Comme une sangsue !

Il est sept heures cinquante et je suis encore plantée devant les portes du lycée, à me geler les fesses en attendant que Sam, Yass et Anna débarquent enfin. Pourquoi est-ce que j'ai eu l'idée fabuleuse de venir plus tôt ? Bon, en réalité, je connais déjà la réponse : je voulais avoir plus de temps pour m'amuser avec mes amis avant d'affronter l'administration du lycée qui ne va certainement pas me manquer.

J'ouvre grand les yeux lorsque Gwen apparaît avant de laisser couler une larme le long de ma joue tant je ris. Cette dernière a pris au pied de la lettre mes mots : je suis fière de mes origines alors demain, je vais incarner celle qui fait partie de moi. Gwen a opté pour un long kimono rose fuchsia orné de fleurs de lys blanches et jaunes - tout sauf discret, je la reconnais bien là !- Une épaisse ceinture vient serrer la taille de mon amie que je vois trembloter : le style avant le bien-être, quitte à prendre froid.

Ce n'est pas tant le kimono qui me fait rire mais plutôt l'association entre ce dernier et la touche bretonne qu'y a ajouté la jeune fille : une grande coiffe haute de cinquante centimètres couvre la tête de mon amie, ce qui donne un tout vraiment ridicule. Gwen a visiblement du mal à se mouvoir avec un tel objet : en dépit des petites ficelles attachées sous son menton, la toque penche dangereusement vers la gauche.

Un grand sourire fend son visage et elle s'approche de moi :

— Hey, princesse d'orient, montres-en moi plus !

— Gwen, tu es...

J'hésite sur le qualificatif à employer. Gwen vient à mon secours et lance :

— Jolie ? Sublime ? Hilarante ?

— Un petit peu de tout ça, je crois, ris-je.

— Allez, ouvre ton manteau et laisse-moi admirer ta robe en entier ! supplie-t-elle.

Je vois Charlotte s'approcher doucement en esquissant un léger sourire. Le mien disparaît instantanément. Gwen s'en aperçoit et insiste :

— Allez ! Dévoile-toi !

J'ouvre lentement ma veste, finalement gênée de mon accoutrement. Les autres élèves passent devant nous en ricanant. Pas un ne prend la peine de nous demander nos motivations. En revanche, ils ne se privent pas de prendre quelques clichés avec leurs téléphones portables. Je referme rapidement mon manteau et m'écrie :

— Bande de nazes ! Je m'habille comme je veux, où je veux et quand je veux !

Nous rions de bon cœur toutes les trois lorsque Anna, Liam, Samuel et Yasmine arrivent enfin. En un battement de cils, Charlotte et Gwen s'écartent de moi et leurs yeux se plissent. L'inquiétude me saisit mais les vêtements des arrivants provoquent une irrépressible allégresse et nous nous esclaffons tous les six.

Yasmine porte une tunique traditionnelle syrienne semblable à celles qu'elle revêt au quotidien. Elle est toutefois plus colorée et de petites perles reflètent la lumière.

Liam, dont les yeux entourés de noir se pose lentement sur moi, est vêtu de la jupe à rayures écossaise verte et bleue d'Anna. Je remarque que la fermeture éclair n'est pas relevée au maximum, ce qui n'est pas étonnant vu leur différence de corpulence. Contrairement à la rouquine, Liam laisse la jupe tomber le plus bas possible sur ses cuisses. Des chaussettes blanches hautes, des baskets, une chemise blanche et un petit veston en cuir noir (sa touche personnelle je suppose), complètent sa tenue.

Samuel écarte ses bras et mime de défiler sur un podium pour nous montrer son accoutrement du jour. Le jeune homme s'exhibe dans un uniforme militaire miteux et très abîmé composé d'une tunique bleu foncé descendant jusqu'au niveau de ses hanches, d'un pantalon rouge garance assorti à un képi de la même couleur. Je ne tente même pas de réprimer un rire :

— Bonjour la discrétion ! Tu n'as pas trouvé plus voyant ? Ou plus récent peut-être...

— Figure-toi que j'en ai des plus récents, mais celui-ci est un original en provenance directe de 1830, chère amie.

Je pince les lèvres, comprenant immédiatement qu'il s'agit de sa propre tenue de militaire de l'époque de sa malédiction.

— J'espère que tu n'es pas armé, lâche Charlotte en fixant intensément Samuel.

— Pourquoi ? Tu es de la police ?

— Ne t'avise même pas d'entrer dans l'établissement avec un coupe-ongle, je te préviens, complète la jeune fille.

L'ambiance devient électrique et je cherche désespérément une échappatoire pour nous sortir de cette situation. Gwen vole à mon secours et entraîne Charlotte en la tirant par le bras en direction de l'établissement. Nous aurons quand même réussi à tenir quelques minutes tous ensemble sans nous entre-tuer, c'est déjà pas mal. Je me dirige vers les portes lorsque quelqu'un pose une main sur mon épaule :

— Eh ! J'existe moi aussi ! J'ai passé la moitié de la nuit à préparer ma tenue, et l'autre à l'enfiler, alors croyez-moi, vous allez m'admirer, s'agace Anna.

Je fais demi-tour et détaille Anna : connaissant Clara, elle n'aurait jamais été capable de déambuler dans une tenue ne lui permettant pas de se fondre dans le décor. Elle porte un très long manteau rouge atteignant la moitié de ses mollets. Je suis étonnée de voir que rien ne dépasse, contrairement à moi.

— Si tu ouvres ton manteau, j'ouvre le mien, propose Clara avec une mine mutine.

— A nous le spectacle ! ricane Liam en s'appuyant sur l'épaule de Samuel qui me dévisage avec envie, j'en suis certaine. A trois les filles ! Un, deux et trois !

Je dévoile ma robe traditionnelle et m'esclaffe en percevant celle de Clara.

Cette dernière comporte si peu de tissu que je comprends la nécessité de porter un manteau aussi épais que le sien ! La rousse porte un paréo descendant jusqu'à ses genoux et découpé grossièrement en longues bandelettes blanches et dorées. Une épaisse ceinture marron attache les morceaux de tissus qui ne cachent pas grand-chose des longues jambes de Clara. Je suis soulagée de constater que la fille face à moi porte une brassière blanche, presque intégralement recouverte par sa crinière de feu. Un petit groupe de garçons siffle en passant : quelle bande d'animaux ! Ils en profitent même pour saisir quelques photos et alors que je referme sans attendre mon manteau, Anna, elle, prend la pose avant de les chasser d'un geste de la main.

— Alors, tu aimes ? demande-t-elle en souriant.

— Absolument ! Et tu es habillée en... ?

— En Polynésienne pardi ! s'offusque Clara, déçue.

— Tu ne portes pas de coiffe en fleurs ? observé-je, heureuse d'avoir trouvé une parade pour ne pas avoir à expliquer pourquoi je n'ai pas immédiatement fait le rapprochement.

— Excuse-moi de n'avoir pas eu le temps de faire l'aller-retour Polynésie-France en moins de douze heures, soupire Clara en levant les yeux au ciel. Et ne me parle pas de l'absence de la jupe en feuilles de cocotier, j'ai fait de mon mieux !

— Je n'en doute pas, assuré-je d'un ton chaleureux.

La sonnerie retentit enfin et me voilà soulagée ; je n'aurais pas pu tenir plus longtemps en marchant sur des œufs !

Au bout d'à peine une demi-heure de cours, les hauts-parleurs du couloir se mettent en marche : le sifflement qui s'en échappe ne présage rien de bon, le micro est utilisé uniquement en cas d'extrême urgence.

« Liam Buckley, Samuel Georges, Jazia Kayes, Anna Martin, Yasmine Rony, Gwenaëlle LeBail, vous êtes attendus immédiatement dans le bureau de monsieur le Proviseur ».

Liam, Yasmine, Gwen et moi nous levons sans attendre et quittons le cours. Nous n'avons absolument aucun doute quant à la raison de notre convocation. Nous retrouvons Sam et Anna devant la porte du secrétariat en train de se disputer.

— Anna, tu aurais au moins pu prendre ton manteau et limiter les dégâts ! grommelle Sam.

— On a un message à faire passer je te rappelle, se défend la rousse. Il doit comprendre qu'il n'y a pas deux poids deux mesures : chacun s'habille comme il l'entend, un point c'est tout ! Ah ! Et en passant, le proviseur est furieux : on va se faire massacrer, glousse-t-elle enfin.

Nous échangeons des sourires réjouis, heureux d'avoir atteint notre but.

Nous sommes appelés à l'intérieur du bureau du proviseur dont les traits reflètent sa colère.

— Qu'est-ce qui vous a pris ? lance-t-il d'une voix pleine d'autorité.

— Et ben, on s'est habillé librement, monsieur le proviseur, répond avec assurance Anna en insistant sur les derniers mots.

— Ne me prenez pas pour un idiot, mademoiselle Martin ! Les événements qui se sont déroulés hier ont eu lieu en dehors du lycée, cela ne relève donc plus de ma responsabilité.

— En revanche, nos tenues extravagantes d'aujourd'hui semblent vous déranger, je me trompe ? ajoute Samuel.

— Effectivement, tonne le proviseur. Vous vous êtes vêtu ainsi à l'intérieur de mon établissement et vous nuisez à l'image de notre institution.

— Pourquoi ? lancé-je avec provocation. Ma robe vous dérange peut-être ? Ou bien la jupe de Liam ? Ou le kimono de Gwen ?

— Votre tenue n'est pas celle attendue pour étudier dans notre établissement.

Du coin de l'œil, je vois Sam faire non de la tête à Anna. Mon regard se porte vers cette dernière qui porte lentement ses mains vers sa brassière en souriant langoureusement. A mon tour, je la supplie du regard de ne pas faire ce que je pense qu'elle s'apprête à faire. La rouquine se tourne vers la porte d'entrée, relève ses bras au-dessus de sa tête et laisse tomber sa chevelure en cascade sur son dos désormais nu. Le petit bout de tissu blanc pend au bout de sa main droite. Elle se tourne alors vers nous et je suis soulagée de voir que la majeure partie de sa poitrine est recouverte de ses cheveux. Pudiquement, Liam et Sam détournent le regard pendant que le proviseur devient rouge écarlate :

— Mademoiselle Martin ! Rhabillez-vous ! C'est un ordre !

Anna refuse en agitant malicieusement l'index, l'homme se dirige droit vers la porte, l'ouvre à la volée, et hurle à sa secrétaire :

— Appelez immédiatement Madame Ducour et venez dans mon bureau !

Puis il se tourne vers nous et s'écrie :

— Cela ne se passera pas comme ça ! Pas dans mon établissement !

Après la rédaction d'un rapport écrit sur nos tenues et la convocation de nos tuteurs dont je vous passe les Ah ?! Et les Oh ?! outrés, nous quittons presque tous l'établissement sous la garde de... ma mère. Elle est l'éducatrice référente en charge de mes quatre amis en plus de moi. Gwen, elle, a été récupérée par sa grand-mère qui nous jette des regards courroucés et hostiles. Je suis tout de même soulagée que ma mère ait pu constater par elle-même que Gwen et moi parvenons à nouveau à communiquer, même si ce n'est pas pour des raisons ordinaires.

— Maman, tu sais pourquoi nous avons fait ça... commencé-je, priant tous les saints pour qu'elle ne m'inflige pas une humiliation devant mes amis et Sam.

Cette dernière arrête son avancée et se place face à nous, le visage complètement fermé.

— Bien sûr, Jazia, que je le sais, dit-elle alors que son expression se radoucit. Et je soutiens votre cause, ajoute-t-elle en souriant. Bon, Anna, pour la forme, on repassera, hein ! Tu sais que tu es mineure et qui plus est prise en charge par l'aide sociale à l'enfance ? Il ne te reste que quelques mois avant tes dix-huit ans alors par pitié, laisse ta lingerie là où elle se trouve d'ici-là ! En attendant, tes trois jours d'exclusions figureront sur ton dossier scolaire et tu devras faire avec pour l'université.

Alors que je ris aux éclats, les quatre autres restent silencieux, visiblement respectueux de l'autorité de ma mère, laquelle reprend :

— Jaz, je te laisse rentrer en bus, je ramène ces quatre-là en voiture !

Alors que ma mère se dirige vers son véhicule, Anna se tourne et déclare :

— Finalement, je m'amuse plutôt bien au lycée ! Et n'oubliez pas : vos corps m'appartiennent pour le bal !

Nous lui répondons par un sourire gêné, tous conscients que les limites d'Anna sont très différentes de celles de chacun d'entre nous.

— Tant que tu me laisses porter plus de tissu que toi, ça me va, précisé-je.

— Quoi qu'il en soit, j'espère que l'administration retiendra notre message : chacun fille et chaque garçon est libre de s'habiller comme il l'entend, conclut Liam en s'éloignant à son tour.

— Je n'en suis pas certain... marmonne Samuel. Les institutions sont souvent très longues à s'adapter aux changements.

— Parole de vieillard ! m'amusé-je en allant m'asseoir tranquillement sous l'abribus.

Le lendemain, je me rends en cours comme si je n'avais pas eu vent du succès de notre entreprise sur les réseaux sociaux. N'étant inscrite à aucun d'entre eux, j'ai dû me contenter des captures d'écran envoyées par Liam. Je ne doute pas que les traces blanches sur les commentaires concernent ceux insultants et je le remercie intérieurement d'essayer de me préserver de l'horreur de certaines personnes cachées derrière leurs écrans.

A la fin de la journée, devant les portes du lycée, Liam déclare :

— Je suis certain que Clara a cédé la place à Anna pour la punition et passer une journée complète enfermée dans ma chambre au foyer... grrr ! Je me demande dans quel état on va la retrouver, ironise-t-il.

— Une sortie, ça vous tente ? lancé-je. On peut aller chez Riwann ?

— Ou bien, on peut se rejoindre à la planque ? suggère Yasmine.

Nous la fixons tous, ébahis. Jusqu'à présent, la jeune Syrienne ne s'est jamais vraiment montrée source de propositions.

— Oulà ! se moque Sam. J'en connais une qui n'a pas franchement envie de rentrer...

— Honnêtement, si c'est Anna qui est restée à la maison, ça va. Mais alors si c'est Clara que je retrouve en rentrant... Je vous jure que si elle a encore mis la chambre sans dessus dessous, je lui chante une berceuse dont elle se souviendra !

Sachant ce dont Yasmine est capable, c'est-à-dire d'infliger de terribles souffrances voire pire avec sa voix uniquement, je prie intérieurement pour qu'Anna ait été prudente !

Nous grimpons ensemble dans le bus ramenant au foyer et passons le trajet au calme, chacun vagabondant dans ses pensées. Peu avant l'arrivée à l'arrêt du foyer, Liam se lève brusquement :

— Bon, alors comme je suis immortel, je vais aller affronter mon destin et passer récupérer notre prisonnière, souffle-t-il. On se retrouve à l'usine ?

Nous acquiesçons d'un geste du menton et laissons le brun descendre seul. Deux arrêts plus loin, nous quittons à notre tour le transport, tous les trois.

Nous marchons en direction de la zone industrielle lorsque Yass stoppe son avancée :

— Mince ! On n'a plus rien à manger là-bas.

— C'est vrai, approuve Samuel. Allez-y les filles, je vais chercher de quoi nous offrir un super goûter !

— Mais bien sûr, raille Yasmine à voix basse. Et tu vas encore nous nourrir à coup de chips et de soda ? Je vais plutôt aller acheter deux ou trois trucs plus intéressants.

Je remarque alors Samuel s'agiter : il plonge les mains dans ses poches et en ressort une petite liasse de billets qu'il tend à la jeune fille. Cette dernière s'offusque du geste et refuse tout net :

— Eh ! J'ai quand même de quoi nous acheter à manger, marmonne-t-elle en nous tournant le dos.

— Je sais, Yass. Mais tu sais que Liam et moi, on a accumulé suffisamment d'argent pendant des années pour ne pas avoir à gaspiller le vôtre. S'il te plaît, ne te sens pas insultée et prends ça, implore Sam.

La jeune fille relève le menton et nous tourne le dos sans même un merci. Nous nous retrouvons seuls et le silence qui tombe comme une chape de plomb me dérange.

— Tu me raconteras, un jour, comment Liam et toi avez fait pour être si riches et vivre pourtant en foyer pour mineurs ?

— C'est une très longue histoire, mais je le ferai, c'est promis.

Nous avançons de quelques pas à peine quand je me souviens de la présence dans ma chambre, l'autre nuit :

— Tu sais, si tu veux me voir ou me parler, tu peux venir quand je suis réveillée, ça ne me gêne pas.

Samuel fronce les sourcils et se tourne vers moi :

— De quoi tu parles ?

— Je t'ai vu, l'autre jour, dans ma chambre. C'était en pleine nuit, mais si tu as besoin de me parler, n'hésite pas à me prévenir avant.

Un rire profond s'échappe des lèvres de mon compagnon et il secoue la tête de droite à gauche :

— Crois-moi, j'ai mieux à faire de mes nuits que de venir t'observer pendant que tu dors ! Les ronflements et autres bruits étranges, très peu pour moi !

— Tu te moques de moi ? Pourtant, je suis certaine que c'était toi !

— Certainement pas, Jaz. La nuit, je dors ! Je ne me promène pas dans les chambres de jeunes filles pour les espionner comme un pervers. Ça devait être un rêve, c'est tout.

— Peut-être, approuvé-je, toutefois peu convaincue mais suffisamment honteuse pour décider de rapidement changer de sujet de conversation. Dis-moi, Liam disparaît souvent comme l'autre jour ? Je veux dire pour aller voir de vieilles connaissances ?

Samuel pince ses lèvres. Son regard gris me fuit et il porte son attention sur le sol. Ma question le gêne alors bien entendu, je reste silencieuse dans l'attente d'une réponse qui ne vient pas.

— Samuel ? insisté-je.

— En réalité, Samuel se cachait.

— Mais de qui ?

— De ces vieilles connaissances, justement, précise-t-il.

Nous pénétrons dans le vieux bâtiment et grimpons rapidement jusqu'à l'étage. Je m'assois lentement sur le canapé alors que Sam dépose tranquillement nos sacs dans un coin de la pièce.

Là, juste à côté de moi... Il y a de la place... Viens près de moi...

Je secoue la tête : la petite voix qui supplie pour un contact plus proche de Samuel se met à hurler et j'essaie de la contenir de toutes mes forces.

Il ne peut rien se passer entre nous... Jaz, tu as tout à perdre...

— Tout va bien Jazia ? s'étonne Samuel en s'installant à mes côtés.

— Euh... Oui oui. Je... Je me demandais juste pourquoi Liam fuyait certaines personnes.

— En réalité, Jazia, il n'y a pas que moi qui ai un passé, disons compliqué. Mais je pense qu'il vaudrait mieux que ce soit le concerné qui te raconte ces choses-là.

Nous sommes assis, tous les deux, si proches l'un de l'autre qu'à chacun de mes mouvements, nos bras ou nos cuisses se touchent. Je suis à la fois gênée et ravie à chaque fois qu'un courant électrique traverse mon corps.

Mon cœur s'agite tant qu'il me semble que ses battements résonnent dans la pièce. Samuel fixe un point devant lui : je regarde dans la même direction mais ne perçois rien qui nécessite autant d'intérêt. Mes mains deviennent moites et je les essuie rapidement sur mes genoux. Je sens une lourde goutte de sueur perler le long de ma tempe.

La main de Samuel se trouve à peine à quelques centimètres de la mienne et j'hésite un instant : ce ne serait pas si grave si je nous permettais ce contact ? J'ignore comment ni pourquoi, mais je sais, rien qu'à voir les petits tressautements du coin de la lèvre de Sam et sa mâchoire serrée, que lui aussi est en proie à un démon incontrôlable. Je dépose lentement ma main sur la sienne. Il hésite une demi-seconde avant de la saisir délicatement et de la reposer sur mon genou.

Étonnement, je ne me formalise pas de son geste : je sens au fond de mes tripes que Samuel est attiré par moi.

— Jaz... Tu sais qu'il ne faut pas. Il ne se passera jamais rien entre nous, que je le veuille ou pas, c'est comme ça.

— Samuel, peut-être que les choses se dérouleront différemment cette fois, tenté-je, désespérée en me tournant face à lui pour plonger mon regard dans le sien.

— Et pourquoi, Jaz ?

— Parce que je suis aussi attirée par toi que tu l'es par moi !

— Et ça changera quoi ?! Hein Jaz ?! Lorsque ma malédiction nous tombera dessus, tu m'oublieras mais moi, je me souviendrai de tout et je souffrirai encore ! crie-t-il soudain.

— Alors on recommencera tout à zéro, encore et encore, jusqu'à ce que notre amour surpasse la haine de cette sorcière ! supplié-je.

— Et si tu ne tombais plus amoureuse de moi ? Et si tu me repoussais comme le monstre destructeur que je suis ? Est-ce que tu as pensé à moi au moins ?

Je me rapproche de son visage et nous ne sommes maintenant plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Je sens son souffle chaud sur ma peau et je ne souhaite qu'une seule chose : que nos lèvres se rencontrent. Peu m'importe si ce baiser doit être la dernière chose que je fasse sur Terre, j'ai besoin de Samuel et j'ai besoin de savoir que je compte également pour lui. Je m'approche encore plus et ferme lentement mes yeux lorsqu'une main vient se placer sur ma poitrine et me repousse lentement à une distance plus sécure.

— Jaz ! Je ne supporterai pas de briser la vie d'une autre personne, avoue-t-il en me fixant.

Je me plonge à nouveau dans son regard et je sens de lourdes larmes s'écouler le long de mes joues. Je suis étonnée : je ne suis pas triste, pourtant, car je sais que Samuel ressent la même chose que moi, même s'il refuse de l'admettre. C'est étrange, mon corps et mon cœur semblent totalement dissociés et sans savoir comment, je suis persuadée que Samuel lutte tout autant que moi contre ses sentiments.

— Si je t'oublie, Samuel, on recommencera encore et encore. Laisse-nous une chance, imploré-je.

Le jeune homme se lève brusquement, manquant de peu de me faire tomber du canapé.

— Tu es complètement folle, Jaz ! Tu ne comprends donc rien !

Je reste muette, trop occupée à sécher des larmes que je ne souhaite pas déverser et à écouter ses mots qui me transpercent le cœur.

— Il n'y aura jamais rien entre nous, pas de toi et moi, pas de nous, ni rien qui y ressemble ! J'ai eu tort de penser qu'on pourrait être amis.

— Samuel ! balbutié-je.

— Rentre chez toi, Jaz, lance-t-il avec une telle froideur que mon sang se fige sur place.

— Sam... persisté-je.

Samuel se dirige alors vers nos sacs, il saisit le mien et me le jette sans délicatesse sur les genoux.

— Je t'ai demandé de partir, répète-t-il sans m'accorder le moindre regard.

Je reste immobile, figée par le flot d'émotions qui me submergent : la colère, la tendresse, l'incompréhension, l'empathie...

— Dégage d'ici ! hurle-t-il enfin en pointant du doigt l'escalier.

Terrorisée par sa fureur, je me lève et me précipite vers la sortie et pose une main sur la rampe, hésitante.

— Samuel, je ne voulais pas en arriver là, je suis désolée.

Aucun son ne sort de sa bouche, je ne peux que voir son dos se lever et s'abaisser au fur et à mesure de sa respiration.

— Je n'aurais jamais dû te parler, ni même t'ouvrir les portes de mon univers. Nous ne sommes pas amis et nous ne le serons jamais Jazia.

— On peut quand même continuer à...

— Il n'y a pas de on ! répète-t-il, enfonçant à nouveau une lame dans mon cœur. Et arrête de t'accrocher à moi comme une sangsue ! Je ne te connais pas, tu ne me connais pas. Va t'en !

Je dévale l'escalier en colimaçon et quitte l'usine à l'instant même où Liam et Anna pénètrent à l'intérieur du bâtiment. Je les bouscule, le visage ravagé par les larmes et ne prends même pas la peine de répondre à leurs questions. Je cours jusqu'à l'arrêt de bus : bien entendu, il vient de déposer Liam et Anna. Le passage suivant aura lieu d'ici une bonne quinzaine de minutes, or je ne supporterai pas d'attendre jusque-là.

Aussi peu sportive que je sois, je décide de rentrer à pied. Peu m'importe qu'il me pleuve dessus : comme ça, j'aurais aussi mal dedans que dehors.

Je marche pendant une bonne heure avant de parvenir sur le pas de ma porte. J'entre dans ma maison que je trouve froide : ma mère est absente, sans surprise. Je prends une douche rapide pour évacuer mes émotions de la journée, me prépare un sandwich, et me couche rapidement. Il est à peine dix-neuf heures mais je me sens terriblement lasse de cette journée et je n'aspire plus qu'à une chose : passer une nuit tranquille. Mon corps étant si affaibli par mes nuits agitées et mes émotions de la soirée que tout juste allongée, je me laisse sombrer dans les méandres du sommeil.

J'ai chaud, je transpire. Je m'agite dans tous les sens mais je ne parviens pas à voir ce qui m'entoure. Quelqu'un ou quelque chose m'empêche d'ouvrir les yeux et de contrôler mon corps. Je secoue la tête pour enfin parvenir à séparer mes paupières. Mon corps reste paralysé lorsque je me retrouve nez à nez avec une créature hideuse aux yeux rouges, penchée sur moi, à l'exacte parallèle de mon corps. D'énormes yeux rouges se posent sur moi et je vois une fente s'étendre sur le bas du visage de la créature en un rictus immonde. Je m'apprête à hurler de toutes mes forces quand un objet vient heurter ma tête dans un craquement horrible. Mes paupières se referment et je me sens tomber loin, profondément dans des ténèbres qui m'entourent et m'entraînent j'ignore où.

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