1. Un rouge à lèvre sur une serviette de table

Un rouge à lèvre sur une serviette de table

Aujourd'hui, j'ai quitté la personne avec qui je sortais en lui avouant que je n'arrivais pas à me remettre du suicide de ma meilleure amie dont j'étais secrètement amoureuse.

Mais promis, je vais bien.



Je m'applique un rouge à lèvres mat sur les lèvres, assise sur une banquette, très droite, en regardant devant moi. Il ne me manquait pas, pas vraiment, notre rupture ne faisait que confirmer ce que je pensais depuis que Cassiopée était partie. Je n'étais plus capable de rien. Je ne faisais qu'attendre l'impossible.

Je suis restée ainsi, le dos raide, quand un homme est entré dans le café à son tour. Il était entouré de trois amis, mais je n'ai vu que lui. Il irradiait. Il sentait la chaleur et l'arrogance. J'ai croisé les jambes, avancé un peu le buste par-dessus ma table, puis j'ai regardé le fond de ma tasse en ne levant le regard que pour croiser deux yeux noirs qui semblaient me chercher aussi. Il a osé un sourire un peu aventurier qui m'a fait regarder par la fenêtre illico, façon dame intouchable, les cheveux artistiquement en bataille autour de mon visage. Il aimait ça.

La première fois qu'on m'a accostée dans la rue, j'avais onze ans. J'avais toujours grandi un peu vite pour mon âge. Je portais des brassières en CM2, je me teignais les cheveux en sixième, je fumais en cinquième, et j'ai rencontré Cassiopée quelques années après tout ça, quand ma crise adolescente atteignait les sommets. Sans doute m'a-t-elle fait relativiser en matière de classe et de féminité. Toujours est-il que j'avais onze ans quand un type ostensiblement plus vieux est venu me demander si je rentrais chez moi et si je voulais qu'il me raccompagne. J'avais passé mon enfance à être appelée jolie fille par ma famille, à être couvée par ma mère qui me forçait à porter des robes et à être à l'aise dans des chaussures trop grandes qu'elle trouvait au rayon des petites filles qui déjà devenaient femmes.

J'ai grandi dans cette féminité exacerbée que la société essayait désespérément de me faire rentrer dans le crâne à grands coups de pelle et de magazines. J'ai grandi entourée de compliments pour mes cheveux aux boucles étudiées mais naturelles, pour mes grands yeux aux longs cils, pour ma taille fine qui n'a pas empêché mes hanches de grandir de façon démesurée au-dessus de jambes fuselées. J'avais été comme façonnée sur un modèle de mode et de standards, comme moulée sur les plus grands fantasmes de l'homme moderne. Mon adolescence a été rythmée par les sifflements sur les quais du métro et par les petits mots anonymes dans mon casier, par les demandes d'ajouts par des inconnus sur les réseaux sociaux et par des rumeurs sur une chirurgie esthétique de ma poitrine.

J'avais grandi au milieu de l'envie et de la jalousie et j'avais fini par l'apprécier à force d'en souffrir. J'avais tout pour moi sans jamais m'être battue pour, pourquoi devrais-je me priver d'en profiter ? Je n'avais jamais eu honte d'un décolleté qu'on regardait avec insistance, ou d'un rouge à lèvre un peu trop brillant sur mon arc de Cupidon bien dessiné. Et tout s'était bien passé jusqu'au jour où j'avais rencontré Cassiopée.

Cassiopée faisait tomber toutes les barrières de la séduction une à une. Elle était aux antipodes de tout ce que ma beauté m'avait apprise. Elle dénouait un à un les codes que j'avais sagement appliqués jusque là : tout passait par le regard, mais elle ne regardait personne. L'apparence devait être soignée tout en permettant à l'imagination de faire son œuvre ; mais elle se fichaité perdument de ce qu'elle pouvait porter. La jeune fille en question devait sourire aimablement, à demi, rire à voix basse, ne pas faire de blague susceptibles de laisser présager une quelconque vie sexuelle antérieure ; et pourtant Cassiopée, quand elle riait, riait fort, parlait de tout, occupait l'espace sans même s'en apercevoir, bouffait toute la place que les autres avaient passé leur vie à créer pour eux.

Elle s'introduisait dans les pensées de tous, sans pour autant faire éprouver à quiconque le sentiment d'être unique à ses yeux. Fantôme un jour, spectre le lendemain, jamais réellement tangible, sans aucun doute intouchable, elle m'avait fait repenser de A à Z mes stratégies.

Il y avait eu quelque chose de douloureux à être amie avec Cassiopée. Si on laisse de côté la terrible compétition féminine dont toute femme est aujourd'hui victime, on se rend rapidement compte que passer au second plan devient, plus qu'une option probable, une fatalité, voire un échappatoire, quand le seizième mec de la journée venait lui demander son numéro.

J'avais repensé mes stratégies à ses côtés, certes, mais j'avais également appris à me dépasser, à faire deux fois mieux, à essayer plus fort. J'avais revu les filtres de mes photos sur Instagram, modifié les pièces maîtresse de ma garde-robe, porté des talons qui me paraissaient auparavant obsolètes juste dans l'espoir d'être à sa hauteur. J'avais sondé une à une chacune de mes techniques de maquillage, chaque senteur de shampoing sous la douche. J'avais travaillé mon sourire dans la glace, mon regard sous chaque angle que ma nuque me permettait d'aborder.

Tout ça pour qu'elle me lâche en plein milieu de l'ascension sociale vertigineuse que son amitié m'offrait.

J'étais au beau milieu de mes années collège quand je l'avais rencontrée. Plus populaire et tête à claque de la classe, je mettais un point d'honneur à devenir amie avec des troisièmes et à ne surtout pas trop briller par mes notes, ce qui m'aurait automatiquement fait basculer dans la case des losers. Il fallait cependant installer une moyenne confortable dans la plupart des matières universellement considérées comme intelligentes pour m'octroyer le respect et des élèves et des professeurs.

Cassiopée était arrivée comme une évidence dans ma vie, comme si, face à un visage aussi régulier, face à une innocence aussi feinte dans le regard, nos chemins n'avaient pu que se croiser. A bien des égards, elle avait été l'une des seules filles sur mon parcours que j'avais considérées comme mon égale. Plus les années avaient passé, plus elle aussi m'avait dépassée. De mentor, j'étais devenue une suivante. Dans un dernier espoir de paraître au sommet de l'échelle sociale du lycée, j'avais employé tous mes efforts à briser son cœur dans des bouteilles d'alcool pour attirer son attention, j'avais multiplié les soirées dans ma maison avec un accès non-restreint à la piscine, et j'avais même tenté une expérience amoureuse avec un terminal pendant mon année de seconde pour m'assurer des contacts masculins à l'université l'année suivante – même si ladite expérience ne s'est pas prolongée jusqu'à permettre le succès total de ce plan.

J'ai grandi dans les pas d'une mère espagnole qui m'a légué des cheveux comme de longues flammes noires et des yeux sombres, et d'un père aux origines russes qui a aussitôt fait perdre trois tons à mon teint. Beauté figée, glacée derrière des yeux que je m'efforçais de rendre brûlants, j'ai eu le droit à toutes sortes de surnoms qui m'ont confortée dans l'idée que Dame Nature avait bien fait son boulot, et que, en plus d'être douée d'un bagage culturel assez fourni pour faire bien parler les gens en soirée, j'étais aussi assez désirable pour ne pas avoir à trop faire d'effort pour attirer les gens vers moi.

Tristement, cette illusion s'est envolée dès que j'ai rencontré Cassiopée et son aura toute de nonchalance et de je-ne-sais-pas-que-je-suis-belle. Elle apparaissait sous une chevelure rousse éclatante, alors que soudain mon noir me semblait charbon autour de mon visage, avec un teint aussi subtilement diaphane que le mien était soudain blafard, avec une bouche si parfaitement sculptée que la mienne était d'un coup trop pulpeuse, trop rouge, et plus je regardais Cassiopée, plus je trouvais mon propre visage difforme, en inadéquation totale avec l'harmonie sincère que tout le monde me décrétait depuis que j'avais l'âge de comprendre que j'étais agréable à regarder. Je m'inventais des défauts, paniquais au moindre relief inattendu sur mon front, observait mes dents dans la glace tous les matins de peur de perdre leur nature blanche et alignée. Je devenais obsédée, paranoïaque, désespérément à cheval sur tout ce qui aurait pu me faire paraître moins belle qu'elle.

Mais Cassiopée n'était pas qu'une jolie tête sur un corps enviable ; c'était aussi une mer de secrets qu'elle semblait déterminée à garder fermée à tous, avec la sereine froideur qui était sienne. J'avais toujours eu ce rayonnement un peu glacé, sans aucun doute intouchable, qui faisait que mes refus étaient toujours suivis au pied de la lettre, et que je ne revoyais jamais deux fois la même personne après l'avoir jetée.

Cassiopée, elle, faisait revenir les gens. Je n'avais jamais compris comment un tel prodige était réellement possible, comment elle pouvait paraître aussi éloignée de tout et pourtant se retrouver constamment entourée d'un harem d'admirateurs.

Toujours est-il que Luke a changé la donne.

L'inconnu aux yeux noirs passe – enfin – à ma table pour me demander mon numéro, ce qui marque mon envol de ce café surchauffé. Je pince la serviette sous ma tasse entre mes lèvres pour la plier et je la pose sur la table en sortant un stylo de mon sac à main. Le rouge à lèvre que j'ai fraîchement appliqué a laissé une trace rouge et sensuelle sur le blanc du papier, surfant sur cette frontière quasiment invisible entre le sexy et le provocateur. Je trace quelques courbes, lui tends la serviette en prenant soin de ne pas faire baver l'encre, et me lève. Je passe à côté de lui, affronte le froid de la rue à nouveau.

J'allume une cigarette devant la terrasse en repensant à cette relation à laquelle je viens de mettre fin, qui ne me fait déjà ni chaud ni froid. Finalement, peut-être que je me suis trompée, qu'il va me manquer, cet homme que je viens de quitter, même un peu. Peut-être que j'avais besoin de sa présence rassurante, un peu artistique dans ma vie. Peut-être que cette âme pure qu'il incarnait représentait le manque de Cassiopée et de cette idée complètement allégorique et à la limite du fantasme qu'elle se faisait de l'art. Elle en avait fait sa vie, avait tout donné au service de ce concept, avait vendu ses plus belles idées de la beauté pour le compte des traits de pinceaux d'un peintre ou de la voix vibrante d'un comédien. Elle avait donné sa vie à ce qui donne vie à l'homme.

Même sa mort avait eu quelque chose d'artistique, quelque chose de beau. Loin de moi l'idée de glorifier le suicide, loin de moi l'idée de la glorifier, elle, et la manière dont elle a choisi de partir. Je me souviens juste parfaitement et dans les moindres détails des soirées que nous avons passées quand nous avions quinze ans et que tout nous semblait possible.

Souvent, je me dis que c'est ainsi que tout aurait dû continuer, que nos routes n'auraient jamais dû se séparer. J'avais beau pleurer parfois sur cette ombre qu'elle jetait sur moi, m'empêchant désespérément d'exercer mon charme tout neuf, je l'aimais comme je n'avais jamais aimé quelqu'un. Notre amitié d'abord pourrie de nouveaux tubes de mascaras et de cigarettes volées dans le sac de petits copains éphémères était devenue quelque chose qui se rapprochait pour moi d'une ancre, d'une boussole.

La mort d'un proche, de manière générale, avorte systématiquement une partie de la personne que vous étiez, ou tout du moins que vous pensiez être. La mort fascine et façonne. La mort d'un parent est tragique, la mort d'un ami est terrible. La mort détruit, le suicide, lui, consume. Il est la balle qui touche et la victime et l'entourage, il est le poison qui ravage.

Il n'y avait personne d'autre à blâmer que Cassiopée, et si certains l'ont pardonnée, ce n'est évidemment pas mon cas.

Je m'étais bâtie autour d'elle. Je m'étais découverte autour d'elle. Et elle était partie.

L'injustice de n'avoir jamais pu la revoir, jamais pu m'asseoir une dernière fois avec elle au sommet de la colline me mettait hors de moi. Ils avaient fait de sa mort un cri de ralliement, une mascotte anti-harcèlement scolaire. Ils avaient été à côté de la plaque de A à Z. Cassiopée était morte par choix mais surtout par conviction. La vie ne l'avait pas poussée dans ses retranchements, ni ne l'avait privée de joie et de bonheur. Cassiopée avait purement et simplement décrété que la bataille n'était pas pour elle et qu'il valait mieux tous nous abandonner.

Elle s'était donnée la mort dans ses jours les plus heureux, et c'est ce qui me rendait malade.

Jamais je ne me résoudrai à lui pardonner. Elle m'avait trahie. Elle m'avait effacée. Ma vie sans la sienne n'était plus qu'un règne par procuration, une amitié si triste et si seule que je doutais qu'elle ait un jour réellement existé.

–Oh, tu sais, disait Cassiopée. Les gens, ça va, ça vient... C'est comme la marée, c'est un cycle contre lequel il ne faut pas lutter. Alors acceptons...

Je m'accroche à mon ancre, désespérément.

– Faisons face au courant ensemble.

Comme j'étais un peu bourrée, Cassiopée sourit en me caressant les cheveux. Je fais partie de cette catégorie de personne qui devient très romantique et à la fois très philosophe quand l'alcool accepte de me prendre dans ses bras pour une nuit.

– Je suis désolée, soufflait parfois Cassiopée avant que je ne m'endorme.

Je n'avais jamais réellement compris le sens de ses excuses. Je veux dire, c'est moi qui aurais dû m'excuser, j'étais toujours celle qu'il fallait accompagner faire vomir à deux heures du matin quand la soirée battait son plein, toujours celle qui profitait d'un alcool un peu aguicheur pour se mettre dans les pires emmerdes avec des blaireaux dont il fallait me tirer d'affaire, toujours celle pour qui il fallait trouver le propriétaire de la maison au milieu de la fête pour lui demander si un lit était disponible pour une amie qui avait un peu trop bu.

J'étais celle à qui on se confiait quand j'étais somnolente et quasiment incapable de parler de manière claire. C'était dans ces moments que Cassiopée se confiait, se confiait vraiment, parce qu'elle ne savait jamais ce que j'allais retenir de notre entrevue. C'est comme ça que j'avais compris qu'elle était dépressive.

Elle m'avait dit :

– Tu sais, Vi, c'est pas de ta faute, hein.

Encore une fois, j'avais dû me repasser plusieurs fois la phrase dans ma tête pour en comprendre le sens. Pourquoi ces excuses ? Pourquoi aurais-je dû me blâmer ? Évidemment que ce n'était pas de ma faute. Je savais que ce n'était pas de ma faute. Ma mère me répétait depuis l'enfance qu'on ne peut pas sauver les gens. Je m'accrochais depuis à ce pessimisme, à cette fatalité. Tu décides de partir ? Pars. Je ne te retiendrai pas, je ne peux pas te sauver.

– Sauve-toi toi-même, avais-je bégayé avec un goût de vomi dans la bouche.

Cassiopée était restée bluffée, immobile, la bouche entrouverte. Avant de sombrer dans un sommeil sans rêve abruti d'alcool, je me suis fait la réflexion que ma phrase n'avait peut-être pas grand sens, ou alors qu'elle ne trouverait ce sens que trop tard, quand elle réalisera que se sauver soi-même n'est plus possible si on a gaspillé l'énergie de trouver une solution à se détester en silence.

– Je suis désolée, répétait Cassiopée.

– La ferme, je répondais en m'enfouissant dans l'oreiller.

Les excuses de Cassiopée, je m'en foutais royalement. J'avais envie qu'elle agisse, qu'elle se reprenne en main, qu'elle se dresse face à la vie au lieu de laisser la vie lui rouler dessus. Cassiopée était témoin de son existence ; j'essayais d'être l'héroïne de ma propre œuvre d'art.

Désespérément.

– Et ce mec, demandait régulièrement Cassiopée, en général quand ledit mec venait de sortir de ma vie. Il est parti ?

– Ouais. C'est fini.

Je faisais tinter le verre de la bouteille de vodka à moitié vide sur le bitume. Le trottoir la nuit est glacé, et la rue esseulée nous pleure dessus à grands coups de rayons de lune romantiques et de fenêtres éteintes.

Ça finissait souvent avant d'avoir commencé, entre les mecs et moi. Devenir un objet de désir, une chose qu'on s'approprie et qu'on embrasse, avait pour effet secondaire indésirable de retirer toute humanité de l'âme d'une personne. Notre ville n'était pas si grande. Tout le monde me connaissait. J'apprenais sur moi des rumeurs que j'ignorais. Je souriais dans la rue à des gens que je ne connaissais pas, juste parce qu'ils me disaient bonjour dans l'espoir d'obtenir une réponse.

– Un jour ce sera à nous de partir, promettait Cassiopée. Partir très loin et pour toujours.

J'avais toujours su qu'elle faisait cette promesse à tout le monde. Ironiquement, si on confie le même souhait dans les mains de plusieurs personnes, la probabilité pour qu'il se réalise augmente significativement.

J'aurais voulu tout plaquer, bien sûr, partir ailleurs, mais quand ? Où ? Et surtout, pourquoi ? Je n'étais pas Cassiopée. Cassiopée prenait tout ce qui passait sous ses yeux pour vivre le maximum de choses. Cassiopée ne faisait pas le tri, engloutissait nouvelles rencontres sur nouvelles expériences, se farcissait le crâne de rêves et de pensées immuables, sans jamais s'interroger sur les moyens de les réaliser.

J'étais plus du genre à laisser tomber si ça semblait trop compliqué. Je m'amusais bien sûr à penser plus loin que ce que la vie m'offrait – le monde serait bien triste si nous ne nous autorisions pas cela, mais je ne m'accrochais jamais aux mirages.

Je rentre chez moi une grosse demi-heure plus tard. Mon minuscule appartement dans Paris est non seulement situé dans une rue que j'évite de traverser seule la nuit, mais aussi assez exigu et vide pour me donner envie de le quitter parfois plusieurs jours d'affilée. Depuis la mort de Cassiopée, j'angoisse de manière incontrôlée quand je reste au même endroit trop longtemps. J'ai l'impression d'étouffer, de gaspiller mon temps ; j'ai l'impression que si je reste trop longtemps entre ces quatre murs, je vais me tuer, moi aussi.

Je pose mon sac sur mon lit, mon manteau sur l'unique chaise du studio, et je me laisse tomber sur mon oreiller. Je pense à ce mec du café que je ne rencontrerai sans doute jamais et devant qui j'avais pourtant tenu à faire illusion. Je veux garder toutes les clés en main, maîtriser jusqu'à ma respiration pour garder l'illusion intacte. Une rencontre, c'est un miroir. Je m'applique à ce que le mien soit aussi poli, aussi soigné que possible, à ce qu'il ne vole jamais en éclat, à ce qu'il ne renvoie de l'autre qu'une image de lui qu'il trouvera plus belle.

Ainsi, les autres me laisseront enfin.

Rien n'est plus dur que de ne pas être à la hauteur de ce que les autres ont prévu pour nous. Quand on a comme moi eu un parcours scolaire bon, qu'on a toujours eu du succès en société et que la vie nous a même offert la chance de poursuivre nos études dans la capitale, il est compliqué de faire un faux pas. Rien de pire que de passer trois quarts d'heure à se rendre parfaite devant la glace, puis de se retrouver face à quelqu'un sans avoir ni sujet de conversation ni humour, sans avoir ni projets ni ambitions.

Le physique n'est qu'un rempart face au monde, la vraie bataille se trouve dans le dialogue.

Je me déchausse, me glisse sous mon plaid gris, attache mes cheveux pour éviter que le frottement contre le coussin ne leur donne une forme indésirable.

Il y avait dans l'obscurité du studio deux yeux bleus qui ne parvenaient plus à s'effacer. Au bout d'un an, les couleurs fanent et les sons se meuvent sur notre imagination. Il n'existe d'un souvenir plus qu'une déformation malhonnête de notre subconscient. Pourtant, ses yeux à lui, jamais je ne les oublierai. Ils étaient comme la porte de sortie dans un océan de tempête. Ils étaient la clé.

Gabriel me hantait depuis que je savais prononcer son nom.

Mon cœur semble au bord du gouffre quand je réécris en pensée son visage sur le blanc de mes murs. J'espère qu'il s'en est sorti, lui aussi. J'espère qu'il va bien. J'espère que la vie lui a pardonné.

Il est peut-être temps de pardonner, Vi.

Peut-être, oui. S'offrir une seconde chance.

 Vivre enfin. 

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