Sans répit

Une main sur mon flanc, l'autre autour des épaules d'une Veseryn dont les larmes de peur ne cessent de couler, nous nous apportons un soutien mutuel, physique de sa part et émotionnel de la mienne. Bien que ma jambe traîne un peu au sol, clopinant tant bien que mal, les meurtrissures de mon corps commencent déjà à s'apaiser. J'ai toujours récupéré vite, il ne manque qu'un bandage à mon abdomen et les herbes médicinales d'Orist. Inutile de songer à une quelconque guérison rapide, car notre voyage ne m'autorisera pas le moindre repos. Je devrai endurer.

En remontant le ravin, je constate que Lévitation a été vaincu. L'exploit de la tête coupée revient sûrement à la hache de Torebok. Je discerne également une dizaine de flèches que l'archer reprend une à une, les nettoyant sur les habits ensanglantés de leur victime, et je repère quelques coups d'épée. Un combat de longue haleine, pour sûr, qui aura mobilisé toutes leurs aptitudes. 

Orist nous remarque en premier. Il pousse une exclamation de victoire à la vue des deux enfants, sains et saufs, mais se rembrunit à mon état. Je lui fais signe de ne pas s'inquiéter et pour le prouver, je lâche Veseryn, boitant de moins en moins au fil des secondes. Tous les autres réagissent en miroir. À noter que Lévitation ne les a guère épargnés. Coupures, hématomes, coups à la tête, ils ont dû voltiger dans les airs un moment avant de l'achever. Je m'étire un peu et grimace à la vive douleur de mon ventre. 

— Je vous prépare une mixture qui soignera cette méchante plaie en un rien de temps.

Sitôt qu'il prononce ceci, Orist ouvre son sac et en extirpe les plantes nécessaires à sa concoction. 

— Un breuvage ou une crème à appliquer ? s'enquiert Duran.

À sa question, Orist jette les plantes dans sa gourde, presque vide. Je devine qu'aucun de nous n'a résisté à l'appel de l'eau après un tel combat, ce qui me préoccupe bien plus que ma blessure. Nous devons impérativement dénicher une rivière, un ruisseau, un torrent, peu importe tant que nous nous réapprovisionnons. 

— Venez, continue Duran, je vais panser cette blessure pendant que le magicien...

Je ne lui laisse pas terminer sa phrase. Passant à côté de lui, toute mon attention braquée sur le Nain, je fonce droit sur lui. Torebok ne saisit pas la raison de mes traits tirés et recule par instinct. En vain. Sans vergogne, je lui décoche une magnifique gifle. Le choc le fait partir en arrière et aussitôt les larmes de Veseryn s'assèchent. Je le retiens pour qu'il ne m'échappe pas et me défoule, je l'admets, évacuant toute ma frustration :

— Je vous accompagne depuis environ deux journées, deux jours seulement, et vous êtes tous prêts à vous insulter à la moindre occasion ! Tout le monde se méfie de tout le monde. J'en ai assez d'écouter vos suspicions et de constater la déloyauté apparente des membres de cette troupe. Avez-vous tous conscience des périls qui nous attendent sur notre route ? Hum, en êtes-vous certain ? Parce que, des Lévitation et des Invisibilité, nous en rencontrerons des tas. Nous tomberons dans ce genre de piège encore et encore ! Que sommes-nous sans loyauté les uns envers les autres, si ce n'est une bande de crétins ? Alors, vous mettrez tous de côté les mystères et les tromperies que nous nous dissimulons et vous vouerez une foi aveugle en vos compagnons. C'est clair ? Orist n'aurait pas choisi des traîtres ou des scélérats pour participer à des desseins aussi importants. Il lit les passés, pour votre gouverne. C'est son pouvoir. Il sait tout de vos vies. Ne le sous-estimez jamais dans ses choix, car il ne serait berné par des mensonges. 

Torebok hoche tout du long la tête, muet et ahuri. J'arrête de le secouer comme un prunier et il souffle d'un coup, mais je n'ai pas fini. Ni une, ni deux, je me dirige cette fois-ci sur l'Elfe qui souriait bêtement en coin. À mon approche, ses lèvres retombent et il semble sur le point de produire toute une argumentation pour justifier ses insultes de tantôt. Ce serait mal me connaître. Je lève la main ; or, contrairement au Nain, il la saisit au vol et regrette tout de suite son réflexe. Il aurait mieux fait d'accepter cette gifle. Le poignet pris, je lance mon genou dans sa rotule et mon autre poing dans son estomac. Il grogne, mais ne dit rien.

— Vous êtes des idiots ! craché-je. Tous les deux ! Cela vous a-t-il amusé ? Votre petite dispute ridicule ? Et vos insultes, bon sang ! Des insultes que vos deux peuples n'utilisent même plus depuis des siècles ! Voulez-vous retourner à l'époque où vous ne pouviez pas tolérer l'existence de l'autre ? Voulez-vous vous battre à nouveau les uns contre les autres ? Voulez-vous que les Nains disparaissent à nouveau dans leurs mines ? Voulez-vous vraiment raviver cette ère de batailles futiles et de conflits superficiels ? À cette période, vos guéguerres étaient la risée des Royaumes des Hommes, au cas où vous l'auriez oublié. L'ère la plus humiliante des Elfes et des Nains, si sages se pensaient-ils ! Ne vous avisez plus de formuler de telles insultes, Prince des Arbres d'Argent. Tête couronnée ou non, j'enfoncerai mon poing dans votre joli visage autant que je le devrais pour faire taire ces paroles indignes de vos deux peuples. Compris ?

Un sentiment de honte les assaille désormais tous les deux. Présageaient-ils de s'en sortir ? Poursuivre notre route après les mots interdits qu'ils se sont envoyés à la figure ? Hors de question, pas sous ma vigilance. Ces rancœurs et ces colères peuvent conduire toute une armée à se désolidariser et nous devons faire preuve de loyauté. À tout prix. Sinon nous sommes perdus. Torebok se montre des plus raisonnables en s'efforçant de prendre la défense de l'Elfe qui, tout penaud, se tient là sans savoir quoi répondre. 

— Je l'avoue, je l'ai poussé à bout avec mes accusations. Mes paroles ont dépassé ma pensée et...

Mon regard noir l'interrompt.

— Avant de vous excuser, Maître Nain, j'aimerais d'abord conclure. Les Elfes forment supposément le peuple le plus érudit et réfléchi de ce monde. N'importe qui dirait que votre race est la plus sage, illustre et respectable d'entre toutes. Vous entachez cette image, Prince. Pour de la noblesse elfique, je ne trouve pas en vous les mêmes qualités que vos parents. J'ai croisé des Seigneurs qui méritaient plus votre titre. 

Je marque une pause, alors que sa tête est complètement baissée, mortifié. 

— Néanmoins, je vous accorde que ceci n'est pas de votre faute. Si votre père vous avait élevé correctement, avec l'amour d'un aîné et le discernement d'un sage, comme il l'aurait dû avant les Vieux Jours, votre existence toute entière aurait été différente. 

Plus heureuse et comblée, mais je garde cela pour moi. L'enseignement du Roi Faerran a fait de son fils un être creux et renfrogné, curieux, mais discret. Cette fois-ci, Laerran ne laisse pas passer ce commentaire.

— Pourquoi parlez-vous toujours de mon père ? La première fois au Marais Gris, et encore aujourd'hui. Nourrissez-vous un désaccord ou une rancune envers le Roi des Arbres d'Argent ?

— Non, mais je sais ce que je sais. Ce que tous savent au sujet de votre père. Il s'est renfermé sur lui-même, il s'est braqué contre le monde et il s'est mis à détester tous les peuples, y compris certains clans de votre propre race. Or, l'histoire raconte qu'il n'était pas ainsi. Qu'avant la mort de votre mère, son Royaume rayonnait. Maintenant, ses terres et lui ne sont que des ombres qui se maintiennent tout juste en vie. C'est pourquoi vous êtes ici. N'est-il pas ? Orist vous a admis dans cette troupe pour que vous répariez les erreurs de votre père, parce que vous ne supportez pas de demeurer les bras ballants face au mal. 

La surprise saccage son expression habituellement lisse. 

— Excusez-vous, et que je ne vous reprenne plus à vous chamailler. 

À contrecœur, ils obtempèrent et vont jusqu'à se serrer la main pour s'assurer que je ne déverserai plus mon amertume sur eux. Je ne les regarde pas et me contente de glisser contre la paroi rocheuse du ravin. Mon sang s'est écoulé avec cruauté durant mes tirades et Duran me gronde gentiment, tout en versant une giclée d'eau afin de nettoyer la plaie. Il enroule un morceau déchiré de son vêtement autour de la nette coupure, tandis qu'Orist me tend sa mixture imbuvable que j'absorbe d'une traite. Les deux se mettent à discuter d'achat, ou de vol, d'habits et de tissus pour fournir le bébé en rechange et pour panser les blessures au besoin. Veseryn marmonne quelque chose à l'enfant, à propos de ne jamais me contrarier. Bien. Parfait même.

— Non pas que je voudrais vous faire la leçon, mais la violence ne résout rien, surtout avec une plaie ouverte. 

Duran m'adresse un regard amusé, alors que je remets mon corset en place. 

— Certes, mais un discours calme et plaisant les aurait moins marqués. La prochaine fois que les suspicions de Maître Torebok entraîneront une crise insensée de méfiance envers l'un de nos compagnons, il se souviendra de l'effet de ma paume sur sa joue. Quant à l'Elfe, il réfléchira à deux fois avant d'insulter à nouveau un Nain... Et je vous rappelle que vous m'avez menacée d'une dague, il y a quelques heures à peine. 

Il lève les mains en signe d'innocence auquel je réponds par un rictus sardonique. Duran m'aide à me replacer sur mes pieds, je grince des dents à la peau de mon ventre qui se tend et se détend à chacun de mes mouvements. Je prends sur moi. Pour l'instant, nous devons impérativement sortir de ce ravin. Orist demande à l'Elfe de regagner son poste en haut des escarpements ; en toute logique, le pouvoir d'invisibilité est rare, nous n'en croiserons pas d'autres, ce qui implique une surveillance accrue des environs, car des Mages Fous aux capacités bien plus vicieuses peuvent rôder dans le coin. Il acquiesce et pendant qu'il grimpe en toute agilité, Veseryn trottine jusqu'à moi. Je hausse un sourcil, et elle n'affiche qu'un large sourire satisfait. Apparemment, mes remontrances envers nos compagnons lui ont plu.

— Ne vous réjouissez pas trop, Veseryn. Je ne peux vous interdire de vous chamailler avec Maître Torebok, puisque vous êtes si jeune et querelleuse, mais, en dehors de votre petite rivalité, vous vous devez de croire en l'autre. Au final, ne nous battons-nous pas tous pour un même but ? Le monde n'attendra pas que le Nain et vous renonciez à vos disputes pour être sauvé. 

— J'en ai bien conscience, rétorque-t-elle. Je sais aussi que vous êtes ma préférée. Plus tard, j'aimerais acquérir autant de prestance et de charisme que vous. 

Elle pouffe, comme pour se moquer de ses propres paroles. Je ne commente pas et me concentre sur la position des autres ; Orist remballe ses herbes médicinales et l'Elfe patrouille en hauteur, s'assurant que notre voie soit libre. Le Nain chuchote quelques mots à Duran, probablement à mon sujet puisque l'Homme ricane sous sa barbe noire. Je me permets donc de dire à la jeune fille :

— Voici une confidence, Veseryn. Je ne possède pas la bravoure et la distinction que vous m'attribuez, et le magicien exagère grandement mes exploits. En réalité, je ne peux nier ce que j'ai accompli. J'ai effectivement participé à de nombreuses batailles et j'ai approché les Mages Fous de très près, parce qu'ils étaient mes ennemis jurés et que je n'aurais connu aucune paix tant qu'ils n'étaient pas tous détruits. Toutefois, cette histoire est révolue. La page a été tournée et plusieurs chapitres se sont enchaînés sans que je ne fasse partie du livre. 

— Je ne saisis pas. Que sous-entendez-vous ? Vous n'avez pas pu disparaître de l'histoire.

— Au contraire. Je m'en suis retirée de mon plein gré et durant des années, j'ai rejeté ce monde dans lequel je n'aspirais plus à vivre.  

— Pourquoi ? 

Veseryn inspire d'un coup. Elle vient d'apercevoir une lueur étrange dans mes yeux, un éclat de regrets et de chagrin. Sa perspicacité en déduit le déductible, c'est-à-dire que j'ai renié le monde car j'étais privée de ma place, de ma raison d'être. 

— Vous voyez. Je n'ai pas toujours agi avec courage. Il fut un temps où j'ai ouvert la porte au désespoir, à la mélancolie et à la haine. J'étais en exil. Un départ volontaire duquel je ne comptais pas me soustraire. Mais j'ai reçu l'appel d'un ami, et comment ne pas y répondre ?

Elle zieute dans la direction du magicien.

— Pas Orist. Il m'a bel et bien convoquée, mais c'est à un autre ami de longue date que je dois mon retour au monde. 

— Qui donc ? Votre visage change un peu, quand vous l'évoquez. L'on croirait que vous devenez soudainement...heureuse et...triste en songeant à lui.

Sa remarque me tire un gloussement égayé qui la stupéfait. Moi aussi. Peut-être a-t-elle raison. Cet ami me manque tellement. 

— J'ai vécu la meilleure période de toute ma vie avec cet ami. Orist m'a accompagnée dans des choix difficiles et m'a conseillée, mais, cet ami-là, il m'a gardée en vie par sa seule existence. En toute honnêteté, Veseryn, je n'aurais pas supporté de vivre après tous les morts qui sont tombés dans mon sillage. S'il avait péri... N'en parlons pas. Il a survécu, et j'en ai fait de même. Je ne pouvais partir en première, alors j'ai opté pour l'exil. De la sorte, si une urgence absolue survenait pour lui ou pour moi, nous n'aurions qu'à nous envoyer une missive. Le jour s'est présenté plus tôt que prévu.

Elle ne réussit pas à tout déchiffrer et de toute façon, je voile grossièrement les divers mystères de ma vie pour qu'elle reste dans le flou. Les autres poseraient des questions, chercheraient à creuser et à mettre en lumière des vérités qui devraient perdurer dans l'ombre ; Veseryn se fiche pas mal de découvrir mon passé. Elle ne voit que la femme protectrice, celle qui a tué un Mage Fou pour la défendre, et rien n'importe plus que cette image à ses yeux de jeune fille. Cette naïveté fait du bien. Elle éloigne l'Obscurité. 

À cet instant, Orist nous dépasse en annonçant quatre heures de marche, au minimum. La joie de la jeune fille s'évapore et sa moue revient sur ses traits délicats. Je la réconforte d'une délicate tape dans le dos. Plus de six heures déjà que nous traversons ce ravin, sans longue pause, sans repas conséquent, notre eau s'amenuise et nos forces nous abandonnent. Le magicien boite plus que moi, et pourtant, il est le moins blessé de nous tous, avec Veseryn. Sa rencontre brutale avec les deux Mages Fous l'a affaibli. Lévitation n'a pas dû le ménager. Nos compagnons sont intervenus rapidement, tandis que je courais après Invisibilité, sinon il serait mort. Toute cette magie noire l'a ébranlé. 

Ces quatre heures se déroulent dans des geignements et contractions de mâchoire. Avant la caverne des Elfes Noirs, le sol nous était défavorable et la fatigue entraînait des trébuchements, des chevilles tordues, et des plaintes par dizaines. Après la caverne, la tension drainait toute énergie positive et nous propulsait dans une atmosphère orageuse. Désormais, le combat achevé et les deux cadavres laissés là, l'humeur n'est pas remontée, elle descend de plus en plus bas. Les visages se décomposent de minute en minute, les gourdes se vident à la chaleur pesante d'un début de printemps aux températures excessives et capricieuses. Les contusions n'arrangent rien et les courbatures, causées principalement par Lévitation, rendent les corps plus lents à se mouvoir, moins élancés. 

Un coup d'œil à l'Elfe me fait jurer. Pourquoi ne suis-je pas née parmi les siens ? Il ne donne pas l'impression d'avoir combattu Lévitation, d'avoir voltigé d'un bout à l'autre du ravin, ni d'avoir subi les coups fourbes d'Invisibilité. 

Quatre heures passent, mais pas le ravin. Nous continuons sous les encouragements de l'Elfe. La fin est toute proche. Effectivement, l'heure suivante, notre chemin débouche enfin sur un champ fleuri. Orist ne souhaite pas l'emprunter, bien qu'il soit un passage direct vers les Plateaux Verts dont nous devinons la noble nature à l'horizon. Nous le contournons jusqu'à ce que les fleurs se transforment petit à petit en épis de blé. De quoi nous couvrir. 

Le magicien accorde alors une pause. Veseryn s'écroule avec le bébé. Celui-ci se régale du lait d'aînesse offert par le Seigneur de Iovannen et elle mâchouille son pain dur. Je lui offre une pomme. Cette fille manque d'énergie. Qui plus est, elle ne s'est jamais habituée aux longues marches à l'orphelinat. Elle s'épuise plus vite que nous. Elle se plaint beaucoup pour la forme, mais n'exige jamais de pause. Le Nain et l'Elfe ne s'assoient pas côte à côte, et ils demeurent loin de moi. L'un s'est rapproché de l'Homme et l'autre, le Maître forgeron, s'accroche aux bras d'Orist qui parle peu et, par extension, est le moins susceptible de prononcer des paroles abruptes. 

Lorsque nous reprenons notre progression, le bébé se met aussitôt à ricaner, rapidement imité par Veseryn. Les épis de blé frôlent sa petite tête adorable, ses yeux bleus globuleux s'illuminent et il essaie de les attraper avec ses minuscules poings. Plus les heures défilent et plus elle ne fait qu'un avec l'héritier, elle fusionne avec lui. Si l'un pleure, l'autre pleure ; si l'un rit, l'autre rit. Leurs émotions sont connectées, et leurs réactions intrinsèquement entremêlées. C'est un phénomène à la fois sordide et incongru entre une fille du Royaume des Hommes et un descendant à moitié elfique. Un véritable miracle qui se crée entre eux.

Le champ ne s'étend pas sur une longue distance. Nous devrions atteindre les Plateaux Verts en une poignée d'heures, tout au plus. 

Mais bientôt, l'Elfe ralentit l'allure. Il commence à tourner sur lui-même et à faire courir sa vision affûtée tout autour de nous, mais les épis le restreignent et il voit mal. Cette contrainte le rend nerveux et renforce son intuition. À sa subite attitude renfrognée, Torebok regarde tout de suite le magicien, guettant une agitation en lui. Or, notre guide ne s'est même pas rendu compte du trouble ambiant, et je ne flaire pas la pestilence des Mages Fous. J'observe à mon tour, je tends l'oreille. Duran murmure à Orist de ralentir, car quelque chose a l'air de clocher. 

Des bruissements se font entendre, nombreux, ils nous encerclent, réguliers, vifs, et j'empoigne automatiquement les épaules de Veseryn. 

Dans la seconde, nous nous retrouvons entourés de lances toutes braquées sur nous, impuissants dans l'épaisseur des épis de blé. Duran pose une main menaçante sur son glaive, Torebok tire sa hache de son étui et l'Elfe bande son arc à toute vitesse, mais il ne décoche pas. Bon choix. Il a sûrement repéré le symbole gravé sur chaque pointe tranchante : une cité miniature gardée par de puissants murs dont la réputation les dits imbrisables. L'emblème des Anciens Remparts. De toute évidence, nous avions raison ; les tunnels sous les escarpements nous ont menés trop près des Hommes. 

En discernant l'emblème, l'expression sinistre de Duran s'assombrit davantage, si cela est possible, mais il renvoie également une certaine appréhension, probablement due aux informations qu'il nous apportait sur cette région à l'abandon et à l'agonie, selon lui. De plus, si j'ai bien raisonné, il s'apparente à un soldat façonné par les usages d'un des Trois Royaumes des plaines centrales. Son apparence physique le souligne. Duquel des trois provient-il ?

Des ombres se détachent des épis, des silhouettes encapuchonnées, des mains sur les lances, mais ils ne s'approchent pas plus que nécessaire. Presque par une sorte d'habitude, je me penche vers le bébé et me rassure à sa mine sereine. Il ne pleure pas. Je doute que des Mages Fous soient dans les parages, sinon ses sanglots bruyants retentiraient dans le champ. 

— Intrus sur les terres du Seigneur des Remparts, déposez vos armes pour espérer une négociation. 

Cette voix, sombre et rauque, lointaine, ne continue par son avertissement, mais nous imaginons tous ce qu'il pourrait se produire si nous n'obtempérons pas. Orist leur fait signe d'abdiquer. Ces gens-là ne sont pas nos ennemis. Mieux vaut ne pas les offenser. Duran se plie à la volonté de ses pairs, Torebok l'imite avec plus de réticence et l'Elfe accepte uniquement de confier son carquois à une main inconnue, mais pas son arc. La séparation lui est déchirante. Il délaisse ensuite ses deux fines lames. 

— Je tiens à cet arc. Il s'agit d'un héritage qui m'est cher. 

Je l'avais donc bien reconnu. Son père désirait prouver une fois de plus son amour éternel et inconditionnel à son épouse et pour ce faire, il avait commandé la fabrication de cet arc, qui ne peut se briser, doté de la Lumière sacrée, d'un bois prêté par les sapins des Ondins tout au Nord, des étoiles sculptées sur sa courbure. Une arme sublime qui serait revenue à Laith la Splendide, dernière et seule Reine des Arbres d'Argent. La mort l'emporta avant de recevoir ce cadeau rempli d'attention et d'affection. Je suppose donc que Faerran le Triste l'assigna à la garde de son fils.

— À présent, expliquez votre intrusion sur le territoire des Remparts.

— Nous ne sommes que des voyageurs, pas des intrus, proteste Orist, et notre route ne nous amène pas à proximité de votre cité, mes chers messieurs. Vous vous méprenez sur notre compte. Et puis, nous n'avons même pas frôlé les plaines centrales. Ceci est autant le territoire de votre Seigneur qu'une terre presque à l'abandon, entretenue par quelques paysans qui n'appartiennent à aucun royaume. Depuis quand votre Seigneur a-t-il revendiqué ce coin tranquille des champs orientaux ?

— Depuis qu'il l'a décidé et qu'il protège ces paysans de la ruine. Deux Hommes, des femelles, un bébé, et ils sont escortés par un Nain et un Elfe. Permettez-moi de douter de vos paroles, étrangers, grogne la même voix à distance.

Femelles ? Torebok hausse un sourcil, ahuri par ce terme. Laerran lâche un soupir discret. Les Nains et les Elfes accordent un crédit similaire aux hommes et aux femmes, si bien que les deux sont traités sans différence. Avant mon exil, les peuples des Hommes faisaient des progrès. Ils respectaient leurs homologues féminines, les accueillaient parmi les rangs de soldats et elles obtenaient plus de droits. Je note qu'ils ont effectué un bon en arrière, prenant sûrement le prétexte de la guerre.

— Nous ne cachons rien et nous étions des inconnus les uns pour les autres, expose Veseryn en un mensonge éhonté. À l'exception de notre ami aux oreilles pointues, nous sommes tous des victimes des Mages Fous et avons fui nos foyers pour gagner la sécurité de la montagne secrète. Iovannen a été un refuge pour nous tous. Nous y avons rencontré notre ami, que voici. Il prit pitié de nous et une sympathie mutuelle se développa entre nous. Le Seigneur de Iovannen, ainsi que vous êtes peut-être au courant, ne refuse pas des âmes égarées chez lui, mais sa Maison n'est pas un recours définitif. Nous devions repartir dans le monde et en affronter ses périls. Notre ami, l'Elfe, nous proposa le salut en nous invitant à le suivre. Dorénavant, nous voyageons jusqu'à la Forêt des Jours Éternels, où il nous a promis un abri temporaire. L'asile elfique. Le temps que nous retrouvions un foyer.

À sa tirade, nous blêmissons tous et nos épaules s'affaissent à sa conclusion. Elle s'est exprimée avec détermination et une authenticité qui persuaderaient n'importe lequel de ces hommes dissimulés. Inutile de s'étonner à son talent inné pour la duperie. Je la vois sans mal à son orphelinat répandre des rumeurs absurdes parmi les pensionnaires, l'ennui pendu à ses jambes tel un boulet, et tout un monde inventé dans son esprit productif. Seul Duran lui saisit durement le bras pour la faire taire. Il apparaît soucieux, d'une manière maladive. 

En tant qu'Homme de ces plaines, la version de Veseryn pourrait être démentie par ce que ces sentinelles savent de notre compagnon. Je comprends la tension qui l'habite. Néanmoins, ils ne la contredisent pas dans son histoire et Duran la relâche peu à peu.

— Je compatis avec vos pertes, petite. Mais comment y croire, pour sûr ? Nos terres sont infestées d'espions. Des pantins au service des Mages Fous. Des poupées qu'ils articulent à leur guise. Ou très souvent, des traîtres. Ce champ conduit bel et bien aux Plateaux Verts, au Mont de Fer Rouge et par conséquent à la forêt des Elfes. En revanche, je m'interroge sur vos choix. Votre ami à l'arc précieux, ne vous a-t-il pas prévenu des dangers de ce passage ? Vous auriez dû contourner l'Enclave de l'ennemi et longer à l'Est profond. Les Mages Fous patrouillent rarement par là-bas. 

Orist ne prend pas une décision au hasard. Duran lui avait conseillé ce chemin-là, lui aussi, mais il n'a pas cédé. L'Est extrême n'est pas sûr. Moi-même descendant des terres désolées, je sais que cette zone, derrière l'Enclave, n'est pas recommandée. Les Mages Fous élargissent leur territoire, ils y construisent des citadelles tous les mois. Impossible de s'y risquer. Je m'apprête à énoncer ces faits d'une simplicité affligeante, quand le magicien me devance et s'exclame sur un ton aigri :

— Il suffit ! Je vous concède que vous obéissez à la perfection à vos ordres, mais cet interrogatoire lasse le vieillard que je suis. Je suggère que nous prenions place à terre et mes amis vous raconteront toutes nos mésaventures en détail, ce qui les fera boire beaucoup d'eau afin de vous renseigner de tout et ceci nous fera perdre un temps essentiel, des ressources que nous ne pouvons pas gaspiller inutilement. Si vous insistez donc, vous montrerez votre courtoisie en nous partageant vos gourdes et vos vivres. 

Il raille et la voix veut répliquer, mais Orist le coupe net.

— Il suffit, j'ai dit. Nous nous tenons à des dizaines de centaines de pas des Plateaux Verts. Escortez-nous là-bas, si cela peut vous rassurer. Nous avons été pris dans un ravin et nous n'avions pas d'autres choix que de nous aventurer non loin des Anciens Remparts. Quoi que, je remarque que votre Seigneur place ses sentinelles sur un territoire qui ne lui appartient pas, car nous ne sommes pas sur vos terres, je le répète. Eh non, messieurs ! L'Ancien Royaume des Remparts débute au-delà du bosquet qui se profile à l'horizon de l'autre côté du champ de blé. Nous n'avons guère enfreint vos règles. Nulle intrusion n'a été commise. 

— Nous avons allongé notre vigilance à ces champs. Ils n'ont été revendiqués par aucun Seigneur et les espions, traîtres et autres scélérats les utilisent pour aborder notre territoire. Je m'en excuse, Monsieur, et je réclame votre pardon par avance, mais nos ordres sont clairement établis. Nous préserverons les Remparts du Grand Mal, coûte que coûte, et sans discrimination, je le promets. Dans l'incertitude, nos directives nous imposent de guider tous les étrangers à notre Seigneur qui décidera de leur sort.

Orist, qui ne souhaiterait pas s'éterniser aux Anciens Remparts, tente une riposte, mais la voix claque dans l'air :

— Soit de les guider à notre Seigneur, soit de les tuer. Choisissez. 

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