Le voyage

Sans un regard en arrière. Sans une pensée pour qui que ce soit. Sans remords, ni ressentiment. Voilà comment Oxanna aimerait quitter sa Redrelyn. La vérité est tout autre. Flanquée de Gylan à sa droite et de Laurence à sa gauche, suivie par le Mage curieux qui a la fâcheuse tendance à glisser son regard là où ce n'est pas nécessaire, ils passent par les cuisines afin de réunir de la nourriture pour une semaine, ainsi que des gourdes bien remplies. Orist Norfir ne résiste pas à plonger son long doigt dans une marmite bouillonnante de soupe, puis de piquer un morceau de pain aux raisins et aux amandes chaudement sorti du four, et enfin il s'attire les foudres de la Cuisinière en Chef du palais, Madame Rosemerta, après lui avoir volé ses mûres destinées à assaisonner le rôti du Roi ce midi. Pour toute réponse à ses cris stridents, il ironise amèrement :

— Puisque sa Majesté est décidée à vivre en assumant autant de sacrifices qu'il faudra pour satisfaire sa large tête couronnée pleine d'ego, puisqu'il a choisi de se priver de son unique source de lumière...

Et il jette une œillade lourde de sens à Oxanna, qui reste murée dans son silence désespéré. 

— Alors, je ne vois pas pourquoi il rechignerait à vivre sans son coulis de mûres. 

Madame Rosemerta ne sait pas quoi riposter et laisse finalement le voleur filer hors de ses cuisines. Mieux vaut d'ailleurs qu'elle se débarrasse vite de lui. Critiquer le Roi est puni de la peine capitale. Formuler ne serait-ce qu'une pensée négative à son propos et vous expérimenterez la pire nuit de toute votre existence dans les cachots, de sorte à ce que vous soyez forcés de le vénérer, ou de mourir en le haïssant. Profitant de sa peur des représailles, Orist s'en va avec une grosse brioche sous le coude et la grignote sur le chemin. Oxanna est tentée de leur souhaiter la bonne chance, eux enfermés ici au service de Soran Zergrath, et elle chevauchant jusqu'aux terres elfiques réputées pour leur paix. Elle leur dirait combien les sucreries du chocolatier lui manqueront et combien elle se rappellera le goût des petits pains à la confiture du pâtissier, et elle remercierait Rosemerta pour ses saveurs épicés et relevés, à tel point que ses seuls instants appréciables de la journée étaient les repas. 

Mais, elle tourne les talons et s'échappe de ce palais au pas de course, tête baissée. Les nouvelles le traversent à allure prompte. Hormis Orist, elle, ses gardes et le Roi, nul n'est au courant de son départ et cela ne doit pas changer. Pas avant qu'elle soit loin d'ici. Elle se hâte donc de rejoindre la porte arrière, aidée par le fait qu'aucun serviteur ne se douterait des dernières lubies du Roi, et elle n'est guère arrêtée, tout juste saluée à son passage. 

À l'extérieur, elle inspire vivement l'air frais du Nord et se demande comment est celui des Elfes. Ils descendent par les quartiers ouest, jusqu'aux écuries tout près des portes sud. Là, un phénomène étrange se produit. Elle qui s'attendait à parler avec aigreur et colère, à ruminer et presque à maudire ce royaume et son Roi... Elle est incapable de décrire réellement ses pensées, mais elle n'est pas gonflée de fureur et de rancœur. Rien que de la déception. Elle regarde une dernière fois les rues vidées et la noirceur qui vient petit à petit tapisser les murs d'une cité engourdie par l'hystérie. Comment retrouvera-t-elle Redrelyn ? 

La Princesse chevauche mieux qu'aucun autre enfant de la cité, même les fils de soldats et de palefreniers. Elle n'hésite pas à grimper sur sa monture, une pur-sang du Nord, fine et élancée, d'un pelage noir comme la nuit, faite pour la vitesse, taillée pour fendre l'air, répondant à sa maîtresse uniquement. Saïra. En langue ancienne des mortels, cela signifie Savoir, car cette jument semble connaître tout du monde et se dirigerait à l'instinct sur toutes les terres, connues ou inconnues. Bien jolie que cette histoire, mais Oxanna n'a jamais chevauché plus loin qu'Ancalar ou les Bourgs Prospères. Saïra n'a vu que les rivages de la Mer du Nord ou ceux de la Grande Mer de l'Est. Elle n'a point bu à l'eau des fleuves ou des rivières.

Orist Norfir prend logiquement les devants, lui qui n'a cessé de vagabonder de terre en terre toute sa vie. Pour lui, la question de leur route ne se pose même pas. Il file droit vers le sud sans vérifier que la Princesse ne le suive bel et bien. Il ne dit pas adieu à Redrelyn, car il prévoit de la revoir bientôt. Il ne lui faut pas tendre l'oreille pour entendre la fougue de la jument royale qui hennit une dernière fois avant de se ruer hors des écuries, vers cet inconnu qui effraie autant qu'il excite la jeune Princesse, n'ayant fréquenté le monde que par ses cartes. Gylan et Laurence se tiennent de part et d'autre de leur maîtresse, un peu en arrière, une position de choix pour la défendre en cas d'attaque. Ils n'oublient pas la menace de ces vicieux Mages. En fait, malgré leurs regards circulaires sur leur environnement, veillant à ce que rien n'échappe à leur vigilance, ils surveillent hargneusement ce conseiller de Rois et de Seigneurs. Après tout, le Firmament Étincelant se situe précisément en direction de la Source. 

Toute la première journée, c'est-à-dire l'après-midi restant et une bonne partie de la nuit, ils chevauchent avec des haltes qui ne durent pas plus de quelques minutes. Ils franchissent la vallée fleurie et épanouie s'étendant du royaume d'Ancalar jusqu'au territoire elfique de Iovannen. Tout au long de ces heures alourdies par un temps orageux, Oxanna s'interroge sur Redrelyn. Elle n'a pas pris congé de son père. Elle n'a pas dévié sa route vers le campement d'entraînement de son frère, où elle aurait pu lui raconter la situation et lui dire au revoir. Elle n'a pas ordonné à ses gardes de rester chez eux, ce qu'elle aurait dû faire, car leur place ne se trouve pas auprès d'un Roi Elfe. Bien qu'ils n'aient ni femme, ni enfant, cela les condamne-t-il à la servir pour toujours ? Elle ignore que Gylan se considère bien heureux et chanceux d'être enfin libre de voir d'autres horizons, et Laurence a failli gagner la salle du trône pour prévenir Zergrath de son départ avec la Princesse, mais il ne l'a pas fait. Sa loyauté, il ne la voue en aucune façon à ce tyran déguisé sous ses sourires valant plusieurs milliers de pièces d'or. 

En revanche, ils remarquent tous la mine tracassée d'Orist Norfir. Au final, Oxanna se rend compte qu'elle ne lui a pas fourni de meilleurs habits que cette longue robe grisonnante et sale, et elle se sent atrocement coupable. Laurence suggère une halte à quatre heures de l'aube, sous un sous-bois, protégés de la brise du Nord, qualifiée de glaciale la nuit. Gylan chasse immédiatement les oiseaux tranquilles, non pas par obligation, puisqu'ils ont des vivres, de la viande séchée, des pommes de terre et des raisins, mais parce qu'il déteste l'ennui et il commence déjà à se lasser de la selle. Il doit bouger. Tandis que le garde revient avec deux belles perdrix, le Mage observe sans répit les montagnes à l'ouest. La Princesse fait mine de vomir, quand il les déplume et les vide, et elle se tourne pour s'épargner le spectacle. Sa curiosité explose, lorsque le vieil homme se lève et se plante vers les Monts d'Or. 

— Conseiller, devez-vous régler une affaire urgente avec les Nains des Monts d'Or ? Vous me donnez le tournis à gesticuler ainsi. Je ne vous retiens pas ici. En vérité, je n'ai pas besoin de guide pour me rendre au Firmament Étincelant. La carte de Laurence suffira.

Orist Norfir revient s'asseoir autour du feu allumé par Gylan en ricanant sous sa barbe.

— Vilaine rancunière, j'imagine bien que vous vous passeriez de moi. Malheureusement pour vous, je tiens à vous accompagner et à vous présenter au Roi Faerran. Vous ne maîtrisez pas ses usages et vous n'avez pas encore goûté à son sale caractère. Lorsqu'il est contrarié, il peut devenir le pire en ce monde.

Cela ne rassure pas Oxanna, et elle réplique par une grimace peu gracieuse pour une Princesse, signe de son agacement. Le visage d'Orist se charge soudain d'inquiétude, l'espace d'une poignée de secondes, et il souffle :

— Deux âmes contrariées et rancunières vous êtes. Je n'ose prédire comment Faerran vous accueillera ou comment vous vous comporterez là-bas. Il en va de votre intérêt que vous y mettiez du vôtre dans cette...association entre les mortels et les immortels. Si vous êtes renvoyée à Redrelyn au bout de plusieurs mois, votre cas sera défendable devant votre père et Faerran pourra s'acquitter de toute la responsabilité de cet échec. Mais, s'il vous renvoie dès le premier jour, comment vous expliquerez-vous ? Ne soyez pas bornée comme votre père.

Oxanna méprise plus que tout d'être comparée à cet homme. Sa mâchoire se contracte violemment d'irritation, surtout qu'il ne s'agit pas de la première fois qu'il l'associe à l'attitude exécrable de Soran. Elle n'est pas cruelle. Elle respecte les autres, son peuple ou les étrangers. Laurence et Gylan se lancent des coups d'œil sans équivoque. Ils savent à quel point ces allusions la rendent folle de rage, mais, pour prouver au vieillard qu'il se trompe, elle s'oblige à serrer le poing et à se taire. Cela la blesse plus qu'elle ne voudrait l'admettre. 

— Pour vous répondre, non, je n'ai pas prévu de rendre visite au Roi Thassuri des Monts d'Or de sitôt. Je crois qu'il vous serait bénéfique de faire un bref détour par Iovannen. 

— Hors de question.

Son ton tranchant et sans appel lui coupe nettement la parole, et il en demeure perplexe. Pourquoi une telle réticence à passer par Iovannen ? Bien sûr, Oxanna ne garde pas la raison pour elle très longtemps :

— Le même Seigneur de Iovannen qui a organisé le conseil des émissaires elfiques et qui a envisagé possible un mariage entre une mortelle et un immortel ? Celui-là ? 

Orist fait claquer sa langue contre son palais, à présent tout aussi fâché qu'elle. 

— Par pitié, abandonnez cette hostilité envers ceux impliqués dans cette affaire ! Le Seigneur Eldaer s'est contenté de lister les avantages et les désavantages de chacune de leurs options. Le rencontrer vous permettrait d'en apprendre plus sur les Elfes avant de vous retrouver démunie et ignorante face au Roi Faerran. Qui plus est, Eldaer est un vieil ami. Il m'a tout enseigné et de lui, je tiens ma sagesse. Il vous instruira mieux que moi.

Et il s'emploiera à la convaincre pour le restant de la nuit, ou plutôt jusqu'à ce qu'elle s'endorme et qu'il s'attaque aux gardes en les prenant par les sentiments. Or, Gylan ne contredira jamais la voix de sa maîtresse et Laurence n'est pas particulièrement attaché à la parole du Mage. Tous deux se moquent bien de son avis. Oxanna sommeille péniblement et s'éveille deux heures après l'aube. Elle n'arrivera pas à se reposer davantage, donc ils repartent sur les routes. 

Le deuxième jour, ils avancent lentement et avec prudence, car des Mages malveillants ont été aperçus dans la région, au point de souiller le Marais Blanc de leur malice. Il s'appelle désormais le Marais Gris, et son Obscurité enchante les voyageurs non-avisés qui se perdent et meurent dans la démence, dit-on. Ils longent le Mont de Fer Rouge, préférant se rapprocher des immortels de l'est et se tenant éloignés des plaines centrales. Orist impose cette décision, à vrai dire. Bien qu'elle fasse sens et qu'elle ne trahisse pas leur itinéraire, Oxanna devine qu'il cherche avant tout à contourner les conflits des Trois Royaumes et leur guerre perpétuelle. Et puis, qu'adviendrait-il de la Princesse si elle était capturée à rôder à proximité des Remparts et que les Hommes du Centre reconnaissaient une royale du Nord ? Comment justifierait-elle sa chevauchée vers le sud ? Vers les Elfes ? Par ailleurs, ils prennent leur précaution pour se dissimuler de tous, au cœur de la nature, esquivant les villages mortels aux alentours. Si des rumeurs de sa présence jaillissaient dans le coin, les Rois de ces contrées supposeraient que Redrelyn envoie sa fille à la Source pour la convertir et les accuseraient d'hypocrisie et de perfidie, et s'entamerait un concours de celui qui décrochera en premier le contrôle absolu de cette Source malheureuse. 

Orist annonce une pause dans un champ, à quelques centaines de battement d'ailes du Mont de Fer Rouge, si bien que sa hauteur gigantesque paraît être un géant protecteur, veillant sur leur nuit. Ils dorment mieux et durant des heures, et la Princesse est revigorée à son réveil. Gylan et Laurence s'échangent les tours de garde pour que chacun se repose suffisamment. 

À l'aube du troisième jour, ils rassemblent leurs affaires éparpillées autour du feu de camp, qu'ils éteignent soigneusement et dont les cendres sont dispersées sous les feuillages envolés au vent, pour masquer leurs traces. À partir de cette matinée-ci, l'indécision les saisit. Orist réclame la carte de Laurence et même si chaque rivière, chaque plaine, chaque détail de ce monde est gravé dans sa mémoire, il analyse leur position. Ils ne peuvent atteindre le Firmament Étincelant sans parcourir la Grande Région de Lumière.  

— Dites-le que vous favorisez les Elfes à toute autre race, ronchonne Oxanna. Iovannen, d'abord, et la Grande Région maintenant. Pourquoi ne pas rendre visite aux Hommes désintéressés et braves qui se sont installés au Comptoir pour garder la Source ? 

— Je lis clairement en vous, rétorque Orist. Vous prétendez cette inimité envers les Elfes, d'une part, parce que votre père vous l'a inculquée et d'autre part, parce que vous refusez d'avouer que vous n'y connaissez rien du tout en usages et traditions elfiques. Il n'est pas trop tard pour me poser des questions, vous savez.

À nouveau, ce rapprochement avec son père. Oxanna en a sérieusement marre qu'il les compare, qu'il les associe. Si elle nourrissait un brin de fidélité envers son royaume et le Roi, Soran Zergrath a tout détruit en la marchandant au Roi Elfe. 

 — Parfait. Concluons un marché. Je vous pose des questions, vous m'instruisez autant que vous le pourrez au cours des prochains jours et en échange, nous irons par le Comptoir. Je désire voir la Source de mes propres yeux. 

— Allons ! gronde le Mage. Cette terre est ravagée de minute en minute par l'Obscurité, nuit et jour. La corruption des Hommes dévore et annihile la Lumière. Nul ne nous garantit qu'un nouveau Mage, au pouvoir incontrôlable, ne perdra pas son sang-froid et ne tentera pas de tuer tout ce qui l'entoure. Ce ne serait pas une première. Les Hommes, si braves et désintéressés que vous le pensez, ont érigé ce Comptoir pour faucher dans le nid leurs semblables convertis et déchaînés. 

Pour Oxanna, son explication ne tient pas debout. Tout le monde sait que les Hommes de tous les royaumes se sont réunis pour bâtir le Comptoir et pour préserver le bon respect des lois communes qui assurent la paix autour de la Source. 

— S'ils tuent les Mages diaboliques à la Source, pourquoi sont-ils si nombreux à se propager au travers de notre monde ? 

— L'Obscurité est fourbe. Elle se cachera le temps de s'enfuir et de survivre. Il est facile de berner Elfes et Hommes, car, de toute manière, la Source rend confus tout individu qui s'y baigne. Tous peuvent prétexter le trouble et la perplexité pour mettre de la distance entre eux et les sentinelles du Comptoir. D'autres sont simplement guettés par l'Obscurité et ils auront beau résister, ils sombreront tôt ou tard. 

Laurence lui arrache la carte des mains pour souligner son mécontentement à ces mots et Gylan se redresse d'un air menaçant. Orist ne comprend pas tout de suite et Oxanna déclare d'un ton neutre :

— Vous venez d'affirmer à voix haute que l'Obscurité peut vous engloutir à tout moment. 

Orist balaie cette bêtise de sa large manche en pestant. Le Mage ne ressent pas une once d'Obscurité en lui, malgré la trahison de Soran Zergrath et son séjour mouvementé dans ses geôles. Les plaies sont ancrées dans sa chair. Elles ne se referment pas vite, laissant des dizaines de marque sur son âme.

— Nous irons par la Grande Région, tranche-t-il.

Ils terminent ce troisième jour à border les plaines centrales par l'est. 

Au quatrième, Orist se confronte à l'opiniâtreté de Redrelyn, quand les trois chevaux à côté du sien empruntent le sentier de l'est, au lieu de bifurquer à l'ouest, comme il aspirait à le faire. Il est contraint de faire demi-tour, puisque les trois ont disparu derrière une haie de chênes. Ils ne ralentissent pas et se hâtent droit sur le Comptoir. Le Mage se fatigue à héler le nom de la Princesse, mais elle l'ignore avec superbe et ses deux gardes lui obéissent sans même qu'elle n'ait besoin de formuler ses ordres. Ils consacrent l'entièreté du quatrième jour à cette percée. Cette région est criblée d'escarpements, de bois épais, mais également de vastes étendues désertées par ses eaux asséchées, qui forment aujourd'hui des ravins étroits. Le ciel se couvre de nuages noirs et pourtant, ils esquivent la pluie à chaque heure qui défile. 

— Des vautours, marmonne Orist, lors d'une courte pause, de très mauvais présages que ces vautours. Êtes-vous certaine de pouvoir porter le poids de votre entêtement ? 

Oxanna l'ignore et dans le courant de l'après-midi, ils atteignent la région de la Source. Une vaste tour s'élève fièrement dans les nuages, le Comptoir. À sa droite, une immense forêt d'arbres majestueux aux feuillages orangés et dorés. Elle regretterait presque de passer à côté de la Grande Région de Lumière, mais s'accorder maintenant avec le Mage lui vaudrait de courber l'échine et sa fierté de mortelle en prendrait un coup fatal. Et, quoi qu'il en soit, elle aspire à découvrir la Source de ses propres yeux. 

Au bout de quelques minutes à progresser vers la tour aux couleurs de l'hiver, froides, aux nuances de blanc et de ténèbres, à la mode du Centre, donc avec son architecture ancienne, quelque peu disgracieuse, surtout à côté d'un territoire elfique si prétentieusement élégant, des archers apparaissent dans leur champ de vision, postés à des dizaines de pas du Comptoir, encochant leurs flèches, défiant quiconque de combler l'espace restant. Oxanna juge cet accueil suspect et dédaigneux, violent même, mais elle réfléchit aux avertissements d'Orist et adopte une humble position de soumission, stoppant le galop de leurs chevaux et criant pour que sa voix porte sur la distance :

— Redrelyn vous salue, soldats. Je suis Princesse du Nord, Oxanna Zergrath, troisième du nom. Mon escorte et moi, nous nous rendons un peu plus au sud, au royaume elfique de Lune. J'ai proposé une halte au Comptoir pour jouir d'un bain chaud et d'un repas savoureux. Me serais-je trompée sur l'hospitalité des Hommes envers leurs semblables ? 

Un silence pesant tombe sur la plaine à découvert. Gylan aligne son cheval avec Saïra, craignant davantage les archers perchés sur les tourelles du Comptoir, si haut qu'il ne peut en entrapercevoir les silhouettes, que cette dizaine de gardiens en bas, à pieds et sans monture pour rejoindre rapidement une porte où se mettre à l'abri. Orist dévisage la Princesse, de quoi la narguer d'un je vous avais prévenu. Ses yeux parlent d'eux-mêmes sans qu'il ne doive chanter son sarcasme. Mais, tout à coup, une mélodie dure et rauque leur parvient, grâce à une forte rafale. Un cor. Oxanna doit contenir sa jument qui a l'air de plus en plus perturbée par leur environnement, mais elle ne l'écoute pas ce signe évident de danger.

— Le Comptoir appartient à tous les peuples mortels. La Princesse de Redrelyn est la bienvenue entre nos murs, si elle le demande.

Oxanna ne masque pas son sourcil haussé en lorgnant sur un Orist Norfir empli de confusion, à en juger par ses lèvres pincées et ses yeux étrécis fixant le Comptoir avec méfiance. Sans perdre plus de temps, elle se réjouit d'atteindre cette monumentale tour, décidée à prendre un bon bain chaud et à se reposer autant de temps qu'elle pourra voler ici, afin de retarder son arrivée au Firmament Étincelant. Néanmoins, alors qu'elle s'apprête à lancer Saïra au galop de nouveau, la monture du Mage lui barre brusquement la route, se positionnant promptement entre les trois mortels et cet endroit à l'aura sombre et douteuse, et il dresse une main impérieuse.

— Renoncez-y, Oxanna ! Quelque chose de mauvais rôde dans les parages. Un quelque chose qui appartient tout entier à l'Obscurité. Je ne peux vous dire comment, mais je sais qu'entrer là-dedans revient à signer votre arrêt de mort. Allons par la Grande Région, tout de suite ! Avant qu'il ne soit trop tard...

Si Laurence écoutait peu l'insistance tourmentée du Mage jusqu'à présent, il ne peut nier que son timbre alerte fait instantanément grandir un sentiment de malaise dans son cœur et il est tenté de suivre son conseil, mais Gylan préfère rire au nez du conseiller en rétorquant :

— La Source est gardée par les meilleurs combattants de tous les peuples mortels. Elle est surveillée par les Sylvains à l'est et par les Elfes de Lumière à l'ouest. Que peut l'Obscurité face à cela ? 

Bien évidemment, cet argument ne suffit pas à Orist qui briserait volontiers cette fausse positivité, qui transpire surtout de suffisance, mais Oxanna se moque superbement de qui a raison et de qui a tort. De toute manière, soit le Mage se fait des idées et elle séjournera quelques heures ici pour se reposer ; soit il se trame réellement un quelque chose de terrible entre les murs de cette tour et auquel cas, il faut évaluer la situation et réagir en conséquence. Saïra s'élance sans nervosité envers la monture du conseiller qui se cabre et hennit à son passage, escortée par les chevaux des gardes. 

Dans cette plaine, la Princesse s'étonne du néant aux alentours. Elle avait visualisé des campements près du Comptoir, des allées et venues, des voyageurs et des curieux débarquant de tous les coins du monde, des soldats nombreux et armés jusqu'aux dents pour que règne le calme. Or, elle perçoit les arbres d'or à sa droite, et très loin, la Forêt des Jours Éternels par-delà le Fleuve Creux, mais elle en discerne à peine la forme et les nuances de ses troncs. Elle avait anticipé une foule, ou si la corruption de la Source les apeurait, elle s'était dit que des révoltes pouvaient éclater, réclamant la destruction pure et simple de ce lieu maudit par la nature faible et changeante des mortels. Mais, non, rien que ce maigre cercle de sentinelles près de la tour. 

En se présentant au pied du Comptoir, qui comporte quatre portes, pouvant accueillir les passants ou les soldats des quatre coins du monde, Oxanna n'éprouve aucune bienveillance émanant de ces sentinelles. Lorsqu'elle descend de sa selle, Saïra tape brusquement ses sabots arrières contre la terre à la vue de ces hommes étrangers qui l'encerclent pour la conduire aux écuries, un appendice du Comptoir rattachée à son flanc est, lui dit-on d'une voix la plus morne qui soit. 

— Saïra attendra ici, s'interpose-t-elle. Gare à vous si elle s'échappe ou s'il lui arrive le moindre mal.

Bien que peu seraient secoués par les menaces d'une fillette, elle demeure une Princesse et la fille de Soran Zergrath, renommé pour sa fermeté et sa cruauté envers ceux qui lui manquent de respect. Ces sentinelles n'affichent ni courtoisie à son égard, ni intérêt. En fait, leurs yeux apparaissent vitreux, ou du moins, ils ne posent leur regard nulle part, dans le vague en permanence. Peut-être sont-ils fatigués ou se peut-il qu'Orist dispose d'une intuition à toute épreuve. Elle se retrouve incitée par les circonstances à s'introduire dans cette tour et à l'examiner avec attention. 

Il s'avère que personne ne l'accompagne à l'intérieur, c'est-à-dire que les sentinelles regagnent leur point fixe sur cette ligne imaginaire d'un cercle invisible et aucun soldat, aucun serviteur ne se tiennent sous l'arche de la porte nord. Oxanna entre la première, talonnée de ses gardes, et Orist referme les deux lourds battants en un soupir. Au début, la noirceur de ce hall exigu les étouffe et Gylan cherche à tâtons une torche à allumer, mais ils finissent par s'y habituer et plusieurs couloirs s'offrent à eux. La pierre donne l'impression d'avoir été taillée par la main de la nature sur des siècles, tant elle est irrégulière et brute –  le témoignage de l'empressement des mortels à construire le Comptoir. Ils n'ont guère pris la peine de lisser les parois, d'y appliquer des tapisseries ou des décorations. 

Oxanna se hasarde à quelques pas droit face à elle, sur le couloir le moins étriqué, et elle en déduit que cette apparence rustique et rudimentaire ne s'améliore pas sur le reste de la tour. Son chemin débouche sur une salle haute et large, où sont rangées de longues tables rectangulaires illuminées par des trois lustres modestes dont les bougies se sont éteintes, ainsi que par le soleil d'une fin d'après-midi au travers des grandes vitres sur le mur de droite. 

Une tension s'élève réellement en étudiant le contenu de ces tables. Des assiettes. Des pintes. Des mouchoirs. Mais, les assiettes sont à moitié remplies, comme si le repas s'était interrompu brusquement. Il reste des fonds de vin dans les pintes et les mouchoirs sont étalés négligemment sur le bois ou par terre, comme s'ils avaient été jetés à toute vitesse. Les bancs sont bousculés ou renversés. Un pas de plus et un tintement résonne sous la botte de la Princesse. Elle baisse les yeux et fait glisser un couteau. D'autres jonchent la pierre. 

— Le Comptoir a subi une attaque, conclut-elle sans grande difficulté. 

Orist Norfir marche nerveusement jusqu'à elle et lorgne ce décor figé.

— Gylan, Laurence, il vous faut avertir le Centre et le Nord. Je ne crois pas que le Comptoir soit encore détenu par les Hommes mortels. 

— La magie de la Source empeste, confirme le conseiller. La sentez-vous ? 

— Cette odeur aigre, pestilentielle, qui assaille les narines et gêne la respiration ? Qui ne la sentirait pas ? Gylan, vous chevaucherez aux Remparts. Laurence, retournez au Nord. Si le Roi n'est pas averti au plus tôt, il piquera une crise. 

Les deux gardes amorcent un même mouvement pour riposter, lui demander pourquoi elle ne s'inclut pas dans ce projet, comment ils la quitteraient ici en connaissance du danger, mais elle hoche vivement de la tête, leur faisant signe de se taire. Elle leur chuchote :

— On dirait bien que le Comptoir est tombé. Et s'il est tombé, ces sentinelles ne nous permettront sûrement pas de tous repartir. Vous devez impérativement propager la nouvelle. 

— En outre, si le Comptoir est tombé, et je regrette cette pensée, marmonne Orist, il n'est pas impossible que la Grande Région ne soit touchée par la malice de cette sombre magie. Je préconise de traverser la tour de bout en bout et de ressortir par la porte sud, puis de filer au Firmament Étincelant.  

Les deux gardes ne ravalent pas leur colère à cet ordre et s'ensuit une négociation que la Princesse remporte plus ou moins, obtenant de Laurence qu'il effectue cette tâche seul, lui commandant de choisir Saïra pour nouvelle monture, car elle l'amènera sans pause, ni plainte là où il doit se rendre, tandis que Gylan s'assurera d'abord qu'elle parvienne jusqu'à la porte sud et ensuite, il avisera pour rejoindre le Nord. Oxanna accepte assez facilement ce compromis, elle-même n'étant pas très rassurée par le silence pesant du Comptoir. 

Ils se séparent et Oxanna ne peut s'empêcher de guetter le départ de Laurence. Elle laisse le battant de la porte nord entrouverte et le regarde jaillir sur la plaine, s'accaparant toute l'attention des sentinelles. Ceux-ci se tendent et certains effleurent inconsciemment leur arc. Ils n'ont pas l'air de se contrôler. Il foule la terre sèche avec résolution, visant Saïra et rien d'autre. Sa prestance le protège des questionnements et même si ces hommes armés sont perplexes, ils ne lui entravent pas la route. Il grimpe sur la salle avec agilité et sans crier gare, la jument part aussitôt au galop, sans une once d'hésitation. 

Quand Orist se tourne, prêt à s'enfoncer dans l'Obscurité, il hoquette de stupéfaction, percutant le corps mou d'une femme. Dans sa cinquantaine, vêtue d'une robe humble, ressemblant particulièrement à une servante, avec ses cheveux relevés en chignon et enfouis sous un petit chapeau et ses gants blancs aux bords en dentelles salis par la suie. Le bruit du Mage alarme Gylan qui tire son épée sans y réfléchir à deux fois et en voyant cette ombre de femme, il la rengaine sur-le-champ, ne détectant aucune menace dans ses yeux embrumés et vides. Son visage arbore une absence d'expression angoissante. 

— Par ici, le maître souhaite vous recevoir.

Inutile qu'Orist explique le fonctionnement du Comptoir à la Princesse pour que cette dernière repère le problème dans cette phrase, somme toute, innocente... Il n'existe pas de maître entre ces murs. Pour la forme, ils lui emboîtent le pas sur un couloir à leur gauche, puis pénètrent dans une armurerie et Gylan se raidit d'autant plus, mais ils ne croisent personne et la servante leur montre la voie vers des escaliers minuscules. Oxanna n'a qu'à adresser une œillade entendue à son garde pour se débarrasser d'elle. Tout en murmurant une excuse, il fond derrière cette femme et pose sa main cornée sur sa bouche et sur son nez, pour lui interdire de crier. Elle ne se débat même pas. Alors, il frappe un point sensible sur sa nuque et elle s'évanouit, comme une marionnette à qui l'on aurait coupé les ficelles. 

— Ne traînons pas. Mon petit doigt me dit que ce maître ne traite pas correctement ses invités.

Orist, qui a déjà visité le Comptoir par le passé, se dirige de mémoire à travers ce dédale et malgré son âge, il se met à courir en captant des sons étouffés en provenance des étages. Il évite avec soin l'aile est, qui est occupée en général par les importants convives et les soldats gradés. Seulement, cette tour se révèle être un labyrinthe et s'il ne se perd pas, il doit ralentir quelquefois pour se souvenir des bons couloirs à choisir, au risque de se précipiter dans un bourbier. Cela ne l'aide en rien que des pas pressés foncent sur leur position. Des ennemis ou des amis, il n'a pas envie de rester planté là pour le déterminer. Acculé, il désigne des marches discrètes et laisse Oxanna s'y ruer la première. Avec la force de Gylan, ils réussissent à fermer la porte de ce qui s'apparente à une salle d'eau et ils font basculer un placard devant elle pour freiner leurs poursuivants. 

Gylan bondit rapidement derrière sa Princesse et il la voit au bout d'un couloir, à courir à reculons. Trois hommes lèvent leurs lames sur elle. Il s'immisce entre la pointe de leurs épées et sa jolie tête, et les combat avec aisance. Il assomme le plus bourrin d'un coup bien placé à la tempe. Dans l'urgence, il ne tergiverse pas sur le bien, le mal, le juste et l'injustice, et il transperce le deuxième, puis tranche la gorge de l'autre. Une flopée de soldats déboulent de tous les côtés et Orist Norfir ne médite pas longtemps sur comment il compte sauver Oxanna du péril. Il saisit son bras, ouvre la porte-fenêtre d'une terrasse et la pousse à l'extérieur. 

Oxanna comprend tout juste ce qui lui arrive, quand elle est propulsée sur cette terrasse et que la fenêtre claque dans son dos. Les vitres couvertes d'épais rideaux l'empêchent de distinguer quoi que ce soit à l'intérieur. C'est pourquoi elle s'intéresse plutôt à ce qui se trouve derrière elle. L'ouest. Le territoire de Lumière. Les feuillages orangés qui scintillent au soleil couchant. Mais, avant la Grande Région, bien plus proche, luisante de mille étoiles, sans gardes, dans son plus simple et majestueux appareil...la Source.

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