Rae Shakhar

Je ne demeure pas longtemps dans l'inconscience absolue. Quelque temps, mon esprit m'est entièrement fermé et je ne peux remonter à la surface, piégée sous une montagne infranchissable de ténèbres épaisses. 

Petit à petit, j'émerge. Je creuse cette noirceur et quand bien même mon âme en souffre, je continue sans répit. Je ne réussirai pas à ouvrir les yeux ; de cela, j'en suis convaincue au fond de moi, mais rien ne m'empêche de chasser la nappe d'Obscurité qui embrouille mes sens. Il me faut plusieurs minutes et beaucoup de concentration pour que je recommence à percevoir des morceaux de réalité tout autour de moi. C'est le mal de crâne qui revient en premier. L'on dirait que des tambours de Nains résonnent dans les cavernes vides de ma tête. Mes oreilles bourdonnent sourdement jusqu'à ce que des sons lointains et flous me parviennent. Ainsi que je le prédisais, mes paupières refusent de se soulever et je ne force pas mon corps à agir sous la contrainte. En vérité, je me sais au bord du gouffre. La magie s'agite toujours à l'intérieur de moi, en un tourbillon de peines et de rage, et elle n'est pas ravie de se réveiller après deux cents ans d'inaction. Elle coule et s'écoule dans tous les sens, reprenant vie, s'embrasant et se réinstallant pour de bon. De par sa force et sa résolution à ne plus jamais souffrir de rejet, je ne pense pas pouvoir la repousser dans les méandres de mon être une seconde fois. Rien que pour cette raison, je ne voudrais pas affronter ce qui m'attend. Je ne voudrais pas ouvrir les yeux à nouveau, dans la crainte la plus viscérale d'affronter ce que je suis. Si j'ai enchaîné mes pouvoirs, c'était pour le bien de tous, c'était pour éviter un autre Grand Éboulement dans l'avenir, ou pire, le chaos total. Maintenant, j'ignore tout des jours futurs. Que va-t-il advenir de moi et de cette magie maudite qui m'habite ? 

Je préfère mettre de côté ces questions pour l'instant, car toutes mes pensées sont tournées vers une seule préoccupation. Laerran. 

Dans la brume, les pleurs du bébé attirent mon attention et je m'y accroche avec toute mon énergie restante, bien décidée à comprendre ce qu'il se passe aux alentours. De faibles reniflements larmoyants accompagnent ces sanglots ; j'en déduis que Veseryn est vivante et qu'elle tient toujours l'héritier entre ses bras. À ma gauche, en revanche, des geignements de douleur retentissent. Je reconnais le rauque de la voix de Duran. Il vit aussi. Mais, aucun des deux ne semble en bonne posture. Je me rends alors compte du vent qui souffle fort et soudain s'arrête en une ultime bourrasque. 

— Je vous déconseille de fuir, humaine. Inutile de mettre en péril la vie du nourrisson.  

La voix du Mage Fou, bien que menaçante, sonne douce et cristalline, exactement comme pourraient s'exprimer les Elfes. Il n'a pas l'air du genre colérique, ni impulsif. En tant que Maître de l'Air, il use de son pouvoir à distance et ne craint aucune attaque. Il est sûr de lui et sans peur, mais également réfléchi et donc, un grave danger. La plupart de ses semblables nous auraient tués ou n'auraient récupéré que l'enfant et le Nain, s'ils les jugeaient faire partie des rumeurs. Or, celui-là ne se presse pas. La lente mélodie de sa bouche s'élève à nouveau, mais elle est prise par le vent. Il vient d'envoyer un message. À qui et dans quel but ? Nous le saurons bientôt. 

 — Oh, s'il vous plaît, ne cherchez pas les ennuis, mortel. D'entre tous, c'est votre existence qui m'importe le moins. Je déteste me salir les mains.

Or, d'après les grognements de douleur refoulée, j'imagine que Duran n'obtempère pas. Peut-être s'efforce-t-il de se lever et de prendre son arme. Dans notre situation, ce serait peine perdue.

— À terre, j'ai dit, et ne m'obligez pas à répéter.

— J'aspire seulement à vérifier leur état ! s'énerve-t-il et plus bas, il rajoute quelques mots soufflés avec lassitude. De grâce, laissez-moi gagner leur chevet. 

Le Mage Fou ne répond pas, mais un corps rampe et se traîne jusqu'à mon côté. Des piétinements se rapprochent aussi. Veseryn. Tous deux s'agenouillent et je m'aperçois que ma tête repose sur une surface dure et délicate, rien à voir avec de l'herbe ou de la roche. 

— Je l'ai vu ! murmure Veseryn, un brin hystérique. J'ai vu la flèche lui transpercer la gorge. Comment est-ce possible ? Et ses autres blessures ?

Des bruits de bois qui s'entrechoquent, sûrement les flèches qui ont perforé le corps de Laerran. Les ténèbres tentent de me ramener à elles et la fatigue pèse grandement, mais je résiste, trop soucieuse de la réponse de Duran.

— Guéries elles aussi. 

Veseryn pousse derechef une exclamation d'incompréhension, tandis que le soulagement se répand en moi, avec la fougue de l'espoir. Une bonne âme veille sur lui, grand merci. 

— Et la femme ? s'enquiert le Mage Fou. La femme. Est-elle vivante ?

Il se doute de mon identité. À vrai dire, n'importe qui le devinerait. Aetheria et ma magie ne trompent pas. Je sens les mains inquiètes de Duran sur la base de mon cou. Il ne donne pas d'indication au Mage Fou, mais son soupir rassuré m'angoisse aussitôt. Qu'est-ce que cette ordure compte faire de moi ? Je peux le présager sans mal et la peur ne cesse de me tourmenter. Je dois me réveiller, à tout prix, et m'enfuir, tout de suite. Abandonner mes compagnons maintenant serait préférable au sort qui m'attend. Pourtant, dès que j'essaie de briser cette barrière qui me sépare du monde réel, j'ai l'impression que mes pouvoirs m'attrapent et me tirent en arrière, dans la brume. Je ne me débats pas, redoutant de sombrer et d'être incapable de surveiller la situation, même dans cet état. 

— Enfin, ce n'est pas trop tôt !

Nombre de pas martèlent la terre. Son message visait à appeler des renforts. Les nouveaux arrivants s'excusent en des bégaiements effrayés, se justifiant par la distance à parcourir entre ici et leur campement. Des sauvages qui servent l'ennemi. Il ne manquait plus qu'eux. Ils demandent où les prisonniers devront être conduits et je prie pour que le Mage Fou renonce à Morra Narbethec. Une larme de terreur roule sur mon visage sommeillant et une main discrète l'essuie rapidement. Duran. Mon cœur bat à toute allure dans ma poitrine, si bien qu'une vive douleur me saisit. J'ai envie de hurler, de partir loin de là, en vain. 

— Nous ne pouvons rejoindre l'Enclave Nord-Est. Après le terrible massacre des nôtres aux Remparts, tous les peuples sont aux aguets. Il paraît que les fées quittent leur forêt pour migrer vers le Nord et que les gnomes parcourent les terres centrales en quête de sang noir à faire couler. Les annexes de l'est sont...occupées. Par les Elfes. Ces idiots se croient plus malins et plus rusés que nous, ils désirent la reconquête de la Source. Futiles machinations. Et ce sont des prisonniers très importants dont nous avons la garde. Nous ne risquerons pas leur capture. Nous nous tournons à l'ouest. À Rae Shakhar.

Des chuchotements apeurés et désapprobateurs rebondissent de sauvage en sauvage. Le Mage Fou ne commente pas. De toute façon, ils obéiront et c'est pourquoi il a expliqué son choix de nous conduire à Rae Shakhar, car nul ne s'y aventurerait sans une grande urgence. La Prison des Cris d'Agonie en langage ancien des Hommes. L'on raconte que toutes les régions dans les environs discernent les plaintes des torturés nuit et jour, elles retentissent dans les montagnes de l'Ouest et éloignent tous les fous qui seraient prêts à porter secours aux prisonniers. Elle s'érigea durant les Vieux Jours et perdurera tant que l'Obscurité n'aura été vaincue. Le Seigneur des Chaînes de l'Ombre la garde d'une poigne de fer. Je le connais bien. Un monstre de la pire espèce. L'un des proches serviteurs des Huit. Asemo Mallor, un Maître de la Parole Distante. Il peut communiquer avec tous ses semblables, avec tout ce qui est relié à la magie noire de près ou de loin. Choix astucieux que de nous mener là-bas. Il contactera Morra Narbethec et recevra directement ses ordres des Infâmes. 

 — Prenez leurs armes et mettez-leur ces fers... Non, pas celle-ci ! Donnez.

Aetheria. La colère gronde en moi, et je l'endure avec impuissance. Des bras et des mains se glissent ensuite sur mon corps. Je suis ballottée un moment avant qu'ils ne me balancent sur le dos d'un cheval nerveux, tel un sac de riz. Je songe une fois de plus aux Elfes, les derniers à pouvoir nous aider, mais s'ils ont lancé une offensive contre l'est pour reprendre la Source, toutes leurs forces et surtout leur magie de Lumière sera focalisée sur cet unique dessein. L'espoir s'envole, quand la monture commence sa terrible chevauchée vers Rae Shakhar. Mon réconfort réside dans les sons qui m'entourent ; en me concentrant sur mon ouïe, je reconstitue mon environnement direct et je peux dire que Torebok et Laerran sont jetés sur une selle tout comme moi, alors que Duran et Veseryn sont condamnés à marcher. Il est exténué du combat et elle s'est épuisée en larmes et en panique. Néanmoins, ils ne se révoltent pas. Après tout, ils n'abandonneraient pas trois de leurs compagnons et ils ne se sauveraient pas sans le Nain, et son bout de l'arme sur lequel il veille.

— Non, pitié, ne leur permettez pas de prendre l'enfant ! s'égosille Veseryn. Ils le blesseront, j'en suis sûre, pitié ! Vos sauvages briseront sa nuque et casseront ses os ! Vous ne nous avez pas tués. Vous n'avez pas pris l'enfant. Vous me le laisserez ! Car vous savez que je suis la seule qui le protégera jusqu'au bout.

De toute évidence, le Mage Fou ne s'oppose pas à la volonté de Veseryn et ses sauvages s'écartent. Le Maître de l'Air n'agit pas avec impulsivité. En réalité, il paraît même indulgent et tout à fait sensé, raisonnable. Et en particulier, il obéit consciencieusement aux Huit. Il ne risquera pas de blesser le bébé, au cas où les Infâmes le désirent auprès d'eux. Un tel atout leur permettrait de marcher sur la forteresse du Sud, face à face avec Brovas, et d'agiter son enfant sous ses yeux amers et résilients. De quoi le torturer et l'obliger à plier le genou. De son timbre mélodieux, il conclut :

— Cet enfant sera sain et sauf tant que nous n'aurons pas exclu son lien de parenté avec les Elfes. Je vois que ses oreilles ne sont pas pointues. Cela ne signifie rien. Nous devons nous assurer de son ascendance. Je vous autorise à garantir son bien-être, humaine, car, si les rumeurs parlent bien de lui, les Huit lui réservent une incroyable destinée. Imaginez seulement un être de triple influence. Il sera agile, prompt et fort, avec la magie des Elfes derrière lui. Il sera immortel et obtiendra une capacité puissante une fois baignée dans la Source. Et il deviendra l'esclave naturel des Huit, car il sera en partie Homme et ce morceau de son âme sera corrompu et souillé par l'Obscurité. 

Veseryn s'est détournée de lui et se colle aux chevaux, marmonnant avec hargne :

— Dans ce cas, il vaudrait mieux le tuer pour lui épargner ces souffrances...

Mais cette remarque lui brise le cœur et elle n'ouvre plus la bouche de tout le voyage. Je n'avais peut-être pas tout anticipé du plan cruel des Huit. Je l'entrevois à peine, grâce à la langue pendue de ce Mage Fou. Les Infâmes ne souhaitent pas le tuer ou anéantir le cœur courageux de son père. Ils comptent le préserver à Morra Narbethec, une carte à jouer pour plus tard, un être pur à manipuler et à ternir. Ils engendreront une arme à partir de ce tout petit bébé et celui-ci incarnera alors leur plus précieux Lieutenant. Ils ne visent pas une victoire immédiate. Ils ne préparent pas la chute du Royaume du Sud et avec lui, la chute du monde tel que nous le connaissons. Ils se tiennent prêts pour des décennies et des décennies de tourments, de guerre et des rivières de sang. Pourquoi annihiler les peuples affranchis, puisque cela résulterait en un futur ennuyeux, sans ennemis à abattre et sans cruauté à déverser ? Ils n'ont pas prévu la fin de toute chose, sinon ils se condamneraient à une immortalité vaine, entre Mages Fous. Ils veulent la souffrance et la domination. 

N'entendant plus rien d'autre que les sabots des chevaux et les jurons de Torebok à son réveil, mon esprit erre de plus en plus dans les ténèbres et je laisse finalement la fatigue me rattraper.  

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top