Chez Riwann
Gwen, ma meilleure amie de toujours. Celle à qui je peux – non, je pouvais - tout confier, sans craindre d'être jugée ou trahie. Ma Gwen, si pétillante de vie et optimiste face au futur, aussi incertain soit-il. Cette fille-là me semble à des années lumières de celle assise sur le banc le plus éloigné de moi. Une petite dizaine de mètres nous séparent, pourtant, mon cœur me crie qu'un univers entier la retient prisonnière de la face cachée de la lune. Depuis ma rencontre avec Anna, Yasmine, Liam et Sam, je me sens enfin appréciée par des personnes extérieures au petit nid confortable et sécurisant que nous nous étions construites toutes les deux. Et aujourd'hui, nous n'échangeons plus qu'un vague bonjour le matin, parfois. Nos fous rires me manquent tellement. Une main sur mon épaule me rappelle à la réalité.
— C'est bon pour toi ? me demande Yasmine.
— Hein ?! Quoi ? demandé-je en secouant la tête.
— Pour ce soir ? On se rejoint à la vieille usine après les cours. Mais tu n'es pas obligée, bien sûr...
— Tu ne vois pas qu'elle préférerait mille fois traîner avec sa pote Gwen que de venir nous rejoindre dans notre vieux repaire pourri ? la rabroue Anna en replaçant des mèches de cheveux de chaque côté de son visage avec une sensualité qui me perturbe.
— Non, je... je... balbutié-je, prise au dépourvu.
Il est évident que je rêve d'une soirée à rire et à se faire de mauvaises blagues, confortablement installée entre ma meilleure amie et ma mère.
— Peut-être que tu veux faire autre chose ? propose Samuel.
Je jette à nouveau un regard sur le banc de Gwen. Charlotte, en mère inquisitrice, me lance une œillade noire de colère et de mépris. Je ne l'ai jamais aimée mais alors là, elle atteint des sommets ! Je me lève subitement avec la ferme intention de me confronter à Gwen. Je me retourne rapidement et annonce :
— Envoie-moi un message avec le programme de ce soir, Samuel. Je vous rejoindrai là-bas.
— Tu vas où ?
— Elle va régler ses comptes avec sa pote, suggéra Anna.
Et elle a raison. Je me dirige tout droit vers la brunette et me place pile devant elle. Sa tête est tournée en direction de Charlotte : je sais pertinemment qu'elle se comporte ainsi pour éviter de croiser mon regard lorsque je suis près d'elle.
— Gwen, je peux te parler ?
Elle lève un regard inquiet et je m'en veux immédiatement du ton sec que j'ai employé.
— Et pour quoi faire ? riposte Charlotte.
— Toi, je ne t'ai pas parlé, fulminé-je, le rouge me montant aux joues. Et si tu retournais voir tes hyènes de copines au lieu de t'accrocher comme un charognard à la mienne ! tempêté-je.
— Gwen, je pense qu'il vaudrait mieux que je reste... propose Charlotte.
Gwen hésite une seconde. Une seconde d'éternité qui me retourne les entrailles :
— Depuis quand est-ce que tu as besoin d'un gardien pour me parler Gwen ! m'écrié-je en m'éloignant du banc, les larmes au bord des yeux.
J'entends Gwen dire quelque chose à Charlotte puis des pas précipités viennent me rejoindre.
— Jaz, attends ! supplie mon amie.
Je ralentis, encore suffisamment en colère toutefois pour ne pas m'arrêter complètement.
— Qu'est-ce qui nous arrive, Gwen ? demandé-je, vraiment abasourdie. Depuis quand je dois te demander la permission pour passer du temps avec toi ? Tu es ma meilleure amie, merde !
— Je... je ne sais pas quoi te dire, Jazia.
— Alors dis-moi pourquoi tu traînes avec Charlotte et ton ex petit-ami ? C'est comme si en quelques semaines, tu avais décidé de vivre exactement le contraire de tout ce qu'on avait !
Je vois des rides apparaître sur le front de Gwen alors que son regard me fusille à bout portant. Enfin une réaction, revoilà ma Gwen !
— Tu rigoles ? C'est toi qui t'es mise à rester avec tes nouveaux potes ! Je te jure, Jaz, ils ne sont pas fréquentables. Viens avec nous, j'ai appris à connaître Cha et Nolan et je t'assure qu'ils ne sont pas si mauvais !
— Cha ?! Des petits surnoms, déjà ? hurlé-je.
— Cha...euh Charlotte me ressemble bien plus qu'il n'y paraît, laisse-lui une chance, implore Gwen.
— Pourquoi ne viendrais-tu pas TOI avec nous ?
— Parce que tes amis... ils... je ne sais pas quoi te dire Jaz. Ils sont bizarres et je ne peux pas me permettre de les fréquenter de trop près...
— Tu es sérieuse là ?! éructé-je. Encore cette histoire de Le Bail ? Honnêtement Gwen, tu as vraiment peur d'être vue avec des jeunes qui vivent en foyer à cause de ta famille ? Mais c'est du délire !
— Jaz ! J'ai des responsabilités par ma naissance, même si ça ne te plaît pas ! Je... Et merde !
Nous restons toutes les deux, figées par la colère. Je n'arrive pas à croire que Gwen privilégie les « qu'en dira-ton » à moi. Mais qu'est-ce que Charlotte a bien pu lui faire ? Ce n'est pas possible !
Une ombre apparaît dans ma vision périphérique et je reconnais instantanément les traits de Samuel.
— La sonnerie va bientôt retentir, on y va Jaz ?
— Tu n'es même pas dans notre classe toi, crache Gwen. De quoi tu te mêles ?
Samuel reste silencieux et baisse tristement le regard. S'il pensait nous apaiser, l'échec semble vraiment le toucher. Pour la première fois de ma vie, je me réjouis de l'intervention d'Anna :
— Allez Sam, viens. Laisse-les se crêper le chignon autant qu'elles le veulent, ça leur fera du bien !
Sans même se retourner, Anna ajoute :
— A dix-huit heures chez toi Jazia. On ira boire un verre.
Sans même attendre ma réponse, Anna entraîne Samuel dans les couloirs qui les conduisent à la salle de classe.
— Tu as changé Jazia, commente Gwen, sortie de sa léthargie.
— Toi aussi, complété-je.
— On devrait en rester là, ajoute mon ancienne amie en s'éloignant d'un pas fatigué et triste.
Je fais de même et retourne en cours le cœur lourd et l'âme détruite.
Il est plus de dix-huit heures et le groupe ne devrait plus tarder à arriver. L'après-midi s'est écoulé avec une lenteur incroyable et c'est à peine si j'ai pu y survivre. Gwen ne m'a plus accordé le moindre regard. Je crois qu'elle était sérieuse lorsqu'elle a mis un terme à nos années d'amitié, et cela me déchire. Cette année devait être la nôtre, nous devions partager toutes nos dernières expériences de lycéennes ensemble. Je devais travailler dur et obtenir mon diplôme sans maltraiter mon cœur à peine remis de Kevan. Elle devait tomber amoureuse et vivre son histoire d'amour épique d'ado au lieu de quoi, nous n'arrivons même plus à échanger plus de trois phrases sans nous disputer. Mon visage doit refléter mon humeur intérieure car ma mère s'en est rendue compte.
— Jazia, dis-moi ce qui ne va pas, répète-t-elle pour la énième fois.
Je reste mutique. Je n'ai pas envie de partager avec elle mes soucis d'amitié : elle aime beaucoup Gwen, elle aussi, et je ne veux pas lui faire de la peine.
— Rien de grave, maman. Je vais sortir un moment, ça me fera du bien.
— Tu rentreras dîner ?
— Non, on est vendredi soir, je vais manger dehors.
— C'est d'accord, mais ne rentre pas trop tard ma chérie, dit-elle en déposant un baiser sur ma joue qui me réchauffe le cœur.
J'enfile mon manteau, inquiète que ni Yass, ni Liam, ni même Anna ne soient venus toquer à ma porte. A la limite, je comprends que Samuel soit gêné d'entrer, surtout si la voiture de ma mère est garée devant le portail et qu'il sait donc qu'elle est ici, mais les autres...
— Tu passeras le bonjour à Gwen ! s'écrie ma mère juste avant que je ne referme la porte derrière moi.
Je marche à peine une centaine de mètres que Liam apparaît dans mon champ de vision, instantanément.
— Salut Jaz ! Tu en as mis du temps à sortir ! s'amuse-t-il en calant son pas sur le mien.
— Anna a dit que vous deviez venir à la maison, expliqué-je. Je vous ai attendus.
— Elle aurait dû être plus précise alors ! On n'est pas du genre à s'incruster chez les gens sans y avoir été invité... On vit dans un foyer mais on a quand même des bonnes manières ! Et puis dès qu'il a vu la voiture de ta mère garée, Samuel nous a conseillé de ne surtout pas nous approcher de ta porte.
Son rire solaire irradie et je sens ma peine s'estomper légèrement.
— Où sont les autres ?
— Dès qu'il s'est mis à pleuvoir, C... euh Anna s'est mise à hurler qu'aucune fille au monde ne mérite qu'elle reste sous la pluie. Sam et Yass ont préféré l'emmener loin de chez toi plutôt que de te laisser affronter les foudres de notre rouquine !
— C'est gentil, répondis-je en esquissant un léger sourire, mais ça ne me dit toujours pas où nous allons.
— Allez suis-moi, on va boire un verre.
— Où ça ? insisté-je.
— Tu te méfies de tout le monde ou tu réserves ce genre de traitement aux créatures surnaturelles ?
Je ris timidement mais j'insiste du regard pour obtenir ma réponse.
— On va boire un verre dans un café du centre-ville, face au lycée. Tu comptes prévenir quelqu'un cette fois encore ? s'amuse-t-il.
Mon visage se décompose et il ajoute :
— Encore trop tôt pour en rire ?
— Oui.
Nous grimpons dans un bus et en descendons quelques minutes plus tard. Liam me conduit jusqu'à la devanture d'un commerce que je n'ai encore jamais remarqué. Seule une vieille plaque en bois abîmée par les années indique la présence de « Chez Riwann ». Nous poussons la porte pour pénétrer dans une petite salle pouvant accueillir une vingtaine de personnes tout au plus. Les tables sont anciennes et devaient probablement être déjà là lors de l'ouverture de l'endroit. Je plisse les yeux le temps de m'acclimater à l'absence de lumière : je dois avouer que les éclairages à LED ayant investi mon environnement quotidien, les lampes à la lueur jaune pâle me perturbent.
Liam repère rapidement ses amis et nous les rejoignons tranquillement.
— Je peux vous offrir à boire ? propose Samuel en se levant.
J'hésite une seconde – je sais que ces moyens sont très limités et je ne sais pas comment le faire sans prendre le risque de l'humilier. Anna me sauve pour la seconde fois de la journée.
— A moi, tu peux ! Je vais prendre un café long et un croissant : je meurs de faim.
Samuel sourit en acquiesçant et attend que, tour à tour, chacun passe sa commande.
— Et pour toi ? insiste-t-il.
— Je...
Relevant ma gêne, il ajoute :
— Je ne croule pas sous les millions, c'est vrai, mais j'ai quand même de quoi inviter mes amis, ne t'en fais pas !
— Ne joue pas les humbles, taquine Anna. Tu as eu plusieurs vies pour faire des économies : moi, je n'en ai qu'une alors autant profiter de ton argent !
Les autres rient de bon cœur et une atmosphère amicale et confortable se répand.
— Un chocolat chaud alors ! lancé-je.
— Sérieux ? Tu as quel âge, huit ans ? me taquine Liam.
— Le café, ça pue, rétorqué-je avec assurance.
Samuel revient quelques minutes plus tard avec nos boissons et nous trouve tous en train de nous chamailler.
— De vrais gosses ! marmonne-t-il.
— C'est de moi que tu parles, gamin ? se moque Liam.
— Eh oh, les vieillards, vous allez vous calmer, oui ! s'amuse Anna.
Le comportement de cette fille m'intrigue. Autant à certains moments elle peut se montrer antipathique au plus haut point, autant à d'autres elle peut être d'une timidité sans pareille. Parfois elle paraît être une fille pleine d'assurance et de confiance en elle, et à d'autres moments, elle irradie d'une fragilité déconcertante. Il faudra vraiment que j'arrive à percer sa carapace pour en savoir plus sur elle, mais ce n'est pas encore gagné ! Elle semble à peine m'avoir acceptée parmi ses amis aujourd'hui. D'ailleurs, je remarque qu'elle est même presque amicale avec moi, comme si elle savait à quel point ma conversation avec Gwen m'avait bouleversée. Je suis tirée de mes réflexions par la concernée :
— Non mais sérieusement, je n'allais pas attendre la malheureuse sous la pluie, j'ai mes limites moi aussi ! plaisante-t-elle sans que je ne comprenne bien ce qu'elle entend par là.
Ses amis, eux, saisissent parfaitement l'humour de la fille aux cheveux de feu.
— Au fait, lance subitement Samuel, je suis désolé de te lancer sur le sujet, mais c'était quoi cette histoire de « responsabilités » et de « famille » dont parlait Gwen tout-à-l'heure ?
Une chape de plomb semble tomber sur mes épaules et immédiatement, je me renferme. Je n'ai pas envie de gâcher ce moment en abordant un sujet trop récent et sensible pour moi. Pourtant, les regards insistants face à moi m'accablent et je me lance :
— Vous vous souvenez de la sortie scolaire que nous avions faite en septembre ?
— Celle dans la forêt de Brécilien ? suggère Liam.
— Oui, celle-ci. Samuel, tu m'as demandé de te conduire à l'autel du Brasier.
— C'est quoi cet endroit ? s'enquit Yasmine.
— C'est le lieu où ont été brûlées les sorcières du coin, résume Liam.
— D'accord. Et bien en 1629, lorsque les soupçons de sorcellerie ont envahi le cœur des villageois de Kerriac, ces derniers se sont tournés vers les quatre meilleurs guerriers qu'ils avaient à leur disposition. Armés de torches et de fourches, ils sont partis en chasse et ont condamné au bûcher sans procès les femmes qu'ils tenaient pour responsables de la mort de leurs bêtes, de la maladie qui emportait nombre de leurs enfants, et de la luxure qui conduisait de soi-disant maris fidèles vers d'autres femmes que les leurs. Les noms de famille de ces quatre hommes étaient Morvan, Prigent, Evenou et Le Bail.
— Le Bail... comme Gwen Le Bail ? demande Yasmine.
— Exactement. Ce sont eux qui ont organisé la vie et la ville de Kerriac. On les appelle les familles fondatrices. Aujourd'hui encore, ces familles sont toujours à la fois respectées et craintes par tous : monsieur le Maire est le père de Nolan Morvan, le principal du lycée est le père de Charlotte Prigent. Les Evenou n'ont pas de descendant connu à Kerriac et enfin, Gwen Le Bail est la fille unique du fils rejeté de tous pour s'être lié à une étrangère à Kerriac.
— Et ils ont du pouvoir dans cette ville ? A quel point ? demande Samuel, subjugué par mes paroles.
— Comme je te l'ai dit, l'un contrôle la Mairie, l'autre le lycée. Ce n'est pas grand-chose à mon sens... ajouté-je.
— Qui est le chef de la police ? insiste Samuel.
Une vague de chaleur s'empare de mon corps, rapidement rejointe par un froid glacial. Mon souffle s'accélère et je lance :
— Il n'appartient à aucune de ces familles. C'est le père de Kevan.
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