Je n'ai pas honte.
Cela fait maintenant une semaine que Samuel agit comme si nous n'avions jamais fait connaissance. Sept longs jours durant lesquels il ne m'a pas accordé la moindre parole, le moindre signe amical, pas même un simple regard. Effectivement, le week-end ne compte pas mais pour autant, j'ai passé la totalité de cette fin de semaine à penser à Samuel et à me refaire minute après minute le déroulé de notre soirée. Même s'il s'est montré très avare en réponses, je sais que j'avance et que bientôt, j'en saurai suffisamment sur lui pour satisfaire mon irrépressible curiosité.
Nous sommes à nouveau vendredi et face à ma mine dépitée, Gwenaëlle me relance, pour la millième fois au moins cette semaine, sur le sujet qui lui tient à cœur :
— Allez, supplie-t-elle en joignant ses mains devant son cœur. S'il te plaît, viens avec nous !
Je pose sur elle un regard épuisé et triste.
— Je n'ai franchement pas le goût de participer à une sortie pédagogique Gwen, tu peux le comprendre quand même.
Mon amie regarde furtivement autour d'elle et se met à genoux devant moi et implore :
— Je t'en supplie Jaz. Tu sais que j'ai le cœur brisé : cela ne fait que deux jours que je me suis séparée de Nolan et après une rupture, j'ai besoin de me remettre en selle au plus vite.
J'adopte une moue désapprobatrice : Gwen est vraiment injuste de se servir aussi ouvertement de mon attachement à elle pour m'entraîner dans une sortie dont je ne veux pas. Et comme elle l'avait prévu, je lui cède.
— C'est bon, je viendrai, mais à condition que tu te relèves immédiatement ! Tu me fais honte, Gwen.
Mon amie est parfaitement consciente que je ne ressens pas du tout ce genre d'émotion à son égard. Elle se remet toutefois sur ses pieds avant de se jeter sur moi.
— Le pire, c'est que tu n'as pas du tout besoin de moi pour partir à la recherche de ta prochaine victime, marmonné-je.
— C'est là que tu te trompes, me corrige Gwen. Ta présence est juste obligatoire.
— Et à quoi je te servirai ? m'enquis-je.
— Tu vas me servir d'appât bien sûr ! s'écrie-t-elle en levant les yeux au ciel.
Mon cerveau fonctionne à cent à l'heure et je comprends rapidement où veut en venir Gwen. Une foule de sentiments opposés me submergent : de la colère, de la révolte, de l'appréhension, un soupçon de joie aussi.
— Ta prochaine cible n'est autre que...
— Liam, m'interrompt-elle, ravie. Exactement ! Je n'ai vraiment pas aimé la façon dont Nolan a traité les nouveaux venus l'autre jour, et si tu dois te caser avec l'un d'entre eux, autant que j'en fasse autant.
Mes sourcils se relèvent d'eux-mêmes par la surprise. Samuel et moi ? Un couple ? Jamais de la vie !
— Tu racontes vraiment n'importe quoi, corrigé-je avec une moue désapprobatrice.
Je remarque où nous nous trouvons : devant le bureau de la responsable du foyer socio-éducatif. Je questionne Gwen d'un simple regard dont elle saisit immédiatement le sens.
— Allez... Inscris-toi tant qu'il reste des places. J'en profiterai pour jeter un œil sur la liste des inscrits et...
— Et tu sauras si Liam en fait partie, terminé-je. Et si ce n'est pas le cas ?
— J'ai plus d'un tour dans mon sac, me lance Gwen en poussant la porte du bureau.
Nous ressortons quelques minutes plus tard : aucun des quatre ne s'est inscrit sur la liste. Je me demande comment compte s'y prendre mon hystérique de meilleure amie lorsque nous arrivons devant les portes anti-feux du premier étage. Tout en piaillant, elle m'entraîne à l'intérieur. Lorsque je comprends enfin où je suis, mon regard se porte automatiquement vers la fenêtre et soudain, mon cœur se met à nouveau à battre la chamade. Samuel, Liam, Yasmine et Anna sont là, à papoter tranquillement.
Je me détourne subitement en espérant prendre la poudre d'escampette mais Gwen m'en empêche. Elle hèle le groupe de loin qui nous observe, surpris.
— Salut ! lance-t-elle tout en s'approchant, sa main tenant fermement mon avant-bras.
Yasmine répond de manière inaudible : je ne comprends aucune de ses paroles.
— Quoi ? Je ne t'ai pas entendue, reprend Gwen avec un sourire.
Yasmine agite gentiment la main dans notre direction et nous invite à nous approcher. Je remarque qu'Anna m'observe avec attention. Elle me dévisage et ses magnifiques yeux bleus glissent de mes chaussures jusqu'au sommet de mon crâne. Une légère moue accrochée aux lèvres, elle se tourne vers Samuel et se colle à lui de manière très vulgaire avant de lui dire quelque chose que je n'entends pas. Je me demande s'il se passe quelque chose entre ces deux-là, quand Samuel la repousse délicatement et se dirige vers moi. Je jubile intérieurement du geste du garçon et étrangement, la rousse me sourit à son tour. Je n'y lis aucun mépris, juste de l'amusement.
— Tu vas bien ? me demande Samuel en se plaçant face à moi, un petit peu trop près pour que je puisse continuer à respirer normalement.
— Euh... oui. Et... et toi ? bagayé-je
— Je vais bien, merci.
J'hésite un instant et décide de me lancer :
— Je sais que tu as honte de ta situation mais il ne faut pas, surtout pas avec moi. Vivre en foyer ne veut pas dire...
— Je n'ai absolument pas honte de qui je suis, me coupe sèchement mon interlocuteur.
Une vague de chaleur me traverse de toutes parts et je sens le rouge me monter aux joues. Je baisse la tête, embarrassée. Je me sens misérable d'avoir conclu bêtement que Sam m'avait ignorée par pudeur et pas par choix. Je sens ses doigts se poser délicatement sur mon menton et relever ma tête dans sa direction. Il me dépasse d'une bonne tête et je dois étirer mon cou vers l'arrière pour plonger mon regard dans le sien. Aussi près de lui, je me sens toute chose et c'est Samuel qui reprend en s'adressant à Gwen :
— Tu as besoin de quelque chose ?
Je me tourne vers ma meilleure amie et l'implore d'un regard de m'aider à m'extirper de la situation dans laquelle je me suis mise. Elle fait non de la tête et me montre du doigt. Je respire profondément et demande d'un trait :
— Il y a une sortie pédagogique organisée pour le cours d'histoire à la forêt du Brécilien et je... enfin nous voulions vous proposer d'y aller. Ce sera mercredi et il faut s'inscrire pour réserver sa place.
Samuel sourit et je sens la chaleur de son haleine réchauffer le haut de mon crâne. Un long frisson parcourt mon échine.
— Les sorties scolaires, ce n'est pas vraiment mon truc, répond-t-il calmement.
— Je comprends, déclaré-je en m'écartant de lui, déçue.
Je fais quelques pas dans la direction de Gwen qui me dévisage avant de faire un pas en avant :
— Ce n'est sûrement pas le genre de sortie auxquelles vous êtes habitués, argumente mon amie.
— Ah oui ? Et qu'est-ce qu'elle aura de si différent ? questionne Liam en s'approchant d'elle.
— Et bien la forêt de Brécilien est réputée être un lieu chargé de magie. Des sorcières y ont étés condamnées au bûcher et on raconte que leur malédiction court encore de nos jours.
Liam se fige instantanément, puis il se tourne vers ses comparses. Ils échangent des regards suspects pourtant, sans même avoir prononcé la moindre parole, Samuel et Liam s'écrient pour l'un un « oui », pour l'autre un « non ». S'échange ensuite un dialogue muet de regards entre les deux garçons. Je vois tout d'abord des sourcils se relever, puis un menton s'agiter de gauche à droite rapidement suivi de l'esquisse d'un sourire effrayant.
L'atmosphère s'alourdit et un silence pesant s'abat sur le morceau de couloir. Le temps semble s'être figé jusqu'à ce qu'Anna intervienne.
— Hors de question que j'aille m'embourber dans cette forêt, aussi magique soit-elle !
— Moi non plus, chuchote Yasmine à son tour, terrifiée.
Je me demande vraiment pourquoi cette fille s'entête à parler à voix basse sans arrêt. Elle doit vraiment prendre en assurance et assumer sa présence, voire même son existence.
— Je viendrai, répète Sam en saisissant son sac-à-dos.
— Oublie-ça, sermonne Liam en se rapprochant de son ami.
Ce dernier l'ignore royalement et se tourne vers moi, un sourire exquis accroché à ses sublimes lèvres. Je reste immobile, totalement absorbée par ce garçon si étrange. Liam et les deux filles se lancent à la poursuite de Samuel. Une fois arrivés au bout du couloir, Liam se retourne et déclare :
— Je viendrai aussi.
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