Kandisha
Mon corps heurte par à-coups le sol froid et humide. Mon dos est frigorifié et je sens un frisson gelé remonter le long de mon échine avant qu'un choc sur mon épaule gauche ne m'extirpe un râle presque inaudible. Mais où suis-je ?
J'entrouvre avec difficulté les paupières : les ténèbres m'entourent, il fait nuit. Ma jambe me tire, quelque chose entoure ma cheville et m'entraîne vers des abysses qui me terrorisent. Entre deux chocs, je relève lentement la tête et regarde autour de moi. Au loin, j'aperçois quelques bâtiments mais le sol terreux et les branches dessus m'indiquent que je m'éloigne de la ville contre ma volonté. Les épines et copeaux de vieux bois mort me labourent tissus et peau sans distinction : pourquoi suis-je dehors en pyjama ?
Et cette tension sur l'articulation de mon pied... C'est quelqu'un qui me traîne ! Je me relève tant bien que mal en ignorant mon dos quasiment nu à travers les lambeaux de mon pyjama : la créature de mes cauchemars me tire d'une seule main, en dépit de ses longs bras anguleux et squelettiques. Je m'agite, muée par la terreur, et tente de libérer ma cheville à l'aide de mon autre jambe mais la poigne me retient encore plus fermement.
Brusquement, la bête, bipède, stoppe net et jette ma jambe au sol. Je plie difficilement mes genoux, suppliant intérieurement mon corps de faire preuve d'une endurance que je sais déjà ne pas avoir. J'aimerais me hisser d'un bon magistral sur mes jambes et courir vite, si vite que le vent lui-même me jalouserait, mais je sais que c'est impossible. Mon corps tremble, ma voix sanglote, et mon esprit, seule partie de mon être encore sous ma domination, me dit que cette nuit sera peut-être la dernière pour moi.
Une demi-seconde semble s'écouler avant que le corps décharné se tourne dans ma direction et pose sur moi ses yeux noirs sans pupilles. La peau grisâtre collée sur des os saillants me paralyse. D'étranges écritures traversent de part en part le corps à moitié dévêtu face à moi. Les formes féminines de la créature m'indiquent qu'elle est (ou a pu être) une femme un jour. A cet instant, il n'y a plus rien d'humain en elle. Mon regard glisse jusqu'à l'extrémité des longs doigts anguleux de la créature : de longues griffes me promettent une longue agonie en cas de colère.
— Que... que... que me voulez-vous ? balbutié-je
La bête approche, centimètre après centimètre et finit par se placer accroupie sur le haut de mon torse, mes mains retenues par celles terriblement fortes de mon agresseur. J'écarquille les yeux alors que de lourdes larmes s'en échappent. Les yeux plissés, les lèvres serrées, elle m'observe, silencieuse, son souffle inodore provoque en moi une aversion sans égale.
Je reste immobile, dans l'attente de ce qui va advenir de moi : rien de bon, j'en suis certaine.
Je découvre ainsi le vrai sens du mot peur : mon corps refuse obstinément de m'obéir, seules mes mains osent une ultime rébellion et tremblent si fort que j'en ressens les tressautements jusqu'au plus profond de mon âme. Mes poumons refusent de respirer correctement ; mon souffle est saccadé et je n'arrive pas à me calmer.
Du coin de l'œil, j'aperçois une main qui se lève et vient heurter ma tête, à nouveau.
J'ai tellement froid ! Et cette absence de lumière... Où suis-je ? Des bribes de mémoires, tels des filaments de mon histoire, reviennent à moi. Samuel qui me demande de partir, furieux, le regard si... dégoûté ? Et ma chambre, si réconfortante, qui me promet un repos paisible, chez moi. Et puis un choc... Suivi d'un second, à l'extérieur cette fois... Et les yeux rouges...
Je me redresse brusquement, sans prendre le moindre soin de ce corps qui me fait souffrir.
J'observe, alerte, ce qui m'entoure. Quel est cet endroit ? Je resserre mes bras autour de ma poitrine : le froid hivernal s'insinue à travers mes vêtements mouillés et déchirés. Mon dos, lacéré, me tire et m'implore de lui accorder un répit. Je me relève difficilement, me tenant contre le mur derrière moi. Mes jambes chancellent mais je n'ai pas le choix : je dois sortir de cette pièce sombre. Un long couloir s'étend devant moi, partiellement éclairé par le plafond abîmé qui laisse quelques rayons de lune l'éclairer. Une ombre se décroche de l'extrémité du couloir et s'approche lentement. Elle se dirige vers moi. Je recule et mon dos vient heurter la paroi la plus proche. Je parviens enfin à balbutier avant de hurler :
— A l'aide... à l'aide... Aidez-moi ! Par pitié ! Je vous en supplie ! Venez m'aider !!!
La créature accélère et en trois mouvements, elle me plaque contre le mur froid et plonge son regard dans le mien. Elle semble sonder les tréfonds de mon âme et je reste paralysée.
— Que me voulez-vous ? Qu'est-ce que je vous ai fait, supplié-je, à bout de forces.
Une poignée de secondes, me paraissant pourtant être des heures, s'écoule avant que les fines lèvres ne s'écartent, dévoilant une dentition terrifiante car composée de longues dents aiguisées.
— Pourquoi es-tu encore là ? articule la voix sifflante de la créature.
J'écarquille les yeux, surprise par la question.
— Mais... mais c'est vous qui m'avez traînée ici...
Ma ravisseuse secoue la tête et ajoute :
— Non... Je veux dire : pourquoi tu n'es pas comme mon hôtesse... Dorine !
— Hein ?
Ma réponse, foncièrement ridicule, m'étonne.
— Dorine... Votre hôtesse ?
La bête me saisit par les épaules et m'élève au-dessus du sol avant de me jeter dos contre le sol.
Le choc me coupe le souffle et il me faut un petit moment pour parvenir à inspirer et expirer correctement.
Toujours face au mur, la créature me tourne le dos. Je me relève rapidement et m'enfonce dans le couloir, pleine d'espoirs de fuite. Je tourne rapidement après un angle à droite. Un cri, puis un autre s'élève. « Allez Jaz, cours pour ta vie. Et si tu survis, tu as intérêt à te mettre au sport ! » m'encouragé-je moi-même. L'épuisement gagne petit à petit mes jambes et le souffle commence à me manquer, mais je ne m'arrête pas pour autant, les cris de ma poursuivante me rappelant que je fuis pour sauver ma peau.
Je la devine, se rapprochant de plus en plus. Sans ses grondements furieux et ses cris, je serais incapable de la localiser : ses pas sur le sol sont presque inaudible. Une main se pose sur mon épaule et je comprends que c'en est fini de moi. Une seconde d'éternité semble figer le temps et je reste suspendue, entre deux pas, les yeux posés sur mon omoplate, avant d'être violemment tirée en arrière.
— Laissez-moi partir, imploré-je à nouveau.
— Comment a-t-il osé recommencer ? marmonne la créature en m'ignorant.
— Qui ça ?
— Samuel ! Après ce qu'il a fait à Dorine et à tant d'autres, comment a-t-il osé imposer sa malédiction à une autre ?
Je parviens à faire ralentir les palpitations de mon cœur à l'annonce du prénom de Samuel.
— Il... Il m'a surtout chassée... et même deux fois ! Mais... C... comment connaissez-vous Samuel ? Et Dorine ?
— Lorsque je t'ai vue pour la première fois, Jaz, tu m'as inspiré de la peine, tant de peine, Jazia, que j'en ai eu pitié de toi.
— Nous nous connaissons ? demandé-je, soudain happée par la curiosité.
Semblant décidée à ne pas répondre à mes questions, la créature s'assoit calmement au sol, en tailleur. J'envisage de m'enfuir mais je sais que cela serait en vain.
— On s'est déjà vues ? insisté-je.
— Dorine est mon hôte... ma prison !
— Votre quoi ? Je ne comprends rien ! Expliquez-moi ! Qu'êtes-vous ? Vous n'êtes pas humaine, j'en suis certaine !
— Je m'appelle Aïsha et je suis une Kandisha, annonce-t-elle en relevant le menton, fièrement.
— Une... quoi ?
— Une Kandisha, un être de l'ombre. Dorine était une pauvre créature amoureuse de Samuel. Face aux multiples rejets de cet homme, elle a fait appel à moi pour l'aider à expulser le mal qu'elle sentait émaner de Samuel.
— Elle était... une magicienne ?
— Une sorcière, oui. Mais Samuel ne lui a jamais parlé de sa malédiction et folle d'amour pour lui, elle m'a implorée de l'aider à le séduire. Ce soir-là, j'étais à peine arrivée dans votre monde qu'elle s'est précipitée chez lui et lui a déclaré son amour. A notre grande surprise à toutes les deux, il lui a rendu son baiser. Ma mission terminée, j'aurais dû pouvoir repartir mais une magie plus forte encore est entrée en action.
— Tamara... Le Damnatio Memoriae de Samuel ? Articulé-je, étonnée de ce nouvel élément.
— Oui. Dorine a immédiatement oublié Samuel. Elle en a même perdu l'esprit. Et moi, je me suis retrouvée prisonnière de ce corps.
— Depuis toutes ces années... Vous étiez là ? Avec elle ?
— Bien sûr. Comment penses-tu que Samuel a été attiré dans ce petit patelin sans intérêt ? Un Alzeimer précoce... Un article dans la presse... Et le voilà de retour.
— Pourquoi l'avoir ramené ?
— Pour qu'il souffre. Pour qu'il paye ses dettes. Je suis prisonnière de ce vieux corps depuis tout ce temps. Dorine va mourir, elle est malade.
— Et qu'adviendra-t-il de vous ?
— Elle va m'entraîner avec elle dans le néant. J'ai tout tenté pour me séparer d'elle mais c'est impossible. Alors quand je t'ai vue avec lui... ce monstre... prête à risquer ta vie et ton esprit pour lui, et pire encore, le regard protecteur qu'il a posé sur toi, j'ai compris que quelque chose allait se passer entre vous. Mais cette fois-ci, je veux qu'il souffre. Je veux briser son cœur. Je veux que sa vie ne soit plus qu'une torture sans fin.
— Mais... chaque fois qu'il a... En fin qu'une fille a payé le prix de son amour, il a souffert. Je vous le jure, euh...
— Aïsha !
— Oui, Aïsha, il a réellement ressenti la douleur de la perte de l'être cher à chaque fois que sa malédiction l'a privée du bonheur.
— Ce n'est pas assez... Il a privé tant de femmes de mon aide, pendant ces années... Non ! Ce n'est pas suffisant ! Regarde mon corps, il était si beau et si jeune ! Il doit payer ! Je vais à mon tour le privé de son répit et je vais me débarrasser de toi !
— Quoi ?! m'écrié-je d'une voix aiguë. Mais... mais il ne m'aime pas... Je vous le jure !
Un ricanement méprisant vient répondre à mes paroles. Je m'en offusque mais je garde le silence.
— Tu te trompes.
Un éclair de lucidité me vient et je formule à voix haute mon idée :
— Chaque fois que j'ai pensé que Samuel me rendait visite, la nuit, ce n'était donc pas lui...
La kandisha se remet sur ses pieds d'un seul bond et me fait une révérence terrifiante :
— Surprise ! C'était moi ! s'amuse-t-elle.
Des bruits de pas précipités parviennent jusqu'à nous. Je regarde de tous les côtés, chargée d'espoir : ma dernière heure n'est peut-être pas venue, finalement. Le scintillement de mes prunelles n'échappe pas à mon bourreau qui flotte à dix centimètres du sol lorsqu'elle se jette sur moi, me plaque au sol et m'étrangle. Son corps se place à l'exacte parallèle du mien et la scène de mon cauchemar me revient en mémoire.
— Si vous vouliez me tuer... Pourquoi ne pas l'avoir fait une nuit, dans ma chambre ?
— Je l'aurais fait avec plaisir, déclare-t-elle en bougeant sa tête si lentement que chacun de ses mouvements me glace le sang. Mais tu es... si... protégée ! J'ai vraiment essayé de me débarrasser de toi mais il y a quelque chose d'étrange qui veille sur toi. Tu es bien plus qu'une simple humaine...
— Quoi ? Je suis quoi ?
La bouche de la créature s'étire dans un rictus sinistre.
— Tu ignores qui tu es, Jazia Kayes... conclut-elle, visiblement ravie. Tu ne sais pas vraiment ce qui t'entoure... Connais-tu vraiment ta famille, Jazia ? C'est si... vivifiant de te voir aussi faible et fragile... Mais je ne peux pas te tuer de mes propres mains, j'ai déjà essayé.
— Vous allez me laisser mourir de froid ici ?
— Non, j'ai de bien meilleurs projets... Un soir, cette idiot de Samuel m'a confié servir de garde-mangé à un vampire alors j'ai eu une idée. C'est qu'il s'acoquine vraiment avec n'importe qui, ton amoureux.
Mon cœur manque un battement lorsque le mot « amoureux » traverse les lèvres de ce monstre. Je comprends alors que la kandisha connaît l'existence de Liam. Qu'en est-il des autres ?
Lisant la terreur et l'horreur dans mon regard, elle reprend :
— Tu connais son ami, je me trompe ?
— Oui, avoué-je. Et je sais que jamais Liam ne me ferait le moindre mal !
Un rire sortant du fond des abysses jaillit de la gorge de la créature.
— Je n'ai pas besoin qu'il fasse. Il me suffit de laisser des vampires te déguster ! Je suis persuadée que savoir que sa petite chérie a été dévorée par des suceurs de sang suffira à éloigner Samuel de son seul ami immortel. Et il pourra continuer sa vie de maudit seul, dans la douleur, sans aucune échappatoire.
— Mais... Mais...
— Ah ! Ils arrivent !
Le bruit de chaussures et les rires de plusieurs personnes arrive jusqu'à mes oreilles. Tout à coup, cinq créatures pénètrent dans le couloir et me regardent avec envie.
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