La Source
Oxanna se souviendra de cette peinture toute sa vie. Dans sa vision périphérique, s'étendent de vastes plaines d'herbes séchées et jaunies, piétinées, écrasées par les nombreux visiteurs avant que la Source ne révèle la perversion des mortels. Droit face à elle, créant un gigantesque mur doré, luisent de la puissance du soleil les arbres de la Grande Région avec leur éternelle couleur de l'automne, suintant la pure magie des Hauts Elfes. Et en contrebas, le plus beau trésor qui n'ait jamais existé. Un bassin, tel qu'un homme perdu dans les Montagnes Inexplorées, désespéré d'un peu de tiédeur et d'eau, le rêverait en une hallucination languissante.
Encerclé par un fin et bas muret de pierres couleur céladon pavées, délimitant sa forme irrégulière, parfaitement arrondie non loin du pied de la tour, mais suivant le tracé de la forêt elfique, en une courbe allongée, comme si l'eau aspirait à s'enfoncer dans la Grande Région sans que la magie de Lumière ne le permette. Oxanna ignore comment elle l'avait visualisée dans ses pensées égarées, avec exactitude, mais elle peut assurer qu'en aucune façon elle ne l'aurait dessinée si grande, si magnifique, si géante. Elle s'élargit sur plusieurs centaines de pas, et le Comptoir construit par les Hommes rivalise tout juste avec sa longueur.
Mais, ce qui la surprend réellement, ce qui l'empêche de respirer un moment si bien qu'elle doit inspirer un grand coup pour pallier le manque, ce sont les reflets. Elle s'aperçoit en tout premier de l'eau...qui ne ressemble à aucune autre eau qui ne s'écoule sur cette bonne terre. Celle-ci se cristallise et se liquéfie à son gré, formant ci et là des cristaux neige avant de retrouver une forme naturelle, engendrant ainsi de légers remous perpétuels. Outre ce phénomène tout à fait saugrenu et impensable, l'eau, cette eau apparaît aussi blanche que bleue, un mélange étrange des deux. Peut-être cela est-il expliqué par le coucher du soleil, qui prive le bassin de ses rayons flamboyants. Peut-être s'adapte-t-elle à la luminosité étincelante de la lune qui ne tardera pas à se dresser haute et fière dans le ciel.
Car cette couleur et ces cristaux n'assimilent en rien à quelque chose de typique ou de normal ; en tout cas, pas avec ce qu'Oxanna sait des Elfes qui ont œuvré à la création de la Source. En général, leur magie se manifeste par de la lumière ou par les compétences données à leurs créations – ici, l'immortalité et les pouvoirs conférés par l'eau sacrée de ce bassin.
Que cette magie se dévoile en de véritables particularités physiques, palpables, cela la sidère et lui prouve, à son âme de mortelle insignifiante et petite, combien les Elfes et les Nains sont puissants et pourraient dominer entièrement le monde s'ils le désiraient. Parce qu'il s'agit bien de leur collaboration qui a mené à ce résultat à la fois merveilleux et glaçant. Tout cela grâce aux capacités quasi-divines et enchantées des êtres de Lumière, et l'amour profond de l'étoile grise par les Elfes de Lune, mais également la dextérité et le savoir-faire des mineurs et des forgerons. Les premiers ont extrait la roche qui entoure la Source pour la contenir dans ce bassin unique, évitant que sa toute-puissance ne se déverse en une explosion de Lumière ardente sur les terres alentours ; les seconds l'ont assemblé dans ce même but. Et les Sylvains, la légende raconte qu'ils sont venus la bénir au nom de leur déesse. Or, la prière ne sert à rien, face à l'immondice humaine.
Au-delà de ce bleu doux, presque lagon, un peu bleu dragée ou cérulé, et même azurin par endroits, au-delà de ces cristaux qui se réunissent et se désunissent en une danse rythmée et fluide, Oxanna est attirée par une noirceur grossissante. Une tumeur. Tout au fond de l'eau, loin sous cette somptueuse couche de nuances et de brillance, loin sous la majesté et la magie de Lumière. Son ennemi ultime gît en son sein, sans être caché, patientant l'instant propice pour sévir. L'Obscurité. En pleine expansion.
La terrasse du premier étage de la tour ne comporte pas de rambarde et dépassée par ce panorama dont elle découvre de mieux en mieux tous les détails, les plus beaux comme les plus horribles, Oxanna n'arrive pas à s'interdire quelques pas en avant. Juste quelques-uns. Juste assez pour voir. Et ce qu'elle constate de ses propres yeux de mortelle confuse, c'est le mal dans son état primaire. Des ténèbres telles que, au bout de plusieurs minutes à observer la Source, elles s'accaparent toute la place et la Princesse ne discerne plus qu'elles. Une aura tellement malsaine qu'elle en ressent les vices en son être viscéral et elle frémit violemment, frappée d'un vent gelé de terreur. Son corps bascule instinctivement à la renverse et elle se retrouve à heurter la pierre noire et abrupte du Comptoir, son regard arraché à la Source. Et elle respire à nouveau, en de grandes goulées d'air, ne s'étant même pas rendu compte qu'elle n'inspirait plus depuis une minute au moins.
Son cœur bat bruyamment dans sa poitrine et la martèle, quand elle sursaute à un bruit-écho derrière elle. Quelqu'un vient de cogner la fenêtre de la terrasse. Oxanna se rappelle alors avec une certaine brutalité que son garde, Gylan, valeureux et intrépide, combat pour sa survie de l'autre côté de ces rideaux, parce qu'elle a insisté pour se rendre au Comptoir. Elle a bien fait. Ainsi, la jeune Princesse a pris conscience d'une atrocité sans nom : si son père réussit à aller au bout de son ambition et à se baigner là-dedans, qui peut prédire ce qui adviendra de Redrelyn et plus largement, de ce monde ?
Elle est tentée d'ouvrir cette fenêtre et de regagner l'intérieur, d'attraper le bras armé de Gylan et de crier à Orist de partir d'ici sans attendre, sans quoi elle craint de se perdre si près de la Source. Comme si respirer son air suffirait à la damner. Elle n'a jamais prié avec assiduité, ne croyant en aucune divinité. Comment pourrait-elle vouer sa foi à des esprits bienfaisants en naissant fille de Soran Zergrath, en naissant en même temps que la Source, en naissant fille du tyran et sœur du chaos ?
Elle se redresse donc, déterminée à s'enfuir avec lâcheté s'il le faut. Seulement, Oxanna commet une grave erreur. Une erreur fatale, en réalité. Ses yeux accrochent malencontreusement les éclats scintillants de la Source et elle se plaît à les admirer. Sans parvenir à se défaire de ce sordide effet, la Princesse est envoûtée, corps et âme, par les cristaux qui s'épanouissent avec charme et s'effacent dans l'eau avec grâce. D'ailleurs, l'eau dans le bassin tend plutôt vers le bleu cérulé, mais ce sont les cristaux qui la blanchissent. Plus elle est habitée par cette splendeur, plus elle nourrit ce genre de pensées aléatoires, enchantée par cette créature vivante qu'est la Source, et moins son être lui appartient. Son libre-arbitre disparaît avec les secondes. Ses envies s'endorment. Elle ne bouge plus, mais elle n'y accorde pas la moindre attention. Bien sûr, si elle se concentrait, il lui serait aisé de comprendre ce qu'il se passe vraiment. Elle n'est pas attirée par les premières couches, magiques et ravissantes, mais elle a été happée, capturée par l'Obscurité.
Parfois, en fronçant les sourcils, elle arrive à se focaliser sur la vérité et toute sa vision est teintée d'un noir épais et visqueux, un noir opaque et brumeux qui semble l'appeler. Cela produit aussitôt une panique dans son ventre qui se tord et sa gorge qui se noue, mais, la seconde suivante, elle ne distingue que les cristaux qui flottent en toute tranquillité. Comment la Lumière et l'immondice peuvent-elles cohabiter ? Cela devrait s'avérer impossible, et nul n'aurait tort d'affirmer que les deux ne cohabitent pas, justement. Elles sont superposées, voilà tout, et le mal sommeille en apparence, grignotant un peu de terrain chaque jour, jusqu'à ce qu'il ait dévoré tout le bien de la Source et qu'il ne demeure que ses ténèbres.
L'envoûtement atteint sa pleine puissance sur la Princesse, lorsqu'elle se met à entendre des voix. Au début, elles s'apparentent à des murmures, lointains et incompréhensibles. Puis, elles se rapprochent et elle n'en saisit pas le sens, supposant qu'elles parlent une langue ancienne et indéchiffrable, qui s'éloigne totalement de l'élégance des mélodies elfiques, de la brutalité de l'éloquence saccadée des Nains, ou encore des tonalités raides et sèches des Hommes. Bien entendu, elle ne peut comparer ce parler avec le langage commun, adopté par toutes les contrées une poignée de décennies en arrière.
Son esprit, faible et enchaîné par l'Obscurité, se doute que ces paroles froides et sifflantes proviennent d'un temps révolu, un temps de guerre et de désordre, où le mal évoluait librement et répandait son trouble sur tout être existant. Un temps où ce monde ne connaissait pas de Grande Mer de l'Est ou de Mer du Nord, puisqu'il était lié à un continent. Du moins, les légendes le disent. Oxanna ignore si ces récits mentent et ont inventé un passé imaginaire, ou si d'autres peuples vivent par-delà les mers. Elle souhaitait tant y voguer et s'y désorienter à la recherche de semblables, mais son père a tout gâché.
Cette pensée l'extirpe de son envoûtement l'espace d'une seconde et les voix se taisent, mais elles n'apprécient pas d'être malmenées de la sorte et elles récidivent. Elles attaquent brusquement et envahissent l'esprit de la Princesse, à tel point qu'elle n'entend plus rien d'autre, qu'elle ne voit plus, toute accaparée et assommée par ce brouhaha constant, un bourdonnement qui refuse de se taire. Elle ne perçoit pas ses trois pas en avant. Le quatrième lui sera fatal. Elle ne chutera pas dans la Source où elle se noierait et ressortirait convertie, corrompue, une autre. Non, elle tombera d'un étage sur la terre desséchée qui se trouve entre le Comptoir et le bassin. Pas assez pour la tuer, encore qu'elle pourrait se fendre le crâne selon sa posture, mais suffisant pour lui briser les membres.
Son pied se dresse au même moment où un son déchirant retentit dans la plaine, venant de derrière elle, mais Oxanna n'entend pas. La fenêtre de la terrasse s'est fracassée en mille morceaux de verre et de bois. Un homme y a été projeté, sûrement par la force brute de Gylan. L'individu, contrôlé par la magie répugnante qui règne désormais sur le Comptoir, se lève d'un bond, comme s'il n'était pas blessé, comme si son dos et son bras n'étaient pas en sang, et il se tourne avec furie, en quête de sa prochaine proie. Ses orbes creux, animés par la haine, se rivent sur la Princesse. En un cri bestial, il se précipite en avant et lui saisit les bras, fou au point de les renverser tous les deux dans le vide. Ni ce toucher, ni cette brutalité ne la sortent de sa torpeur. Elle ne désire que faire un pas de plus et tomber, sombrer si profondément dans les ténèbres qu'elle ne goûterait plus jamais à la sensation de la Lumière sur son être.
Oxanna ne reprend pas conscience, que ce soit en sentant son corps partir, fondre vers l'herbe sèche, ou avec le cri désespéré d'Orist qui brûle ses cordes vocales à hurler son nom, ou avec les pas hâtifs de Gylan qui accourent vers eux. Le fou l'a déjà entraîné avec lui vers une chute certaine et au vu de sa trajectoire, elle devrait atterrir face contre terre. Elle ne pousse aucun braillement de peur, ni hoquet de stupéfaction. Tout au long de cette dizaine de secondes, durant lesquelles ce drame intervient, la Source est imprimée sur sa rétine, gravée sous ses paupières, et même en commençant à tomber, elle reste rivée sur l'eau cristallisée et la noirceur en dessous.
En revanche, un sifflement réussit l'impossible. Il réussit à attiser sa curiosité de jeune fille. Il réussit à la ramener à la surface peu à peu. Et ce sifflement, il ne naît pas des voix. Par ailleurs, elle ne les écoute soudain plus et recouvre ses sens d'un coup. L'odeur de feu et de cendres, alors que le Comptoir s'embrase dans son dos. Le tintement des lames, alors que Gylan se bat pour repousser les anciens soldats et serviteurs qui sont domptés par la magie de leur nouveau maître. La nuit tombée, alors que la Lumière de la Grande Région éclaire toute cette contrée. Mais, aussi et surtout, ce sifflement... Elle comprend ce qui l'a causé, puisqu'un projectile vole en plein dans ses cheveux, tranchant quelques-unes de ses mèches ébène au passage, pour se planter dans la gorge du fou dont les viles mains sont toujours crispées de rage sur ses épaules.
L'envoûtement est rompu. Le retour à la réalité se révèle bien compliqué, en notant sa position et particulièrement la distance entre elle et la terre sèche qui ne cesse de diminuer. Le fou se détache de ses épaules, en s'effondrant, mort. Toute tentative de ralentir sa chute paraît dérisoire et vaine. Son corps pivote légèrement, emporté par le poids de son assaillant, assez pour lire l'effroi sur le visage d'un Gylan penché sur la terrasse.
Toutefois, elle ne subira pas le heurt rude et cruel avec la terre, puisque son corps rencontre une tout autre surface. L'arrêt n'en est pas moins douloureux...quoi que... Oxanna peut enfin respirer à toute vitesse, ayant le tournis par manque d'oxygène, sans que la Source ne l'agrippe dans ses filets honteusement infects. Inutile de gigoter ou de s'angoisser pour en déduire ce qui vient de la sauver. Ou qui. Avachie sur les cuisses d'un homme, elle est retenue dans ses bras fermes, une main forte glissée sous sa nuque afin d'empêcher son cou de se fracturer. Il porte une armure, mais de cuir. Elle ne donnerait pas cher de son dos et de ses os si elle s'était écroulée sur des cuissardes en acier.
— Mademoiselle...
Quelle voix. À mi-chemin entre le chantant et le caverneux. Un brin rigide. Quelque chose de nature, de sauvage dans le timbre. Sans un mot, il la relève et en une pirouette superbement exécutée de sa part, Oxanna finit derrière lui, sur les reins de sa monture – dont il n'est pas descendu, ni pour tirer sa flèche, ni pour la rattraper. Et il lance son cheval au galop vers le flanc sud du Comptoir, au plus loin de la Source. Elle a tout juste le temps de se tortiller pour capter le regard soulagé de Gylan. Mais, la Princesse, elle, ne l'est pas, car d'autres marionnettes bestiales s'élancent sur son garde.
— Mon Seigneur ! s'écrie-t-elle, pendant que cet inconnu empoigne son arc et le bande pour tirer à vue. Je vous remercie pour votre acte de grande bravoure et...pas si vite ! Que disais-je ? Attention, il y en a d'autres là-bas !
— Je vous saurais gré de me laisser me concentrer, Mademoiselle. Non pas que je méprise votre aide, mais un pauvre chaton gesticulant sur le dos de Lanyä nous distraie, elle et moi.
Il encoche une énième flèche et se poste devant la porte sud, tirant sur les malheureux qui courent droit à leur perte. Oxanna ne relève pas le pauvre chaton, même si ledit chaton n'aime pas du tout ce ton, sauf qu'il ne l'a étonnamment pas prononcé avec dédain. Lanyä, un nom donné à ce cheval, formulé avec ce roulement sur la langue. Elle n'a pas besoin de connaître les langues elfiques pour savoir que ce mot n'a point été inventé par les Hommes. La Princesse observe vivement ses oreilles. Elles dépassent un peu de sa longue chevelure lisse aussi sombre que les troncs des sylvains, dit-on, ceux qui peuplent la fameuse Forêt des Jours Éternels – célèbre et célébrée pour ses guerriers hors pair. Un Elfe. Un Elfe l'a sauvée !
— Vous disiez, ajoute-t-il sur le ton de la conversation, que vous me remerciez pour mon acte de grande bravoure.
Elle se remémore les hommes désarticulés, possédés par des envies de mort, et elle sursaute à l'arrière de la monture.
— Oui, en effet ! Pourrions-nous regagner l'ouest ? Je voyage avec mon garde et un conseiller.
— Peu importe que je sois là ou là-bas, jeune mortelle. Il faut tuer le Maître des Pantins, sinon vos amis ne seront jamais en sécurité. J'ai déjà envoyé des guerriers s'en charger.
— Certes, certes, mais je m'inquiéterai moins si vous...
Comme pour la contraindre au silence, Lanyä cabre subitement et Oxanna est balancée par terre sur le coup. L'Elfe arbore une mine dépitée, autant pour le mouvement de sa monture que par la stupidité de cette jeune mortelle qui n'a pas songé à s'accrocher à lui ou au cheval. Il lui tend aussitôt la main, mais de nouveaux pantins s'éjectent du Comptoir, à l'image d'aliénés dictés par la folie véritable et sans autre maître qu'un Mage vile et corrompu. Ils ne réfléchissent même pas. La Princesse n'a pas le choix que de contempler ce massacre, allongée dans l'herbe jaune paille.
Malgré sa volonté, une tout autre sorte d'envoûtement s'empare d'elle. Cela s'appelle l'admiration mêlée à de la fascination. L'Elfe ne quitte pas Lanyä, parfaitement à l'aise sur son dos, sans selle, ni rien pour se tenir. De temps à autre, il lui adresse une prompte attention, probablement pour vérifier qu'elle ne se presse pas pour rejoindre ses amis à l'ouest du Comptoir. Dans ces yeux-là, elle décèle l'essence même de l'automne, avec ses perles d'ocre et ses rayons de roux et de cuivre. Un mélange...magique. Elle demeure pantoise, principalement face à son habilité. Nul guerrier de Redrelyn ne pourrait l'égaler. Il vise à peine et touche toujours sa cible, bien qu'ils soient au moins une trentaine à déferler de cette tour.
En fait, ils sont bien plus nombreux, car, tout à coup, une pluie de corps humains ruisselle de tous les étages de la tour jusqu'en contrebas. Soit ils sont propulsés vers une mort certaine par la hargne des Elfes, soit ils foncent dans le vide volontiers pour leur échapper. Une demi-douzaine de têtes gracieuses, aux cheveux propres et soyeux, attachés en arrière pour dégager leur vision, mettant à découvert des oreilles pointues, se montrent des diverses terrasses et balcons du Comptoir, attendant les ordres de ce qui est sûrement leur meneur. Celui qui lui a sauvé la vie.
Mais, le calme ne revient pas de sitôt. Bientôt, tout le Comptoir vibre et tremble à cause d'une secousse, et un bruit sourd résonne entre ses murs, puis des flammes font exploser le verre des fenêtres. Quelques Elfes sautent lestement de la tour, sans craindre de mourir en bas. Ils atterrissent avec souplesse sur les terrasses inférieures ou dans l'herbe sans la moindre difficulté, ou douleur. Un blond crie même à son meneur :
— Le Maître des Pantins s'est échappé. Ses marionnettes ont mis le feu aux étages remplies de liqueur. Le Comptoir va brûler.
— Sortez !
Oxanna constate avec stupeur que l'Elfe blond s'est exprimé à son meneur tout en la fixant et il a utilisé la langue commune. Il a fourni l'effort de parler pour qu'elle comprenne, reconnaissant une mortelle en elle... La Princesse croyait que les immortels étaient de nature égoïste et égocentriste. Celui-là a fait preuve d'amabilité à son égard. Il siffle et des dizaines de chevaux galopent dans leur direction. Où étaient-ils cachés sur cette plaine ? Elle l'ignore et affiche nettement sa confusion.
— Et mon garde ? s'égosille-t-elle, tandis que les Elfes évacuent le Comptoir. Et le conseiller ?
L'Elfe aux cheveux d'un noir semblable au sien stoppe Lanyä à côté d'elle et si Oxanna se sent ridiculement petite, elle ne pipe mot, mains sur les hanches, poitrine bombée et joues gonflées. Hors de question qu'elle abandonne Gylan. Il a juré de la servir loyalement jusqu'à son dernier souffle et il n'y a pas si longtemps la Princesse ne tenait pas autant à sa vie qu'aujourd'hui, à présent qu'elle peut s'éloigner de Redrelyn et de l'emprise de son père. Elle aurait donné sa vie pour n'importe qui, tant qu'elle était débarrassée de Soran Zergrath. Elle le ferait encore. Elle ne permettra pas qu'il meure dans ce brasier...s'il respire encore.
— Votre conseiller, sourit l'Elfe, n'est-il pas un conseiller bien connu de ce monde ? L'ami Norfir, le Conseiller de tous ?
Elle s'apprête à lui demander comment il a deviné, mais Oxanna suppose que la réputation du nouveau Mage ne s'est pas propagée uniquement dans les contrées mortelles du Nord. Elle opine du chef et le sourire de l'Elfe s'agrandit un peu plus. Elle ne peut nier qu'il est beau. Plus que beau même. Il est sublime. Dangereusement parfait.
— Alors, ne vous tracassez pas pour lui, ou pour votre garde. Il le tirera de ces flammes sans mal.
Cependant, Oxanna est têtue et de cela, l'Elfe n'est pas au courant. Elle le jauge tour à tour, lui et la porte sud. Les flammes s'éparpillent sur les différents étages et les narguent par les fenêtres, et le toit qui s'émiette. Elle ne peut réfréner son angoisse. Elle connaît Gylan depuis toujours et bien qu'il soit une tête de mule, un sacré numéro et un ancien mercenaire, elle l'aime, et c'est réciproque. Elle a insisté pour entrer dans cette tour. Il n'y mourra pas seul ! Ni une, ni deux, la Princesse se met à courir vers la porte.
— Non, n'y allez pas !
Et il peste plus bas :
— Fichus mortels. Leur courte espérance de vie ne les exempte pas de la sottise !
Puisque la Princesse a revêtu un pantalon de voyage surplombé d'une tunique arrivant à ses genoux, elle ne peine pas à se mouvoir et fuse vers la porte avec toute la célérité née d'une angoisse sincère. Or, Gylan se détache avec difficulté de la porte à moitié enflammée, suivi d'un Orist toussant à s'en dévisser les poumons. Oxanna se cogne durement au corps affaibli de son garde et le traîne aussi vite que possible à l'écart du brasier, et c'est là que la structure décide de céder.
— Attention ! avertit l'Elfe.
Trop tard. Du moins, c'était sans compter sur la rapidité de réaction de Gylan. Il soulève sa jeune maîtresse, la portant contre son torse, et court quelques dizaines de pas de plus, avant de les coucher tous les deux en entendant la tour s'affaisser. Il la recouvre de toute sa hauteur, prêt à supporter le poids de toute une bâtisse. Par chance, le Comptoir penche vers le nord et les épargne.
— Salut à vous, l'ami Norfir. Vous accompagnez une drôle de créature en ce jour funeste.
Gylan roule sur le côté, libérant une Oxanna émue aux larmes de retrouver son garde sain et sauf, mais elle n'a pas appris à pleurer pour autrui. Pour elle-même et pour son sort, oui, mais pas de compassion ou d'amour. Ainsi, elle ravale ses émotions, quand il la hisse sur ses jambes et elle le remercie d'un discret hochement de tête. Orist se remet de sa quinte de toux, tâché de suie, de cendres et d'un sang qui ne lui appartient pas. Il rend même son poignard au garde, qu'il a dû lui prêter pour combattre les pantins. En croisant le regard de l'Elfe, son visage terni par la saleté s'illumine et l'on ne dirait pas le même homme.
— Ah, mon cher ami ! Je vois que vous avez trouvé ma nouvelle protégée.
Sa protégée ? Oxanna aurait plutôt employé le terme de marchandise, mais elle s'essaie à calmer son ressentiment l'espace d'un instant. Il faut préciser que le charme naturel de l'Elfe la déconcentre. Elle ne pensait pas qu'ils seraient si...époustouflants. Ce qui, en vérité, fait naître d'autres rancunes en elle. Pourquoi ces immortels détiendraient-ils un tel pouvoir d'attraction ? L'ont-ils mérité ? Non, et c'est injuste que les femmes mortelles soient considérées comme disgracieuses à cet égard et les hommes mortels rustres ou déplaisants, voire laids.
— Je vous féliciterais presque, ami Norfir, d'avoir accepté cette nouvelle mission qui est la vôtre, bien que je n'en sache encore rien. Je la pressens importante. D'une importance capitale. Vous vous êtes dégoté un jeune chat imprudent et impulsif, mais courageux et fidèle envers ses gardes. Si j'étais un mortel, je serais honoré de compter cette fillette parmi les miens.
L'Elfe descend de son cheval et pose sa paume droite à plat sur son pectoral gauche, là où bat son cœur. Oxanna comprend qu'il s'agit d'un salut elfique très respectueux et Orist se dépêche de l'imiter. Elle recule par réflexe, prostrée contre le torse de Gylan qui s'agite d'une respiration haletante. De près, la pénombre de la plaine creuse les traits de ce guerrier elfique.
— Imprudente et impulsive, nous pouvons encore y remédier. Il n'est pas trop tard pour elle. Courageuse et fidèle envers ses serviteurs, ne décririez-vous pas l'âme d'une future monarque ?
La voix enjouée d'Orist ne trompe pas l'Elfe qui voit au-delà d'une ironie quelconque. Il fronce sur-le-champ ses épais sourcils noirs et la dévisage de haut en bas, puis il réitère son salut envers elle cette fois-ci. Intimidée, ses joues s'empourprent et une moue se dessine sur ses lèvres charnues. Poussée par cet élan de bienséance, elle effectue une révérence basse, à la mode de Redrelyn, pliant les genoux.
— Conseilleriez-vous une Princesse ? Ou disons, la Princesse qui doit être envoyée au Roi Faerran par le Nord ?
Orist se fend d'un large sourire diverti. Définitivement, il ne ressemble en rien à l'homme chétif mais fier qui était délivré des prisons de Redrelyn. Même ses haillons ne diminuent pas sa prestance, s'égalisant presque avec celle de l'Elfe.
— Mon ami, je vous présente la Princesse Oxanna Zergrath, fille du Nord, héritière directe de Redrelyn. Oxanna, voici le Capitaine des Sentinelles des Jours Éternels. Maelandroth est un ami proche du Roi Kaïlu.
Et parce qu'elle éprouve toujours cette petitesse auprès de ces deux grands hommes, au sens littéral comme au sens propre, elle se force à déballer :
— Votre appartenance au peuple sylvestre n'étonne personne ici. De vos yeux assagis par la Forêt à votre armure de cuir rêche, aux couleurs des bois, brun et vert sapin, vous vous battez également comme un Sylvain. J'ai... J'ai lu quelque part que vous favorisiez les arcs classiques aux épées et que vous étiez meilleurs chasseurs que les êtres de Lumière habitués au pacifisme et au confort de leur Grande Région. Je présume donc que vous vous chargez de la protection de la Source, bien plus et bien mieux que vos cousins de Lumière qui habitent pourtant plus près.
Pour toute réponse, Orist ricane et Maelandroth sourit avec tendresse. Les traits de son visage soulignent son ancienneté. Si des ridules parcourent sa peau, depuis combien de siècles est-il sur terre ? Sa prétention de mortelle doit l'amuser et elle s'est humiliée. Renfrognée, elle n'ose rien formuler de plus, triturant l'ourlet de sa manche. Mais, il déclare avant de gagner Lanyä :
— Enchanté, Princesse du Nord. Je m'en vais rendre mon rapport à mon Roi. Ami Norfir, soyez assuré que nous poursuivrons la traque de ce Maître des Pantins. Il ne restera pas impuni, ni libre dans la nature... Bonne chance, Oxanna de Redrelyn, pour votre rencontre avec ce bon Roi Faerran. Je peux déjà présager qu'il ne vous détestera pas.
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