A la bibliothèque

J'aime beaucoup l'ambiance qu'insuffle cet endroit ; l'ancienne bibliothèque de Keriac date de plusieurs siècles pourtant, son intérieur est très chaleureux et convivial. Si les rayonnages s'étendent sur plusieurs étages le long des murs, l'espace de travail est essentiellement concentré sur le rez-de-chaussée. De longues tables sont alignées au centre de la pièce alors que quelques bureaux solitaires sont placés sous les rayons de livres. Je relève la présence d'une dizaine d'irréductibles travailleurs. Il commence à se faire tard et je remarque que je ne suis pas la seule élève de terminale à me plonger corps et âme dans mes études.

Je décide rapidement de mon programme : il faut que je poursuive mes recherches pour l'exposé que je dois préparer pour le cours d'histoire. Si je ne suis pas trop fatiguée, je pense travailler un petit peu sur mon orientation. Après tout, même si je sais que j'irai à l'université de Dol-Bennac, cela ne me dispense pas de réfléchir à quel institut je choisirai d'intégrer. Je me dirige tranquillement vers la bibliothécaire et lui demande poliment :

— Pourrais-je avoir accès aux archives de la ville s'il vous plaît ?

— C'est à quel sujet ? me demande la quinquagénaire derrière ses lunettes carrées.

Comme tous les habitants de Kériac, je sais que cette dame garde précieusement tous les journaux, tous les articles et toutes les archives de la ville. Une vraie passionnée d'histoire, et il relève du combat de la convaincre de permettre de poser nos doigts sur ses documents.

— Je dois faire un exposé sur une partie de l'histoire de la région et j'aimerais pouvoir choisir un lieu sur lequel j'aurais des choses à dire, expliqué-je.

— Il y a énormément de choses à raconter sur bien des endroits du coin et je n'ai pas l'intention de te laisser farfouiller sans but dans mes archives...

Mon attention est attirée par un léger courant d'air vers la porte d'entrée située face à moi et je me fige. Un petit groupe entre dans la pièce et je les reconnais immédiatement. Comme toujours, Yasmine porte une longue tunique bleue sur un pantalon assorti. Ses longs cheveux noirs glissent légèrement dans son dos, dépassants par le bas de son foulard et malgré l'obstacle de son sac-à-dos, ils atteignent encore le bas de ses reins. Je la trouve vraiment très belle malgré sa franche timidité illustrée par son regard fixé au sol. Près d'elle, Liam. Ce soir, il porte une chemise noire à boutons dorés un petit trop ouverte pour la saison à mon goût. Ses chaussures brillantes claquent contre le sol et résonnent dans l'espace ouvert. Il pose lentement son regard sur moi et esquisse un sourire très discret, mais auquel je ne réponds pas, trop obnubilée par la présence de Samuel.

Je ne vois que son profil : il parle avec enthousiasme avec la rousse dont je ne connais toujours pas le prénom. Elle offre un visage amical et m'accorde même un petit signe de tête lorsqu'elle remarque ma présence. Cette fille est vraiment très étrange, elle doit être lunatique. Sam suit le regard de son amie et pose ses yeux sur moi. Pile à cet instant, la bibliothécaire pose sa main chaude sur mon bras :

— Mademoiselle, j'ai mieux à faire que de perdre mon temps à regarder des adolescents en rut ! Lorsque vous saurez précisément sur quoi vous souhaitez travailler, revenez vers moi. D'ici-là, je vous invite à aller prendre une place.

Je remercie poliment la femme et me retourne rapidement pile au moment où ils passent devant moi. Liam me fait un petit signe de la tête alors que Yasmine trace son chemin, les yeux rivés au sol. Arrivée à mon niveau, la rousse s'arrête et s'apprête à me parler lorsque Samuel la tire précipitamment par le bras sans m'accorder un seul regard. Je secoue la tête pour remettre mes idées en place : ce n'est pas à moi d'essayer de connaître cet abruti, c'est plutôt à lui de venir s'excuser !

Furieuse, je me précipite vers une table située le plus loin possible de la-leur, celle carrément placée dans un coin, sous les étagères. Cette place fait partie de celles rarement utilisées par les visiteurs : la lumière n'est pas la meilleure et il faut vraiment forcer sur ses yeux pour parvenir à lire ou à écrire quelque chose. Mais cette ambiance tamisée me permet de reprendre mon souffle et de calmer ma colère.

Je ne comprends pas ce qu'il se passe alors je résume : Sam m'a poussée contre un mur et m'a accusé d'être...elle. Mais qui est cette personne dont il parlait ? Je n'ai jamais vu ce garçon auparavant, j'en suis certaine. Et puis il vient d'arriver en ville. La rouquine semble vraiment avoir son mot à dire dans le groupe : c'est elle qui a dit à Sam qu'il ne pouvait pas me parler l'autre jour mais ce soir, elle s'est approchée de moi et c'est lui qui l'en a empêché...

Je crois qu'ils sont vraiment trop étranges pour moi et que je devrais m'en tenir éloignée. Oui, ma décision est prise, je resterai aussi loin que possible d'eux. D'ailleurs, je ne relève même pas mon regard pour les repérer dans la pièce, rien du tout. Je me fiche complètement d'eux.

Je sors rapidement mes affaires et place devant moi une feuille blanche. La bibliothécaire a raison : je dois d'abord choisir mon sujet d'étude et ensuite je pourrai essayer d'accéder à des archives inédites et peut-être intéressantes.

Au bout de dix minutes, je me rends compte que rien ne me vient. Je souffle bruyamment, les joues gonflées par mon incapacité à faire un choix. Je décide de monter au second étage par l'escalier en colimaçon placé derrière moi. Je trouve les marches et les accoudoirs en fer forgé noir très belles : couplés à la lumière jaune ambiante, j'ai l'impression d'être une princesse rejoignant un bal masqué dans une salle pleine de princes et de princesses tous plus beaux les uns que les autres. Mais moi, je rejoins le premier étage et la section « Histoire locale ».

Je saisis quelques bouquins relatifs à la création de notre ville il y a plusieurs siècles, le folklore de Keriac, les traditions... Rien de bien excentrique à mon goût. J'aimerais vraiment trouver un sujet particulier, peu travaillé par les promotions précédentes. Après tout, cette note comptera pour moitié dans ma moyenne et je tiens à réussir cet exposé.

Mon regard tombe sur un livre intitulé « La place de la femme de Kériac dans la société du Moyen-Âge ». Je ne me suis jamais intéressée à ce sujet alors je place mon doigt sur le haut du bouquin et l'attire vers moi mais il me résiste. Qu'est-ce que c'est que ça ! J'insiste et l'arrache brutalement à sa prison avant d'apercevoir un visage derrière l'emplacement et une main encore tendue. Je reconnais instantanément le regard surpris de Sam.

Hors de question pour moi de m'attarder seule dans un rayonnage avec ce fou : je me retourne précipitamment en prenant le livre et rejoins ma place. Je me plonge dans ma lecture et ne relève plus la tête. Je suis à la fois perturbée par ce que je lis et par la présence de ce garçon. Le hasard fait vraiment mal les choses : il a fallu que nous choisissions le même livre !

Je focalise mon attention sur ma lecture, même si je dois parfois m'y reprendre à trois fois pour comprendre le sens d'une phrase tellement ma concentration me fait défaut.

Je finis par me calmer et me plonger sérieusement dans mon travail lorsqu'une main se pose sur mon épaule. Je sursaute, lève lentement la tête, et tourne mon visage vers ma gauche. Liam est debout, à côté de moi. Je relève mon regard vers lui et remarque le sourire franc qu'il m'offre.

— Je peux m'asseoir avec toi ? demande-t-il.

— La bibliothèque appartient à tout le monde, vas-y, réponds-je un peu trop sèchement à mon goût.

— Je te dérange peut-être ?

Je secoue la tête en signe de négation et l'invite d'un geste de la main à prendre place face à moi.

Il reste aussi silencieux que je le fais et m'observe. Je replonge mon regard dans mon bouquin et fais semblant de lire. Je ne retiens pas le moindre mot que j'ai lu, mais au moins, je n'affronte pas Liam qui a visiblement décidé de rester silencieux. Son regard pèse sur moi et j'aimerais vraiment être le genre de fille à rester ferme sur ses positions mais ce n'est pas mon cas. Je suis trop impulsive pour cela alors je lance subitement sans lever la tête :

— Je ne t'ai même pas entendu arriver. Pourtant, tes chaussures ont résonné quand tu es entré.

J'entends un petit rire et plante mon regard dans le sien.

— Ai-je dit quelque chose de drôle ?

— Non, pas vraiment, se moque Liam. C'est juste que le ton que tu as employé laissait à penser que tu as cru que j'avais volé jusqu'ici.

Je souris légèrement et n'ajoute rien. Lui non plus. Pendant quelques secondes, nous restons là, à nous dévisager mutuellement. Je remarque à quel point le noir tient une place prépondérante dans le physique de Liam : ses yeux sont sombres comme la nuit et le maquillage qui les entoure ne font que renforcer leur couleur. Ses cheveux ont la couleur du charbon et le vernis à ongle qu'il arbore a la même teinte. Seule sa peau, qui est d'une blancheur presque diaphane, déteint avec le reste de son apparence. Il remarque que je le détaille et me propose en gloussant :

— Tu aimerais en voir plus ?

Je secoue la tête et réplique :

— J'en ai déjà bien assez vu. Par contre, ce qui m'intéresse, ce serait de savoir pourquoi tu es là.

Liam reste silencieux et j'insiste en relevant un sourcil tout en écartant mes mains. C'est à lui de parler, c'est lui qui est venu me voir après tout. Je maintiens mon expression et il finit par se détourner, par prendre une profonde inspiration, puis se lancer.

— J'ai envie de savoir qui tu es Jazia Kayes. Tu m'interpelles et j'aimerais mieux te connaître.

Il me prend pour une idiote ou quoi ?

— Tes copains et toi, on dirait bien que vous avez déjà décidé de me détester, alors pourquoi est-ce que tu veux me connaître ?

Liam secoue la tête.

— On n'a rien décidé du tout, tu te trompes. Tu interprètes mal les choses.

— Ah oui ? m'enquerris-je. Alors pourquoi ton copain m'a sauté dessus l'autre jour ? Pourquoi Yasmine me fuit-elle ? Pourquoi la rouquine me regarde aussi bizarrement ? Et enfin pourquoi TOI tu me fuis ?

Le jeune homme semble surpris par mes questions. Pourtant, je les trouve pertinentes. Liam prend le temps de réfléchir avant de répondre. Je m'arme de patience et reste ferme face à lui, le regard déterminé. Il finit par déclarer :

— Tout d'abord, je ne te fuis pas. Tu es jolie Jazia, mais il en faut bien plus pour m'impressionner.

Il a dit que j'étais jolie ou je rêve ? Non Jazia, surtout ne souris pas bêtement. Je sens mes lèvres s'écarter alors j'opte instantanément pour la moue qu'emploie ma mère lorsqu'elle veut me punir et rire en même temps. J'adopte une face de canard en serrant mes lèvres et les poussant vers l'avant. Chez les filles de mon âge, cela se caractérise par une moue boudeuse.

Liam rit doucement et reprend :

— En ce qui concerne Yasmine, elle agit comme ça avec tout le monde, pas juste avec toi.

— Chhhhuuuuuuttt ! siffle la bibliothécaire.

Nous rions voix basse et rapprochons nos visages pour parler plus tranquillement.

— Elle est timide à ce point ? demandé-je.

Liam hésite et réfléchit soigneusement au choix de ses mots.

— Ce n'est pas vraiment de la timidité... C'est plus une manière pour elle de se protéger, avoue-t-il.

— Elle se protège en fuyant le reste du monde ? m'étonné-je.

Le garçon approuve d'un signe de tête et n'ajoute plus rien. Je comprends qu'il ne m'en dira pas plus. Tant pis pour moi.

— Et la rouquine ?

— Elle devrait apprécier que tu l'appelles ainsi, s'amuse Liam. Elle s'appelle Anna et pour être honnête, c'est la meilleure d'entre nous, je t'assure.

— Vraiment ? C'est pour ça que c'est elle qui vous dicte votre conduite ?

Liam lève les sourcils, visiblement surpris, alors je reprends :

— L'autre jour, dans le couloir, quand Sam est venu me parler, elle s'est approchée de lui et a décrété que ce n'était pas le moment. Pourquoi Sam lui a obéi ? Il n'est pas assez grand pour prendre seul ses décisions ? Après tout, il n'a attendu personne pour me sauter dessus le jour de la rentrée.

— Ne nous juge pas aussi vite, Jazia, susurre Liam si bas que je peine à l'entendre.

— Jaz, appelle-moi Jaz, proposé-je.

— Ok Jaz. Mais si on parlait d'autre chose que de mes potes, hein ?

Je ne tirerai rien de plus de lui, je le comprends très vite. Mais j'ai envie de faire sa connaissance alors je lance :

— Tu arrives d'où ?

— Du sud de la France, là où le soleil brille un peu plus souvent.

Je ris franchement.

— Si tu aimes la lumière et la chaleur, je crois que tu t'es trompé d'endroit. Ici, les nuages et le soleil jouent constamment à cache-cache et crois-moi, en cette saison, on passe très rapidement d'un temps assez ensoleillée à une pluie sans fin.

— C'est ce que j'ai cru comprendre. Et toi, tu as toujours vécu ici ?

— Oui, je suis née à Keriac, j'ai grandi à Keriac, j'étudie à Keriac, et je vivrai certainement toute ma vie à Keriac, avoué-je avec dépit.

— Tu ne partiras pas l'année prochaine ? Si tu n'aimes pas cette ville, pourquoi rester ? demande Liam, abasourdi.

— Je ne peux pas laisser ma mère, alors je veux rester avec elle. Nous vivons seules, toutes les deux.

Liam prend le temps d'avaler l'information avant de me demander :

— Et elle, qu'en pense-t-elle ?

— Je ne lui ai pas encore parlé de ma décision mais je ne changerai pas d'avis. Et toi, que feras-tu l'an prochain ?

— Je ne sais pas trop, nous avons encore un peu de temps pour y penser.

— Nous ?

— Anna, Yasmine, Sam et moi.

— Vous allez continuer vos études en fonction les uns des autres ?

J'ai posé une question qui le dérange parce qu'il me fuit du regard et hésite longtemps avant de me répondre.

— Je pense, oui. Pourquoi, tu ne vas pas prendre en compte le parcours de ta copine ?

— Gwen ? Non, certainement pas. Elle rêve de partir à l'étranger depuis longtemps donc quoiqu'il en soi, je ne me permettrai pas de l'empêcher de vivre sa vie.

J'ai dû dire quelque chose de vraiment dérangeant parce que son regard s'assombrit.

— On a pas forcément tous le choix, déclare-t-il rapidement avant de se lever.

— Tu t'en vas ? J'ai dit quelque chose de mal ?

— Pas du tout, Jaz. Il est juste tard et on doit partir. Je te rappelle que je vis dans un foyer et que je dois respecter certaines règles.

Il lance un regard en direction de la grande porte où l'attendent déjà les trois autres. Samuel et Yasmine semblent absorbés par leurs pieds pendant qu'Anna m'offre un grand sourire. En trois pas, Liam les a rejoints et la porte laisse entrer un courant d'air qui me fait frissonner. Liam me fait un léger signe de la main et la porte se referme sur eux.

J'ignore pourquoi, mais ces nouveaux irradient d'une aura de mystère et de secrets, et je veux vraiment en savoir plus, quitte à me brûler les ailes en me rapprochant trop près d'eux.

Gwen va me tuer.

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