant, tu n'as pas l'air...
Samuel est mal-à-l'aise et je décide de mettre rapidement un terme à son supplice.
— Je suis typée donc pas une fille du coin ? C'est à ça que tu penses ?
— C'est juste, même si le choix des mots est très compliqué.
— Pourquoi ? m'enquis-je en décidant de m'amuser à l'asticoter.
— Je ne voudrais pas que mes paroles te blessent, justifie-t-il.
— Alors tu as peur que je me vexe si tu dis que j'ai la peau trop foncée et les cheveux trop bouclés pour être bretonne ?
— Non, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.
Je pince mes lèvres en mimant la colère et fixe intensément mon voisin. Il s'agite sur son siège et se met à tapoter sur ses genoux du bout des doigts. Que j'apprécie le mettre dans cet état ! Je jubile avant de mettre un terme à son supplice :
— Maman blonde pure bretonne, papa fils d'immigré algérien, ça te va ?
Samuel se redresse brusquement et je remarque qu'il serre les lèvres au point de les faire blanchir. Il inspire puis expire longuement avant de se tourner vers moi.
— Tu es d'origine algérienne alors ?
— À moitié, oui.
— Et tu ne connais pas ta famille paternelle ? Es-tu seulement allée à sa recherche ? Sais-tu seulement qui tu es ?
Je plie sous les questions surprenantes de Samuel et mets quelques secondes à lui répondre, alors qu'il me fixe de son sublime regard.
— Non, jamais, avoué-je à voix basse. Je dois admettre que je ne me suis jamais vraiment intéressée à la famille de mon père étant donné qu'il m'a abandonnée à ma naissance et qu'ils n'ont jamais fait la démarche de me rechercher.
— Je comprends, ajoute Sam, visiblement apaisé.
— Et toi ?
— Moi quoi ?
— Est-ce que tu as déjà voyagé ?
— Et bien, je ne suis pas originaire de Kerriac, donc le simple fait de venir ici représente une forme de tourisme.
Je souris : une fois de plus, il a éludé ma question. Il est malin, mais je parviendrai à atteindre mon objectif.
Le bus s'arrête quelques minutes plus tard et je descends à la suite de Samuel. A peine un pied au sol, Liam se précipite vers nous, suivi dans la foulée par une Gwen sur le point d'exploser de joie.
— Tu vas bien ? me demande le garçon sincèrement soucieux.
— Euh oui, réponds-je, étonnée par son ton inquiet.
— Sam tu viens, ordonne Liam d'un ton sans appel.
— À plus tard, me dit-il en suivant son ami.
Je me tourne vers Gwen et sans que je ne lui ai rien demandé, elle me raconte tout le déroulement de son trajet près de Liam. Il ne s'est apparemment rien passé de bien particulier, ils n'ont d'ailleurs pas échangé plus de quelques mots, pourtant elle est ravie.
Mon professeur d'histoire nous invite à le suivre et nous nous dirigeons vers le Mémorial du Brasier. L'enseignant commence à nous raconter l'histoire de la forêt qui nous encercle.
Même si ce n'est pas la première fois que je viens ici, je m'émerveille toujours autant de la beauté qui m'entoure. Les géants qui me cernent me font me sentir complètement insignifiante. Les grands chênes, hauts d'une bonne dizaine de mètres et dont les feuilles brillent de leur vert pétillant, imposent un sentiment de sécurité par la force qui émane d'eux. Leurs larges troncs s'élevant vers le ciel sont, pour certains, abîmés par d'anciennes brûlures. Véritables aimants à foudre, plusieurs d'entre eux sont tâchés, par endroits, de cicatrices noircies.
De grands hêtres surplombent les chênes et assombrissent le paysage. Quelques sapins offrent leurs épines à la fois piquantes et réconfortantes à mes yeux ébahis.
« Vous vous trouvez ici, chers étudiants naïfs, sur la dernière partie restante de la mythique forêt de Brocéliande, qu'on appelle désormais Brécilien. Je vous laisse admirer les arbres centenaires qui vous entourent et j'espère qu'ils vous permettront de relativiser l'impact de votre existence sur le monde. Contemplez la majesté de ces chênes et de ces hêtres, chargés d'histoires et d'expériences. Le fort chêne, protecteur ancestral des anciens druides et le hêtre, patient spectateur du temps qui s'écoule sans jamais intervenir. Humez l'odeur de ces gardiens de notre passé ! Vous connaissez tous les propriétés que la culture populaire aime affubler à cet endroit : une aura de magie et de mysticisme règne ici pourtant, le seul fait exceptionnel qui s'est déroulé en ces lieux est on ne peut plus logique ».
— Que s'est-il passé ? demande Samuel, penché vers le professeur et buvant littéralement chacune de ses paroles.
Ce dernier lui jette un regard lourd de reproches : Samuel ne sait clairement pas que s'il existe une chose que ne supporte pas monsieur Navecth, c'est bien qu'on lui coupe la parole ! Ce dernier inspire profondément et reprend :
— Vers la moitié du XVIIe siècle...
— En 1629, précise à voix haute Gwen en perturbant le discours, une fois encore, de l'enseignant.
— Le prochain qui m'interrompt remonte immédiatement dans le bus et il y passera l'après-midi, menace-t-il avant de secouer la tête de dépit et de poursuivre. Ici a eu lieu un massacre terrible, d'où le surnom de ce site, appelé le bois du brasier. Il y a de cela plusieurs siècles, de pauvres femmes, parfois âgées, parfois encore toutes jeunes, ont été brûlées vives en ces lieux.
— De pauvres femmes, de pauvres femmes... rien n'est moins sûr, marmonne Nolan juste derrière moi.
Je me tourne vers lui, étonnée de le voir aussi crispé. De larges plissures marquent son front alors que ses lèvres serrées semblent sur le point d'exploser. Charlotte remarque mon expression surprise et affuble son voisin d'un petit cou de coude dans les côtes. Ce dernier étouffe un juron et me tourne volontairement le dos. Je reporte mon attention sur Liam et Samuel, curieusement absorbés par les mots du professeur. Pour deux garçons qui n'étaient pas intéressés par la visite initialement, ils ont visiblement changé d'avis !
— La forêt de Brecilien est la dernière partie encore existante de la mythique forêt de Brocéliande, cible des récits de légendes arthuriennes.
— Vous pouvez nous en dire plus sur les sorcières ? insiste Samuel.
— Que puis-je ajouter, si ce n'est qu'à cette période, la condamnation des femmes était quasi automatique. La prévention contre les pseudos attaques de ces femmes pratiquant la sorcellerie poussait même le plus juste des hommes à sacrifier la vie de sa femme, de sa fille, de sa sœur, en vue de plaire à l'Église. Malgré les accusations de sorcellerie clairement liées à un héritage envié, la preuve de l'innocence était presque impossible à obtenir. Peu de femmes ont réussi à échapper à la sentence, souvent prononcées sur de simples accusations.
— Elles étaient parfois coupables, chuchote Gwen tout près de moi.
Samuel plonge un regard avide sur Gwen : ce thème attise visiblement son attention ! Je n'aurais jamais imaginé que ce garçon, aussi mystérieux, soit friand de mythes et de légendes. Liam, avec son style gothique, éventuellement, mais pas Samuel.
— Je vous invite à me suivre, poursuis le professeur. Nous allons étudier de plus près la faune et la flore de ces bois. Par ici...
Je n'entends pas la suite de ces mots. À peine a-t-il tourné le dos que Samuel se jette sur Gwen. Je me redresse, prête à défendre mon amie d'une potentielle agression. Malgré mon attirance pour Samuel, je reste vigilante. Après tout, il m'a bien sauté dessus le premier jour de classe.
— Tu veux bien m'en dire plus sur cet endroit ? supplie Samuel, sous le regard inquisiteur de Liam. Et puis, tu avais parlé d'une malédiction ?
Cette dernière affiche une mine radieuse : la voilà au centre de l'attention. Pour une fois que les récits de sa grand-mère lui apporte quelque chose. Mon cœur se met à battre la chamade : serais-je jalouse de ma meilleure amie ? Je secoue la tête, c'est tout bonnement impossible. Je m'approche un peu plus d'elle et j'écoute attentivement ce qu'elle raconte.
— Nous nous trouvons sur les dernières parcelles de la légendaire forêt de Brocéliande. En dépit de ce qu'on raconte, ma grand-mère jure que ce lieu est encore empreint de magie. Bon, c'est une vieille dame du coin, hein, alors je pense qu'elle s'accroche aux vestiges de son enfance, bercée par des histoires transmises oralement depuis des siècles.
— Et pour les sorcières, insiste Sam.
— En 1629, quatre femmes ont été accusées de pratiquer la magie. Certes, elles vivaient en retrait de la vie du village mais c'était vraiment une chose courante à l'époque. Et puis vous savez, les jalousies, les trahisons... Bref, disons qu'elles ont été jugées coupables et condamnées au bûcher par les quatre familles fondatrices de Kerriac. Les Morvan, les Prigent, les Le Bail, et les Evenou.
— Les Le Bail ? s'étrangle Liam.
— Et oui, s'amuse Gwen. Je suis l'unique héritière de l'une des familles les plus prestigieuses de la ville !
Samuel et Liam l'invitent d'un geste de la tête à poursuivre, les yeux brillants de curiosité.
— Toujours est-il qu'elles ont été conduites jusqu'à un endroit appelé depuis Mémorial du brasier. On raconte que c'est là qu'elles ont...
Toute mon attention focalisée sur Gwen, je ne remarque pas l'arrivée de Nolan et Charlotte. Mon amie cesse immédiatement son récit alors que Charlotte me bouscule sur son passage avec tant de force que je m'envole pratiquement pour me cogner contre le torse chaud de Samuel. Instinctivement, ce dernier me rattrape et je me retrouve cernée par ses bras. Je profite de cet instant pour humer l'odeur délicieuse de son parfum.
— Gwen, il faut que je te parle tout de suite, aboie Nolan.
Liam fait un pas en avant et se place entre les anciens amants.
— Gwen est occupée, proteste Liam. Reviens plus tard.
Je me tourne vers mon amie, prête à la voir sourire toutes dents dehors, enchantée par l'intervention inattendue de son coup de cœur. Mon sourire tombe lorsque je la voie pâlir. Ses lèvres forment un O surpris et elle couine :
— Je ne... Vraiment Nolan, je...
— Il faut qu'on parle, insiste ce dernier.
— D'accord, hoquette Gwen. Je te suis.
— Mais... m'opposé-je.
— Jaz, c'est entre lui et moi, m'arrête Gwen.
— Et Charlotte alors ? ajouté-je.
— C'est bon, je vais rejoindre mes amis. Je n'ai envie de perdre plus de temps avec des péquenots de votre genre, déclare la princesse en rejetant vers l'arrière sa sublime chevelure blonde.
Je me retrouve plantée là, par ma meilleure amie, l'esprit divagant, avec Samuel et Liam.
Ce dernier se place face à moi.
— Ça te dit une balade avec moi ? propose Samuel en m'envoyant en pleine figure son délicat sourire en coin.
Mes mains et mes bras frissonnent encore d'avoir été aussi près de lui il y a à peine quelques secondes. Je ne me sens pas en état de prendre une décision. Samuel s'est déjà montré violent à mon égard, mais il m'a aussi montré une facette de sa personnalité tellement plus posée, amicale. Dois-je le suivre ?
— Rejoignons plutôt le groupe, propose Liam, le regard suppliant.
Samuel se tourne vers moi :
— Une toute petite balade. J'en ai vraiment besoin, tu ne peux pas savoir à quel point.
— Sam, commence Liam avant que je ne le coupe.
— Allez va pour une virée avec le psychopathe, cédé-je en riant. Et puis, Liam, si ce taré ne me ramène pas dans une heure, je compte sur toi pour alerter la police, les médias, et même le FBI !
— Le FBI ne viendra jamais pour une pauvre fille s'étant faite entraîner dans les bois par un garçon, marmonne-t-il.
Je pose une main amicale sur le bras de Liam et m'enfonce dans un petit sentier en compagnie de Samuel.
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