Entre filles

Gwen vient de partir, rassurée de me savoir en sécurité chez moi. Sans surprise, elle a permis à Liam de nous raccompagner jusqu'au pas de la porte avant de le remercier et de l'inviter à nous laisser. J'apprécie à sa juste valeur ma chance de l'avoir : au-delà de ces airs enfantins et de ses réactions de grande rêveuse, Gwen est toujours là pour veiller sur moi.

Je m'installe – non, je m'affale – sur le canapé en cuir marron qui orne notre salon. J'aime notre maison, vraiment. Ma mère a un goût sûr en matière de décoration. Alliant à la fois modernité et tradition, notre logement se compose de trois chambres et d'un salon ouvert sur la cuisine.

La cuisine n'est pas très grande et sur le côté opposé à moi d'un grand plan de travail chargé de multiples robots ménagers et ustensiles de cuisine. Un évier simple vient couper la monotonie de la longue plaque de marbre. Quelques meubles hauts sont fixés sur le mur, me je ne m'aventure que rarement de ce côté-là, histoire d'éviter d'avoir à grimper sur une chaise pour atteindre les étagères supérieures. Je ne suis pas très grande et cette partie-là me le rappelle.

Un grand réfrigérateur chromé vient compléter la petite pièce. Des dizaines de photos de moi allant de ma naissance jusqu'à l'été dernier viennent casser la grisaille. Je m'attarde sur une image ; j'y vois ma mère et moi, joue contre joue. Je me souviens parfaitement de ce jour, celui de ma rentrée au collège. L'un des plus beau jour de ma vie, j'entrais enfin dans le monde des « grands ». Les yeux pétillants de fierté de ma maman ne m'empêchent pas de me souvenir de cette petite larme au coin de l'œil, qui a dévalé sa joue avant de disparaître en un instant sous ses doigts.

Je regarde avec envie le bar en bois séparant les deux pièces : j'y aperçois les restes de mon petit déjeuner, mais surtout ma tasse de thé. J'ai besoin de réconfort, de beaucoup de réconfort, ce qui implique une quantité non négligeable de chocolat. Or, j'ai tendance à prendre rapidement du poids, et comme je sais que la tablette chocolatée gît à proximité des sachets de thé, je résiste à mon envie et reste assise.

Je ramène sur mes épaules le plaid bleu de ma mère et le renifle : l'odeur de son parfum me rassure. Mon regard se fixe sur l'écran de la télévision éteint. J'observe longuement mon reflet sans parvenir à comprendre ce qui cloche chez moi. Je ne remarque rien qui explique le comportement de ce garçon. Je secoue la tête pour me remettre les idées en place : c'est plutôt chez lui que quelque chose ne va pas !

J'entends le cliquetis de clés sur la porte, ma mère rentre enfin du travail. Je décide de ne pas l'inquiéter avec mes soucis et me poste face à elle en affichant un sourire que j'espère joyeux. Elle dépose rapidement son sac sur le meuble à chaussures placé tout près de l'entrée et se tourne vers moi, le visage souriant. En un instant, son visage se décompose. Évidemment, elle n'est pas dupe et a tout de suite compris que quelque chose n'allait pas.

— Que se passe-t-il ma chérie ?

Je réfléchis à toute vitesse et décide de ne pas lui cacher ce qui s'est passé. Après tout, on ne se cache rien toutes les deux et ce, depuis toujours.

— C'est rien, juste un garçon, un nouveau qui... Je sais pas, il a agi bizarrement aujourd'hui.

Oui, je l'admets, je dissimule une partie de la vérité, mais quel adolescent ne le fait pas ?!

— S'en est-il pris à toi ? s'alarme-t-elle.

— Oh non pas du tout ! m'empressé-je de répondre.

Ceci n'est pas un mensonge, non. Après tout, il ne m'a pas vraiment frappée.

— D'accord, répond-elle d'une voix hésitante.

Je l'embrasse rapidement, elle me sourit, rassurée, et reprend :

— Cette journée... C'était horrible !

— Que s'est-il passé ? Un problème avec tes jeunes ?

Ma mère est éducatrice spécialisée, ce qui signifie qu'elle travaille quotidiennement avec des adolescents en difficulté. Du plus loin que je m'en souvienne, nous avons toujours beaucoup échangé sur son emploi. Ma mère est passionnée par son métier c'est pourquoi, elle s'implique beaucoup physiquement et émotionnellement dans son travail, quitte à en souffrir. Et comme mon père s'est enfui peu de temps après ma naissance, j'ai rapidement endossé le rôle d'oreille attentive. C'est peut-être parce que nous nous soutenons l'une l'autre que nous sommes parvenues à trouver une stabilité dans notre foyer. La famille de mon père m'étant totalement inconnue j'aurais pu bénéficier de celle de ma mère mais non, ils sont tous décédés. Du coup, ma famille se résume à ma mère et moi. Quoi qu'il en soit, elle est la personne qui compte le plus au monde pour moi.

— Rien de bien particulier, seulement un petit complètement paumé qui refuse de se soumettre aux règles du foyer pour jeunes.

— Il a fugué ?

— Non, mais il remet en question l'autorité des adultes et cela complique beaucoup son intégration.

— Encore un qui joue le solitaire qui n'a besoin de personne ?

Ma mère rit de bon cœur et me frotte le haut de la tête en me décoiffant.

— Assez parlé de boulot ! Comment s'est passée ta rentrée ? demande-t-elle remplissant une théière d'eau.

Je dépose lentement deux tasses propres sur un coin du plan de travail et me place à ses côtés.

— Comme une rentrée de terminale quoi. Des élèves de secondes totalement perdus et en quête d'une identité à adopter, des premières avec des airs supérieurs, et des terminales, Grands Maîtres de l'univers et prêts à tout pour profiter de cette dernière année d'insouciance.

— Et toi ? Comment t'es-tu sentie ?

— Bah ça allait. Les mêmes profs, les mêmes camarades de classe, la routine quoi. Et puis Gwen a eu un nouveau coup de foudre.

— Dès le premier jour ! Elle a fait fort, s'esclaffe ma mere.

Nous nous amusons de l'insouciance de ma meilleure amie. Alors que je décris au détail près Liam à ma mère, le regard gris s'affiche devant mes yeux. Ce garçon m'intrigue vraiment, au point de me faire oublier qu'il m'a agressée. Mon regard se trouble et ma mère fronce les sourcils. Je ne veux pas qu'elle se fasse de souci pour moi, mais j'ai le sentiment qu'elle lit en moi comme dans un livre ouvert.

— Allez,oust ! Soirée filles ! s'écrie-t-elle subitement.

Je souris toutes dents dehors et ne me prive pas de rappeler :

— Maman, on vit juste toutes les deux depuis dix-sept ans. Toutes nos soirées sont des soirées entre filles !

— Peut-être, mais celle-ci sera différente de celle d'hier, insiste-t-elle. Restaurant ? Cinéma ? Bowling ?

J'hésite entre plusieurs propositions, même si ma conscience me dit de ne pas sortir et de faire mes devoirs, ma tête m'ordonne d'aller m'aérer l'esprit.

— Va pour un restaurant, décidé-je, consciente de libérer ma mère du fardeau de la préparation du repas. Je passe juste un coup de fil à Gwen et on y va.

— Laisse-moi quand même le temps de me rafraîchir un peu, s'amuse ma mère en sautillant jusqu'à la salle de bain, ses longs cheveux blonds flottants derrière elle.

J'envie vraiment sa longue chevelure lisse couleur des blés : les miens sont plutôt du genre bouclés et bruns. Physiquement, ma mère me dit souvent que j'ai les traits de mon père : heureusement que je ressemble au moins à l'un de mes deux parents !

Comme annoncé, je téléphone à Gwen rapidement. Elle me rappelle l'horreur du comportement du nouveau. Je décide d'orienter la conversation vers quelque chose de plus distrayant.

— Alors comme ça, Liam n'est plus l'amour de ta vie ? avancé-je, amusée.

J'entends le souffle de Gwen se rapprocher de celui d'un rhinocéros prêt à charger. Je sens la tempête approcher et je m'en amuse.

— Quoi ?! s'estomaque mon amie. C'est n'importe quoi !

— Alors pourquoi tu n'as pas profité du fait qu'il nous raccompagne pour lui faire la conversation ?

— Ma très chère Jaz... Tu dois savoir que chaque garçon mérite une entrée en matière différente. Par exemple, tu te souviens de Gaëtan ?

Je ne peux réprimer mon rire.

— Ton âme-sœur du collège ?

— Exactement, poursuit-elle en ignorant mon ton sarcastique. Et bien pour lui, il fallait une fille pleine d'assurance et d'autorité, alors j'ai endossé ce rôle.

— D'accord. Et pour Majid ? pouffé-je.

— Lui, c'était plutôt d'une petite fleur fragile qu'il avait besoin, m'explique mon interlocutrice.

— Et tu ne t'es jamais dit qu'un garçon pouvait t'apprécier juste comme tu es ? Sans masque ni rôle ?

Gwen expulse tout l'air de ses poumons en un unique souffle. Je dois vraiment l'insupporter avec mon ignorance.

— Si, bien sûr que c'est possible. C'est même l'objectif ultime. Mais pour commencer, il faut d'abord attirer l'attention, puis séduire, et enfin se dévoiler ! rage-t-elle devant mon inexpérience.

Évidemment ! Quelle idiote je suis...

— Il faudra que tu me fasses un résumé de toutes les choses que je dois savoir sur les garçons avant mon entrée à la fac ! ironisé-je. Je dois y aller, ma mère m'attend pour une soirée fille.

— Une soirée fille ? s'étonne mon amie. Mais...

— Oui, je sais, toutes nos soirées sont des soirées filles mais bon, c'est une idée de ma mère.

— À demain alors !

— À demain !

Ma mère me propose de dîner dans un restaurant syrien du quartier : elle sait que je suis une grande adepte de la cuisine orientale, alors je me fais plaisir et commande une énorme assiette de... un peu de tout en fait : feuilles de vignes farcies, caviar d'aubergine, houmous et tout un tas d'autres délices que je ne sais pas encore nommer. Lorsque le serveur dépose nos plats, nous éclatons d'un même rire. Du côté de ma mère, une petite assiette contenant une salade composée. Du mien : un festival de couleurs et d'odeurs remplissent une grande assiette ovale.

— Interdiction de picorer chez moi ! décrété-je. Si tu dois te goinfrer autant que moi, tu dois toi aussi avoir mauvaise conscience.

— D'accord, renonce-t-elle en levant les mains. Je ne toucherai pas le moindre grain de blé, c'est promis !

— Ne fais pas de promesse que tu ne pourras pas tenir, rappelé-je.

Nous entamons notre repas en silence. J'espère intérieurement qu'elle ne ramènera pas sur la table LE sujet qui me dérange. C'est peine perdue, l'éducatrice en elle reprend le dessus sur la mère respectueuse de la volonté de son enfant.

— Alors, commence-t-elle. Et si tu me parlais un peu de ce garçon qui te perturbe autant ?

— Bof, il n'y a pas grand-chose à en dire. Je ne connais pas son prénom. Je sais juste qu'il perd rapidement le contrôle et aussi, je crois qu'il n'aime pas se mêler aux gens.

— Exactement le genre de garçon que toutes les mamans rêvent... de voir très très loin de leurs petites filles chéries !

Je m'esclaffe si fort que j'asperge mon assiette de miettes de nourriture tout droit venue de ma bouche.

— Quelle horreur !

— C'est toi qui me fais rire alors que j'avale !

— Plus sérieusement ma chérie, poursuit-elle, tu arrives bientôt à l'âge adulte et tu devras prendre tes propres décisions, alors tu dois te faire confiance. Si ton instinct te dit de fuir ce garçon, surtout, fais-le.

— Le souci, c'est que quelque chose chez lui m'intrigue. Je ne suis pas forcément attirée par les garçons secrets et associables, mais quelque chose dans ses yeux me perturbe. J'ai à la fois envie de le connaître et de m'enfuir aussi loin que possible.

— Tu sais ma chérie, de la haine à l'amour et de l'amour à la haine, la ligne à franchir est très fine.

— Tu sais quoi, à cette heure-ci, je pencherai plus pour de l'indifférence. Après tout, il vient d'arriver dans l'établissement, c'est peut-être pour ça qu'il m'interpelle autant.

Mon ton sans appel met un terme à la conversation. Très compréhensive, ma mère me laisse terminer mon repas tranquillement en n'abordant plus que des sujets amusants. Je pense que ma relation si particulière avec elle vient du fait qu'elle sait très vite quand arrêter de m'asticoter pour obtenir des informations. De mon côté, je reste prudente et je lui parle de tous mes soucis avant qu'ils ne prennent des proportions énormes.

Nous rentrons suffisamment tard pour que je décide de me coucher sans attendre. Une longue journée m'attend demain.

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