Entre amis
— On va où ? m'enquis-je, plus ou moins confortablement installée dans le bus.
— Je te l'ai dit, dans un endroit calme où nous pourrons parler tranquillement.
Je n'ajoute rien, consciente que je ne tirerai rien de plus de Samuel. S'il y a une chose que j'ai apprise en sa compagnie, c'est bien que lorsqu'il décide de ne pas en dire davantage, rien ne sert d'insister.
Un quart d'heure plus tard, Sam se lève et m'invite à le suivre. À peine un pied au sol, j'hésite à faire demi-tour : l'arrêt de bus semble être le seul bâtiment encore sur pieds du secteur. Un seul regard me permet de comprendre où je me trouve : dans la vieille zone industrielle désaffectée de la ville. Alors que je commence à faire demi-tour, Samuel me tend une main rassurante mais qui ne suffit pas à me convaincre entièrement. Le regard suppliant gris me fait fondre et je descends. J'entends le chauffeur du bus grogner à mon égard et à celui de ceux qui ne savent pas ce qu'ils veulent avant que les portes ne se referment et que le véhicule démarre. Me voilà seule en pleine zone désertique, avec Samuel.
— Tu as peur ? demande-t-il, inquiet.
— Je...
L'humour. C'est ma seule échappatoire.
— En fait, oui, admis-je en haussant les sourcils. Après tout, tu m'as agressée, manipulée, poursuivie et enfin tu m'as traquée jusque chez moi. J'ai toutes les raisons d'être effrayée.
— C'est pour ça que tu es ici, au milieu de nulle part, avec moi ? se défend-il.
— J'affronte mes démons, enchaînai-je avant de regretter mes mots.
— Tu penses que je suis un démon ?
— Absolument, approuvé-je en esquissant un sourire.
— Alors viens avec moi jusqu'à mon antre, propose Samuel en m'invitant à le suivre d'un geste de la main, paume tournée vers le haut.
— Je crois que je vais d'abord lancer un S.O.S, ce serait plus prudent.
— Et depuis quand est-ce que Jazzia Kayes est prudente ?
— Depuis maintenant, m'offusqué-je.
— Je ne te ferai aucun mal. Mais si cela peut te rassurer, vas-y, dis à quelqu'un où tu te trouves. Tant que ce n'est pas ta mère, ça me va.
— Parfait ! me réjouis-je en sortant mon téléphone. Un canon de beauté comme moi se doit de se protéger.
— Un canon... rien que ça ! se moque le garçon.
— Est-ce que tu insinues que je suis laide ? m'offusqué-je.
— Certainement pas...
Un silence gêné s'installe entre nous et soudainement, le sol me semble d'une attractivité sans pareille. Mon accompagnateur toussote, hésitant, avant de se lancer.
— Je ne peux pas me permettre de te regarder autrement que comme une amie, Jaz, tu sais pourquoi.
— Parce que tu as déjà quelqu'un dans ta vie ?
— De quoi tu parles ?
— De la fille qui t'a écrit la lettre que j'ai lue.
— Est-ce que tu as pris le temps de vérifier la date sur le papier au moins ?
Quelle idiote ! C'est pourtant la base ! Ma mâchoire se crispe et je tords mes lèvres, ennuyée par ma bêtise. Samuel rit franchement de ma bêtise.
— Alors elle...
— Elle, j'ai détruit sa vie, oui, répond-il sèchement.
Nous arrivons devant une vieille usine dont les murs fissurés semblent prêts à s'écrouler à chaque instant. Une porte sortant à moitié de son chambranle s'élève devant moi. Je redresse la tête pour admirer le haut de la construction : au deuxième étage, entre deux coulées d'eau ayant creusé les parois, je remarque des fenêtres dont la plupart des carreaux sont cassés. Je sens mon corps frissonner. Le décors est digne d'un film d'horreur et j'imagine déjà tout un tas de vilaines choses qui pourraient m'arriver ici.
— Est-ce que j'ai la moindre chance de m'échapper en courant face à un détraqué doublé d'une malédiction fatale ? formulé-je.
Encore ce sourire en coin. Grrr ! Mon cœur fait un triple salto et je respire profondément pour le contenir dans ma poitrine.
— Aucune.
— Hyper Vitesse du maudit ?
— Non, juste la vitesse du sportif, me nargue Samuel. Après tout, j'ai plusieurs décennies d'avance sur toi, niveau entraînement.
— Après ma piètre performance dans la forêt de Brécilien, j'aurais imaginé que tu aurais compris que peu de personnes seraient à la traîne avec moi !
Le jeune homme met un terme à la conversation en m'entraînant vers une petite ouverture jusqu'alors obstruée par quelques planches. Je le suis et me retrouve au milieu d'un immense entrepôt de charbon. De longues traces noires marquent le sol de bout en bout, vestiges des anciens lieux de stockage de Keriac. Je sens les relents des vieux bidons de produits abandonnés dans les coins et je grimace de dégoût. De longues tables recouvertes de bric-à-brac s'étalent devant moi.
J'entends un bruit tout au fond, sur ma droite. Je me tourne à la hâte pour voir Samuel grimper les marches d'un escalier en colimaçon menant à l'étage. Un frisson me traverse de la tête aux pieds et je sors instinctivement mon téléphone pour appuyer sur la touche envoyer. Mon message part instantanément : au moins, le réseau passe ici. J'inspire profondément, désormais rassurée que quelqu'un sache où je me trouve et avec qui au cas où.
J'atteins rapidement le premier et unique étage, probablement les anciens locaux administratifs ou de direction. Plusieurs cloisons gisent au sol, leurs socles encore debout. Je remarque un canapé miteux et deux fauteuils rapiécés placés en cercle dans un coin. Quelques couvertures sont posées sur une vieille table branlante. Samuel est assis sur un fauteuil.
— C'est ici que tu comptes me tuer et m'enterrer ? demandé-je.
— Mais c'est quoi cette obsession pour ton meurtre ? s'offusque Sam. Je veux dire... Liam est un vampire et tu ne le crains pas et moi qui suis... qui suis...
Le regard fuyant. Le visage plongé vers le bas. Les épaules affaissées. Tous les signes de la honte.
— Toi qui es humain ?
— Oui. Mais je dois admettre que je t'ai donné un paquet de raisons de me craindre, et j'en suis désolé.
Je m'assois sur un côté du canapé, timidement, recroquevillée sur moi-même.
— Pourquoi m'as-tu conduite ici ? demandé-je.
— Pour que tu saches comment je vis, peut-être. Ou alors c'est juste parce que j'avais envie de t'expliquer pour Dorine. Je ne suis pas ce genre de crétin, Jaz. En tout cas, je ne le suis plus. Et puisque tu es parfaitement consciente que je ne pourrais rien t'offrir de plus que mon amitié, j'ai eu envie de t'emmener là où je me sens le plus à l'aise.
Je jette un œil autour de moi en plissant les yeux.
— On a déjà fait mieux comme quartier général, m'amusé-je.
— Les bases secrètes sont faites pour les héros, ce que je ne suis pas.
— Et c'est ici que tu passes ton temps libre ?
— Que nous passons notre temps libre, oui. Anna, Yass et Liam viennent aussi ici très souvent. C'est une sorte de chez nous caché aux yeux de tous. Tu as remarqué que nous ne sommes qu'à deux arrêts de bus du foyer pour jeunes ?
J'acquiesce d'un signe de tête.
— Cette lettre que j'ai trouvée...
— Elle date de plusieurs années, c'est celle de Dorine, ma dernière victime. Je l'ai gardée pour me rappeler à quel point je pouvais détruire les gens, et pourquoi cela ne devra plus jamais arriver.
— Je comprends. Mais... je voulais te demander... balbutié-je, hésitante.
— Hum ?
— J'ai repensé à cette histoire de malédiction et je me suis posé une question : puisque tu ne peux t'attacher à aucune femme, est-ce qu'avec un homme...
— Le même résultat. Un amour fou et hop ! Amnésie, disparition, souffrance.
— Et s'il s'agissait d'une créature surnaturelle ? Puisque ta malédiction ne les touche pas vraiment ?
— Ton idée serait bonne si elle n'était pas aussi... Beurk ! Les mélanges entre créatures surnaturelles sont juste dégoûtants !
— Bonjour l'ouverture d'esprit, reproché-je.
— Je te parle de mélange entre différentes espèces, pas au sein d'une même race ! C'est comme si je te demandais de t'accoupler avec un cafard ou une araignée !
— Ah oui, je comprends mieux pourquoi l'idée te répugne, affirmé-je en retroussant les lèvres de dégoût.
— Tu es une fille bien, Jaz, conclut Samuel avant de jeter ses jambes sur l'accoudoir de son fauteuil.
— Je sais, on me le dit souvent, approuvé-je en m'allongeant confortablement sur le vieux canapé. Je relève la tête et constate que mes jambes tendues s'élèvent à peine sur l'accoudoir. Je suis définitivement petite. Samuel sourit en me regardant ; je tourne la tête à l'opposé, silencieuse. Nous restons ainsi muets pendant de longues minutes. En dépit du calme angoissant qui nous entoure (j'entends une quantité folle de petits bruits terrifiants), je me sens bien, apaisée.
Je finis par reprendre la parole :
— Si je le pouvais, je te libérerais de cette malédiction, lancé-je.
— Et pourquoi tu ferais cela ?
— Je ne sais pas, peut-être parce que je sais au fond de moi que tu ne mérites pas de souffrir autant.
— C'est gentil, mais tu ne peux rien pour moi.
— C'est vrai, approuvé-je, dubitative. Pourtant, le fait que je ressemble autant à Tamara et que je sois d'origine algérienne ne me semble pas anodin. Peut-être que...
— Ne fais pas ça Jazia. Je t'en supplie.
Je reporte mon regard sur Samuel. Ses pupilles sont humides et il m'a l'ai prêt à craquer.
— Que je ne fasse pas quoi ?
— Ne me donne pas d'espoir. Je n'en ai aucun et ça doit continuer ainsi. C'est très important pour moi, pour ma santé mentale.
Je comprends où il veut en venir et je pense qu'il a raison de vouloir se protéger. Mais si Tamara faisait partie de la famille de ce père algérien que je n'ai jamais connu ?
Samuel me ramène à la réalité.
— Maintenant que tu connais mon passé et mes déboires sentimentaux, si on parlait un peu de toi ? C'est ce que font les amis, non ?
— Euh... à part Gwen, je n'ai pas beaucoup d'amis, à vrai dire.
— Pas de petit-ami ?
— Serais-tu en train d'essayer de te montrer amical avec celle que tu as effrayée tant de fois, Samuel le maudit ?
Un petit rire s'échappe entre ses lèvres. Je suis vraiment douée pour le détendre aujourd'hui. Je m'agite sur le canapé et détourne mon regard. Après tout, nous sommes entre amis alors je peux le rassurer à ma façon.
— Plus de petit-ami, plutôt. Il est parti, dis-je d'une voix à peine audible.
— Parti ? répète Samuel. Comment peut-on laisser une fille comme toi et s'en aller ? C'est insensé !
— Mon histoire avec Kevan était très... compliquée. Nous avons terriblement souffert tous les deux, c'est pour cette raison que je te rassure : je ne suis pas prête à me replonger dans une quelconque histoire avant plusieurs années.
Samuel se trémousse sur son fauteuil. Espère-t-il que je lui en dirai plus ? Il en est hors de question. Je respire profondément et réfléchis : après tout, lui s'est confié à moi. Et puis, nous sommes amis. De simples amis.
— C'était si intense que cela ?
— Bien plus encore, avoué-je, chevrotante.
Parler de cette histoire encore trop récente – quelques mois à peine – me fait mal. Pourtant, cela me ferait peut-être du bien d'en parler avec quelqu'un d'autre que ma meilleure amie, après tout.
— Gwen appelle cette relation mon « histoire d'ado épique », ricané-je. Pour elle, nous avons tous droit à une histoire particulière et Kevan et moi, c'était celle-là. Il était mon meilleur ami, mon premier petit-ami, mon premier amour. Avant, tous les trois, on partageait tout. Mais il a fallu que je détruise ce qui existait entre nous en tombant amoureuse de lui.
— Ce n'était pas de ta faute, Jazia. J'en suis certain, me rassure Samuel.
Il esquisse un mouvement dans ma direction mais je me détourne de lui. Une larme s'écoule le long de ma joue et je tiens à la dissimuler.
— Au début, Kevan était un garçon joyeux, plein de vie et de santé. Et après quelques mois avec moi, il était si malheureux qu'il... il souffrait tellement que...
— Que ?
— Qu'il se faisait du mal, beaucoup de mal. Sans même le savoir, je l'ai conduit à sa perte. Et enfin, je l'ai trahi. Il est parti sans un au revoir. Juste un petit mot transmis par sa mère.
La respiration de Samuel s'accélère, je l'entends inspirer puis expirer bruyamment. Il ne sait plus quoi dire pour me réconforter mais je préfère qu'il reste silencieux. J'ai détruit Kevan, je l'ai vidé de sa soif de vie et il m'a quittée. Tout est dit.
Tout à coup, des voix s'élèvent au rez-de-chaussée : deux filles, un garçon. Je me relève précipitamment et fait face à Samuel. Son visage est sombre et ses yeux sont plissés. Lui aussi, je suis parvenue à le faire souffrir ?
Liam apparaît en haut des escaliers face à nous et se fige sur place en nous apercevant. Ses yeux vont de Samuel à moi, plusieurs fois. Il plisse les yeux et reste ainsi figé jusqu'à ce que Yasmine et Anna apparaissent à leur tour. Liam semble enfin revenir à la réalité et crache à l'encontre de son ami :
— Qu'est-ce qu'elle fait ici ?
— J'avais besoin de lui parler, répond Samuel.
Liam s'approche rapidement et vient s'asseoir près de moi.
— Ce qui est marrant avec Samuel, c'est que c'est une vraie tête de mule ! Il ne fait jamais deux fois la même erreur, non. Il la fait six ou sept fois, histoire d'être sûr !
— C'est de moi que tu parles ? Je ne suis pas une erreur, me rebellé-je.
— Liam, les choses sont très claires avec Jaz. Nous sommes amis, c'est tout.
Le vampire se détend et se cale confortablement contre le dossier. Il passe une main derrière mes épaules et m'offre un sublime sourire. J'aperçois ses dents parfaitement alignées et sans m'en rendre compte, je les observe intensément, un peu trop je crois car ce dernier se met à rire.
— C'est des canines que tu cherches ?
— Non... je... tu... en fait... bégaie-je incapable de formuler une phrase complète tant je suis gênée.
— Calme-toi, s'amuse Liam en me resserrant son étreinte. Je les garde bien rangées, ne t'en fais pas.
Mon regard glisse en direction de Yasmine et Anna qui ont pris place pour la première sur le siège du fauteuil libre et sur l'accoudoir pour la seconde. Elles m'observent, silencieuses.
— Excusez-moi si je vous dérange, m'excusé-je en me levant.
— Non, reste, me demande Yasmine à voix haute.
Mes yeux grands ouverts l'interpellent et elle comprend instantanément ma surprise.
— Oui, je parle normalement ici.
— Tu peux t'exprimer librement au lycée aussi, lancé-je en affichant un sourire amical.
— Non, pas vraiment. Sam et Liam m'ont dit qu'ils t'avaient parlé de leur... truc. Tu as donc compris que moi aussi je n'étais pas normale.
—Yass, tu n'es pas obligée, lance Anna en lui caressant avec douceur les cheveux. Je ne sais pas encore si...
— Je ne dirai rien, promis-je.
— T'as pas intérêt ! me nargue Liam en sortant une cigarette de son emballage.
Je le regarde avec réprobation et le vampire dépose l'objet de ma colère entre ses lèvres sans l'allumer.
— Le trio cigarette-cancer-mort t'angoisse ? se moque Liam en me fixant du regard. Tu sais, je suis un vampire alors j'aurai le temps de guérir avant la première quinte de toux.
— Ah oui ? Et nous ? Tu t'en fiches de nous intoxiquer ?
— Eh ! Tu viens à peine de découvrir notre planque et tu commences déjà à vouloir changer les règles !
— Arrête Liam, corrige Samuel en ricanant. Tu sais très bien qu'il n'y a aucune règle ici.
Je contemple autour de moi l'hilarité générale. Je me sens tellement bien parmi ces personnes que je ne connaissais pas il y a quelques semaines à peine.
— Allez, Yass, lance-toi ! propose Liam.
— Tu sais, tu n'es obligée de rien, rappelé-je plus par politesse qu'autre chose puisque je meure d'envie de tout savoir.
— Ok, elle ne dira rien, rétorque Anna en posant devant nous des canettes de soda et des chips. Je me rends compte que je n'ai rien avalé depuis midi et mon ventre crie soudainement famine. J'enfourne une chips puis deux avant de prendre le temps de boire.
— Alors je vais te faire un court résumé de ma vie, annonce Yass. Même si Anna n'en est pas convaincue, je sais que je peux te faire confiance. Et puis de toute façon, qui te croirait ? Après tout, personne n'a accordé la moindre considération à ce que j'ai raconté alors...
— Je te le répète, vos secrets sont en sécurité avec moi, insisté-je.
— Moi, ce que j'en dis, c'est que tu es trop fluctuante pour être fiable, affirme Anna, dont la longue tignasse de feu s'étale sur le dossier du fauteuil.
Je sens le rouge me monter aux joues : cette fille me provoque et m'insulte sans vergogne. Pourtant, avec son air angélique, j'étais persuadée qu'elle était la meilleure d'entre tous. À cet instant, je la vois plus comme un diable avec un visage d'ange. Son rouge à lèvres bordeaux lui donne un air de femme fatale qui m'impressionne malgré ma colère.
— C'est bon Cl... euh Anna, assure Yasmine. Alors Jaz, tu sais que je suis une réfugiée syrienne ? (j'acquiesce) Comme beaucoup de migrants, j'ai eu un parcours chaotique : ma famille et moi avons fui les bombardements avec seulement nos vêtements sur le dos. Notre grande maison de quatre étages a été réduite en un amas de pierres. Huit générations de mes ancêtres ont vécu sur cette terre et en quelques secondes, toute notre histoire est partie en fumée. Mon père a sans attendre décidé de
nous emmener loin de toute cette souffrance. Nous avons marché longtemps, pendant des jours et des jours.
Yass fait une petite pause dans son récit qui me fend le cœur. Anna enroule autour de son index une longue mèche des cheveux incroyablement longs de son amie. Cette dernière reprend :
— Ma mère a vendu les bijoux qu'elle portait lors de notre départ pour compléter le paiement de notre traversée de la mer méditerranée. Mais une dispute a éclaté en pleine mer et les passeurs ont annoncé que l'embarcation était trop chargée. Alors que chacun se battait pour sa survie, il a été décidé que notre famille n'avait plus sa place à bord. Ils ont jeté mon père à l'eau et, effrayée, j'ai hurlé toute ma colère. Les paupières closes, j'ai crié autant que je le pouvais. Je pense m'être évanouie car lorsque j'ai rouvert les yeux, les restes du zodiaque flottaient autour de moi. Plus aucun passager ni membre de ma famille ne se trouvait là. Étant la plus jeune d'entre tous, j'avais eu le droit de porter un gilet de sauvetage, ce qui m'a sauvé la vie. Le lendemain du naufrage, un bateau est apparu au loin. J'étais frigorifiée et à bout de forces. Au prix d'un effort surhumain, je suis parvenue à crier. Alors que j'avais perdu espoir, le paquebot m'a secouru. Les gardes-côtes ont cherché ma famille et les autres migrants pendant des heures en vain. J'étais la seule survivante. Ce qui m'a surprise, c'est que plusieurs membres de l'équipage s'étaient étonnés d'avoir entendu ma voix, ce qui était techniquement impossible à une telle distance. J'ai alors décidé d'essayer de leur raconter que je soupçonnais ma voix d'être à l'origine du naufrage mais personne ne m'a crue et je n'avais pas le moins du monde envie de faire une démonstration mortelle. J'ai enchaîné les foyers pour jeunes migrants depuis l'Italie et chaque fois que j'ai perdu le contrôle de ma voix, des gens sont morts. Depuis, je chuchote avec les étrangers.
— Et avec... vous ? m'enquis-je.
— Elle ne peut pas nous faire de mal, répond Anna. À toi, je n'en sais rien.
— Tu n'as jamais retrouvé ta famille ?
— Non, alors j'ai erré quelques mois avant d'atterrir en France, dans un foyer pour mineurs. C'est là que j'ai rencontré Anna, puis Liam et Sam, ma nouvelle famille.
— Je ne sais vraiment pas quoi te dire... m'excusé-je.
— Essaie de ne pas lui rappeler à quel point tu es effrayée par elle, ajoute Anna, méprisante.
— Je n'ai rien fait pour que tu t'acharnes contre moi comme ça, Anna, m'offusqué-je.
— Eh ! Anna, arrête de faire ta peste s'il te plaît, ordonne Liam.
— Maintenant, tu connais presque tous nos secrets Jaz, poursuit Samuel.
— Et je vous remercie pour votre confiance.
— Comme tu le vois, dans notre groupe, chacun à sa place. Nous sommes un ensemble d'individualités qui forme un tout très... spécial, résume Sam. Anna est le cœur de notre groupe (je m'étouffe avec une chips sous le regard réprobateur de la concernée), Yasmine est notre esprit, Liam notre sagesse.
Je ricane :
— Liam ? Votre sagesse ? C'est une blague ?! raillé-je en me protégeant de l'assaut de chips lancé par le vampire.
— Attends, écoute le meilleur : Sam se prend pour nos muscles alors que je suis de loin le plus rapide !
— Eh ! se défend Samuel. J'ai plusieurs dizaines d'années d'entraînement derrière moi. Je connais plus de techniques de combat que tu ne pourras jamais en nommer, imbécile !
Les garçons se chamaillent alors que mon sourire se crispe. Quelle est ma place parmi ces êtres si exceptionnels, moi, une fille on ne peut plus banale ? J'en viendrai presque à les envier.
— Je propose que Jaz soit l'estomac du groupe ! s'esclaffe Liam en me pointant du doigt. Tu as dévalisé notre stock de chips !
— Eh ! C'est vous qui me stressez avec toutes vos histoires !
Je me réjouis de voir qu'Anna rit aussi de bon cœur. Je sens que je m'attache peu à peu à cette petite troupe constituée de tant de particularités. Les sourires affichés sur les visages de ces jeunes si malmenés par la vie me réchauffent le cœur et mes soucis d'adolescentes me semblent tellement dérisoires à cet instant.
Alors que nos voix résonnent dans l'usine, nous n'entendons pas les pas d'une personne qui grimpe les escaliers jusqu'à ce que le visage de Gwen apparaisse. Cette dernière se précipite dans ma direction et s'empresse de débarrasser mes cheveux des miettes qui les ont envahies.
— Gwen ? Qu'est-ce-que tu fais là ? m'étonné-je alors que le calme retombe brutalement.
— J'ai reçu ton message : tu ne croyais quand même pas que j'allais laisser ma meilleure amie entre les griffes d'un fou furieux dans un vieux bâtiment pourri jusqu'à la moelle !
— Jaz, c'est à elle que tu as envoyé ton message ? questionne Sam.
— Tu avais dit « pas ta mère », alors j'ai immédiatement pensé à ma meilleure amie, m'excusé-je, horriblement gênée.
— C'est quoi cette histoire ? demande Anna.
— Et bien j'ai eu un peu peur de venir ici seule alors j'ai prévenu Gwen et... Oh et puis je suis une jeune femme de dix-sept ans, merde ! Je n'allais pas suivre Sam comme ça et...
— Elle a eu raison, confirme Samuel en tendant les mains en signe d'apaisement. Gwenaëlle, tu veux rester un peu ?
Le regard peu amène de mon amie ne le déstabilise pas et Samuel s'empresse de lui offrir une canette de soda. Ma meilleure amie s'assoit tout près de moi et accepte timidement la boisson.
Je sens qu'il va bientôt être temps pour moi de rentrer. Je décide de laisser quelques minutes à Gwen pour se rassurer avant de lui proposer de partir quand soudain, son téléphone sonne. Gwen le sort rapidement de sa poche et fait tomber un objet au sol : sa boussole. Je me penche plus vite qu'elle et la ramasse. L'objet s'est ouvert et je remarque les sublimes gravures qui en ornent l'intérieur. Je m'étonne de la présence d'une unique aiguille lorsque celle-ci s'agite brusquement de tous les côtés. Gwen reste figée, la main tendue vers moi. J'ignore ce qu'il se passe, mais son visage passe par toutes les teintes.
— Jaz, je veux rentrer, finit-elle par marmonner.
Les autres la regardent avec incompréhension ; je suppose qu'aucun d'entre eux n'a fait attention à la boussole. J'accepte et je la suis jusqu'au haut de l'escalier avant de me retourner :
— Merci à tous, vraiment. J'ai été ravie de découvrir votre monde.
— Tu es la bienvenue ici, chuchote Yass.
— Oui, mais toi seule ! crache Anna avec dégoût.
Je raccompagne une Gwenaëlle bizarrement silencieuse en bus jusque chez elle : mon amie m'inquiète alors je décide d'entrer. Sa maison est vide et nous nous installons dans le salon.
— Tout va bien Gwen ? C'était quoi ça ?
Mon amie me regarde avec des yeux tout ronds :
— Je... Ce n'est rien, ne t'en fais pas pour moi.
— Bien sûr que je me fais du souci, que se passe-t-il Gwen ? insisté-je.
— Rien... c'est juste que... ces quatre-là ne me plaisent pas. Il y a quelque chose de pas normal chez eux. Je n'aime pas te voir traîner en leur compagnie.
Je m'offusque et m'oppose à elle :
— Eh ! Je suis assez grande pour décider avec qui traîner et prendre mes propres décisions.
— Jaz, persiste Gwen. Mets de la distance entre vous, je t'en supplie.
— Hors de question ! C'est à moi de choisir qui je veux fréquenter !
— Jaz... J'aimerais me reposer un peu, coupe court Gwen.
J'approuve d'un signe de tête et me dirige vers la porte. J'ai à peine le temps de refermer cette dernière que j'entends le chuchotement de Gwen « allo Charlotte ? Il faut qu'on parle ! ».
Décidément, Gwen me cache des choses elle aussi.
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