Ignorée

Les cours ont à peine repris depuis une semaine que je m'ennuie déjà. Le sempiternel discours des enseignants concernant l'importance de cette année me tue. Je sais que mon avenir se joue sur les prochains mois, mais je sais aussi qu'il faut quand même en profiter.

Je suis assise sur un banc en extérieur, dans la cour de récréation. Dit comme ça, on pourrait penser que cet espace est associé à celui d'une cour d'école primaire avec un sol marqué de toutes parts par des marelles, des chiffres géants multicolores et des toboggans, mais ce n'est pas le cas.

Notre espace de lycéens ressemble plus à un vieux square abandonné. Le goudron du sol est traversé par de longues fissures desquelles émergent çà et là quelques brins d'herbes sauvages. Aucune couleur, aucun dessin. Plus sobre et funeste, je ne pense pas que cela existe. Et pourtant, de petits groupes d'élèves sont installés pour certains sur les quelques bancs placés aléatoirement un petit peu partout, pour d'autres, à même le sol. Il n'a pas plu ces derniers jours, heureusement.

Gwen nous a lancés sur le sujet de conversation qui semble le plus la tracasser ces derniers temps, à savoir son potentiel départ après notre diplôme.

— Tu crois vraiment que mes parents vont accepter que je prenne mon baluchon à tout juste dix-huit ans et que je parte vivre à l'autre bout du monde ?

Je ne suis pas certaine de moi, mais quelle amie je serais si je ne l'encourageais pas à poursuivre ses rêves ?

— Ce que je sais, c'est que tes parents t'aiment plus que tout et que si ton bonheur se trouve au Japon, ils finiront par l'accepter. Et puis tu ne pars pas pour un pays totalement inconnu, tu retournes sur la terre des ancêtres de ta mère après tout.

— Tu as raison, approuve Gwen en se jetant sur son sac pour en sortir une feuille et un crayon. Tu as très bien formulé ça : j'en prends note !

Je souris en secouant la tête. Ma meilleure amie doit avoir un carnet complet dans lequel elle pèse le pour et le contre depuis nos quinze ans. Elle ne devrait plus manquer d'arguments.

Gwen range tranquillement ses affaires et revient à moi. Elle me regarde en plissant les yeux tout en tapant ses cuisses de ses mains.

— Et toi alors, tu es vraiment sûre de toi... Tu ne quitteras pas Kériac ?

Même si j'aime beaucoup notre petite ville d'environs dix mille habitants, je rêve de partir découvrir le monde en commençant par la France. Depuis notre enfance, Gwen et moi parlons du jour où nous partirons comme d'une libération. Pourtant, je sais au fond de moi que je ne le ferai pas.

Nous avons beau être toutes les deux des enfants uniques, elle a ses deux parents et je sais qu'ils se soutiendront mutuellement lorsqu'elle partira, ce qui n'est pas le cas pour moi. Ma mère se retrouverait seule et je crains qu'elle ne prenne mon départ comme un second abandon, après celui de mon père, et il n'en est pas question. Alors je resterai dans le secteur, j'irai peut-être dans la fac du coin si ma candidature est retenue. Sinon, je suivrai une formation courte et puis je me lancerai rapidement dans la vie active.

Mon visage doit l'inquiéter car je vois Gwen emmêler ses doigts en fixant le sol. Je vais nous sortir de cette impasse gênante en la relançant sur un sujet qui lui tient à cœur :

— Au fait, et ce garçon... Nolan, c'est ça ? Vous en êtes où ?

Gwen fuit mon regard amusé puis elle couvre son visage de ses mains en riant.

— Quoi ?! Déjà ! m'étonné-je, hilare.

— Oui bah on se plaît tous les deux, alors pourquoi ne pas nous mettre ensemble et tenter le coup ? répond-t-elle amusée.

— Je sais pas, peut-être que tu aurais pu attendre de le connaître un peu mieux avant, non ? Et puis tu oublies Liam...tu sais, ton âme sœur ?!

Mon amie se renfrogne et son sourire s'estompe. Oups, j'aurais mieux fait de ne rien dire.

— Tu sais, j'ai bien réfléchi et même s'il ressemble absolument à mon idéal masculin... bin je ne peux pas décemment sortir avec le copain d'un fou furieux sans prendre le risque de te mettre en danger.

Je ris intérieurement : je l'ai vu tenter vainement d'attirer l'attention de Liam à de nombreuses reprises ces derniers jours, alors même si ses intentions sont louables, elles ne sont pas la seule raison de son choix. Face à mon silence, Gwen reprend :

— Tu sais, j'ai entendu dire que Charlotte faisait son maximum pour attirer l'attention du taré, tu sais, celui qui t'a sauté dessus l'autre jour.

Mon sang ne fait qu'un tour. Je n'ai pas parlé de ma conversation avec la peste à Gwen alors je décide de partir à la pêche aux informations.

— Ah oui ? Comment tu sais ça ? m'enquerris-je avec une fausse mine désintéressée.

— C'est Marie qui me l'a dit. Elle est dans leur classe, au taré et à la Sainte Charlotte, et elle m'a rapporté que la princesse avait interdit aux filles de s'approcher de lui. Pffff.... siffla Gwen, qui donc serait attiré par un pourri pareil ?

Je tique, ce que ne manque pas de remarquer Gwen qui roule des yeux :

— Oh non Jaz ! Ne me dis pas que tu es intéressée par ce minable violent !

Je rejette immédiatement l'idée :

— Bien sûr que non !

Je vois approcher mon sauveur et me lève rapidement :

— Coucou Nolan ! Excuse-moi de vous laisser, mais je dois absolument rendre un livre en retard à la bibliothèque !

Gwen écarquille ses yeux de surprise :

— Mais on n'est rentrées en cours que depuis deux semaines, comment...

Ses derniers mots sont emportés par le vent et je ne les entends pas. La direction que prenait notre conversation me dérangeait, alors lâchement, je le sais, j'ai décidé de fuir.

J'arrive enfin à la bibliothèque : mes cours ne reprennent pas avant une bonne heure, je vais avoir le temps de m'avancer pour mes devoirs de demain, c'est parfait ! J'entre dans ma salle favorite et regarde autour de moi en quête d'une table vide. Mon regard glisse entre les bureaux en bois massif dispersés aux quatre coins de la pièce. Les longs rayons de livres installés sur deux étages m'attirent mais je dois d'abord trouver un endroit où m'asseoir.

Je remarque que la seule table libre est située tout près d'un groupe d'élèves que je trouve irrespectueux : ils sont attablés autour d'un livre et chuchotent en rigolant. J'ai un mouvement de recul lorsque mon regard croise celui d'un garçon aux yeux gris. Il s'immobilise immédiatement et ne me quitte pas du regard. J'y lis à nouveau de la colère et j'espère qu'il lit dans le mien mon incompréhension.

Tout à coup, ses amis relèvent ma présence et un lourd silence s'impose entre eux. La rousse me regarde intensément et se tourne vers Sam. Elle lui dit quelques mots que je ne saisis pas et il semble hésiter. La répulsion qu'il a à mon égard parait prendre le dessus car il se lève brusquement, fait un « non » de la tête, et jette ses affaires dans son sac n'importe comment.

Yasmine et la rouquine me lancent un regard gêné puis elles font comme lui et s'en vont. Sam passe devant moi en un coup de vent, comme si je n'étais pas là. Les filles sortent à sa suite et j'avoue me sentir mal. Après tout, c'est lui qui m'a agressée, alors pourquoi est-ce que c'est moi qui me sens aussi mal à l'aise ? Je reporte mon regard sur leur table : Liam s'est un peu attardé, l'occasion pour moi d'aller lui parler. J'ai à peine le temps de faire un pas qu'il m'a déjà contournée et que la porte se referme derrière lui.

Je tends mon sac pour m'asseoir, hésitante, puis me ravise. Je veux savoir ce qu'il se passe, et si Samuel n'est pas en état de m'expliquer son dégoût pour moi, alors j'espère que Liam pourra me parler.

Je cours dans le couloir et repère ma cible avant qu'il ne tourne à l'angle d'un couloir. Je m'élance à sa suite et le rattrape avant qu'il ne disparaisse de ma vue. Je pose ma main sur son épaule et l'appelle :

— Liam ! Je... je m'appelle Jaz, tu te souviens.

— Je sais qui tu es, on est dans la même classe, rappelle Liam en esquissant un léger sourire que je trouve charmant.

Je reste silencieuse, espérant mettre un peu d'ordre dans mes idées et trouver la bonne formulation pour mes questions. Liam regarde à droite et à gauche, comme gêné, et me demande :

— Je peux faire quelque chose pour toi ?

— Euh...balbutié-je, non...enfin si...peut-être.

— Oui, non ou peut-être ? s'amuse-t-il à répéter en se moquant de moi.

Je souffle un bon coup, je dois vraiment être ridicule.

— Est-ce que j'ai fait quelque chose pour que ton copain me déteste autant ? lancé-je tout d'un trait.

J'ai tapé dans le mil : Liam me fuit du regard, il s'attarde sur ses chaussures avant de se gratter l'arrière du cou. Mais il reste muet.

— Pourquoi est-ce que chaque fois que je croise son regard, j'ai le sentiment que si j'avais été seule avec lui, il m'aurait assassinée avec un simple crayon à papier ?

Liam ricane à ma question. Visiblement, je l'amuse. Croit-il que je plaisante ? Je garde un visage impassible et l'invite à me répondre en relevant mes sourcils.

— Ce n'est pas que... en fait... hésite-t-il.

— Pas très précise ta réponse, insisté-je.

Liam inspire profondément puis lâche :

— Sam peut parfois paraître bizarre, mais... ne prends pas ça pour toi. Il combat ses propres démons et... Tu sais quoi, tu dois passer au-dessus des gens qui ne t'apprécient pas et continuer ton chemin. Tu ne gagneras rien à chercher plus.

Liam s'écarte et s'en va à grandes enjambées, me laissant plantée là, dans l'incompréhension la plus totale. Et au lieu de me rassurer, de me donner les réponses que j'espérais, voilà que Liam a encore plus attisé ma curiosité à l'égard de Sam. Ébahie, je reste immobile, me passant encore et encore la conversation avec Liam pour essayer d'y comprendre quelque chose. Je suis sortie de ma torpeur par Charlotte qui se plante face à moi :

— Alors... Notre chaste Jaz aurait-elle jeté son dévolu sur un mauvais garçon ? s'esclaffe-t-elle, encore une fois à dix lieues de la vérité.

Je ne prends même pas la peine de lui répondre ; elle peut bien penser ce qu'elle veut, je m'en fiche.

Toujours frustrée par le manque d'information, je décide de focaliser mon attention sur mes études. Sans surprise, Gwen est ravie d'avoir une échappatoire à ce qu'elle considère comme une corvée et elle se tient bien loin de la bibliothèque du lycée. Je ne sais pas vraiment si je m'y rends quotidiennement afin d'accorder plus d'intimité à ma meilleure amie et son petit ami, pour travailler, ou tout simplement dans l'espoir de retrouver Liam et ses amis là-bas. Certainement un mélange de tout, mais dans quelle mesure ?

Je ne les croise pratiquement plus dans les couloirs, comme s'ils tentaient de m'éviter. Je refuse de céder à la paranoïa, mais j'ai remarqué que dès que la sonnerie marquant la fin d'un cours retentit, Liam et Yasmine s'enfuient carrément. Peu importe après tout. Comme me l'a si bien dit ma mère, ne perds pas ton temps avec un idiot. Le monde en est rempli, alors sers-toi !

Nous entrons dans le mois d'octobre aussi, la période d'adaptation et de pseudo tranquillité liée à la rentrée touche à son terme : les évaluations vont bientôt commencer et si je veux être certaine d'être prise à l'université de Dol- Bellec, celle la plus proche de chez moi, je dois à tout prix avoir d'excellentes notes. Je relis mes cours et fais à nouveau les exercices jusqu'à ce que retentisse la dernière sonnerie de la journée. La documentaliste de l'établissement m'invite gentiment à rentrer chez moi. Je la remercie pour son conseil et je quitte l'établissement.

Une fois sur le pas de la porte du lycée, je m'arrête réfléchir un instant : ma mère travaille énormément ces derniers temps et moi, j'ai besoin de travailler sans distraction.

Notre maison est bien évidemment très calme mais je n'aime pas y travailler, les motifs de distraction y sont omniprésents : télévision, ordinateur, téléphone. Non, j'ai besoin d'un endroit qui soit à la fois calme et qui me contraigne à travailler. Je prends donc la direction de la bibliothèque municipale. Je souris intérieurement. J'entends déjà Gwen me dire « tu es un vrai cliché de la fille solitaire et studieuse. D'une bibliothèque à une autre ! Quelle horreur ! ». Mais voilà, Gwen a beaucoup de facilité d'apprentissage, ce qui n'est absolument pas mon cas. J'ai besoin de beaucoup plus de temps que les autres pour assimiler mes cours, alors je travaille plus. C'est ainsi.

Quelques minutes plus tard, je pousse la lourde porte de l'immense bâtisse communale et m'engouffre à l'intérieur.

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