Les signes

En accord avec notre plan, me voilà à courir à basse allure au travers des Bois Endormis. Les troncs fins et les hautes frondaisons ne me cachent pas et m'offrent une large vue sur l'horizon. À l'orée de ces terres, je m'arrête contre un arbre gris-blanc et observe le vaste panorama au sud. Le territoire des Hommes et celui appartenant anciennement aux Sylvains sont séparés par des champs de fleurs pastel, de la lavande, du jasmin, des lauriers et des géraniums, à l'ouest et quelques amas de roches à l'est qui forment déjà les premières maisons d'une cité de mortels. Les Montagnes Inexplorées s'érigent fièrement dans le ciel et disparaissent dans les nuages en une infranchissable barrière ; les rares courageux qui en sont revenu déclarent tout passage au-delà impossible et tous les autres aventuriers ont été oubliés, peut-être ont-ils déniché une voie et recommencé une vie là-bas, ou sont-ils perdus à jamais, ou vivent-ils dans des cavernes en chassant des rats ou des bouquetins. 

Des Montagnes Inexplorées, se détache une ombre pesante et imposante, trônant avec majesté sur les terres du Sud, incrustée dans la roche, noire et menaçante, imprenable et orgueilleuse. Il s'agit de Lacia HoldBorg, la Forteresse qui Tiendra à Jamais, la place-forte des Hommes, là où le Roi Brovas règne et a toujours régné, là où il s'est cloîtré avec autant de citadins et de villageois qu'il a pu loger entre ces murs de pierres sombres et inaccessibles, là où il défend son royaume et là où se trouve le principal morceau de cette arme mystérieuse, là où tous les espoirs reposent et là où les Mages Fous ont instauré le siège le plus insultant de toute l'Histoire de ce monde. Au lieu d'attaquer, de prendre et de vaincre, l'ennemi se contente de les torturer, de s'amuser avec eux. Ils patientent, dociles, le jour où les mortels céderont et ouvriront les portes, affamés, assoiffés, faibles et désespérés, à genoux et suppliants. 

L'heure est venue. J'inspire longuement, ferme les yeux un instant et rassemble toute l'énergie et la vitalité en moi. 

Puis, adossée au tronc, je dresse les mains vers le ciel et pense très fort au beau temps. Du soleil. Le chant des oiseaux. Une teinte azurée. Quelques nuages ci et là, immaculés et discrets. Une brise légère. Tout le contraire de la pénombre ambiante, de la grisaille et de l'orage qui se profile au-dessus de Lacia HoldBorg et s'étend sur tout le Royaume du Sud. Je me sais capable d'un tel pouvoir. Je l'ai utilisé par le passé. La nuit où ils m'ont noyée dans la Source, un éclair a fendu le ciel et s'est abattu dans l'eau ténébreuse. À Morra Narbethec, la pluie succédait aux rayons chauds, intempéries, sécheresses, humidité. Je ne contrôlais rien et la magie réagissait aux tortures. Les Bois Endormis l'autorisent, car ma cible se trouve en dehors de leur territoire.

Petit à petit, je chasse les nuages gorgés d'eau et de tonnerres et les remplace par un soleil éblouissant. L'ombre se recule jusque dans les Montagnes et la lumière se diffuse sur les pierres couleur onyx. Et quand bien même mes doigts se recroquevillent et mes forces sont drainées et la fatigue se répand et mes jambes tremblent, je tiens bon et achève mon oeuvre. J'aimerais dire, à la fin de tout ce périple, que j'aurais été d'un grand secours, que j'aurais participé activement à notre quête et que mes pouvoirs auront sauvé le monde. La réalité est que je m'effondre contre les racines à la seconde où le beau temps domine. Essoufflée, comme si j'avais retenu ma respiration durant de longues minutes. Je tente de me calmer au mieux et au plus vite surtout, car je dois être prête pour la suite. 

Bien sûr, ce changement de temps et de température n'est pas anodin et ne sert pas à rendre aux Hommes du Sud leur bleu ciel ensoleillé. Notre plan vise à attirer les cinq Mages Fous à l'écart des sauvages qui maintiennent le siège. Nous ne pourrons nous battre à la fois contre des mortels armés et féroces, et des détenteurs de pouvoirs puissants. Par conséquent, nous avons misé sur le Maître de l'Aéromancie, lui qui devine le monde en regardant en l'air. Cette altération drastique l'interpelle déjà, j'en suis sûre, et il a sûrement compris qu'un Mage libre agissait. Il piste en ce moment la trace de magie et remontera bientôt aux Bois Endormis. 

Une première heure s'écoule sans que je n'aperçoive quoi que ce soit. Je songe à Lacia HoldBorg la dernière fois où je l'ai vue. Je n'ai guère franchi ses immenses voûtes anthracite, ni erré dans ses rues pavées embaumées par le parfum des fleurs, à ce qu'il paraît. La forteresse, malgré un air austère et méchant, se révèle très plaisante à y vivre. Les légendes racontent comment les Rois ont développé leur royaume depuis cette place-forte, combien ils ont travaillé dur pour bâtir une nation optimisée, où chacun trouverait une occupation, une famille, un foyer et un bonheur bien à lui. Les chants ont souligné à de nombreuses reprises que les Hommes du Sud, loin des querelles du Centre et des Trois Royaumes, baignent dans la candeur et l'innocence. Du moins, je veux bien croire que c'était le cas, avant la traversée du Fleuve Agité par les Mages Fous. 

Depuis que les Maîtres des Portails ont ouvert des passages, aucune des trois races n'a vécu en paix. Les Nains ont élargi leur Royaume Sur Terre et ont mis un point d'honneur à provoquer l'ennemi chaque jour de leur existence ici, au sud. Les Elfes de Lune ont renforcé leur frontière vers le nord et se battent quotidiennement pour garder leur Repère. Il leur arrive souvent d'en être expulsé par la tyrannie des Mages Fous. Ils regagnent leur territoire, quoi qu'il leur en coûte, mais ce combat perpétuel les épuise. Faerran envoie des troupes, sans cesse, mais la plupart ont décidé de migrer aux Arbres d'Argent par respect pour leur Roi. Ils ne supportent pas l'idée que celui-ci les aide et que leurs semblables se fassent massacrer pour la défense d'une terre aussi fragile. Ils abandonnent peu à peu leur forêt et prient les étoiles pour de meilleurs lendemains. Et les Hommes ont quitté les villages et les cités au profit de Lacia HoldBorg. Peu ont fait le choix de rester chez eux, par honte de laisser derrière eux leur maison. Par chance, à notre connaissance, n'a survécu qu'un seul Mage apte à la téléportation. La Source n'en a pas produit d'autres. S'il est abattu, le Sud soufflera quelque temps, protégé par le Fleuve Agité. 

Une deuxième heure s'entame sans le moindre indice d'une approche des Mages Fous. Ni pestilence, ni points à l'horizon. Cela ne m'étonne pas. Et ils ne devraient plus tarder. Je me rappelle de cet endroit, la forteresse. Alors que je me traînais sur le rivage nord du Fleuve Agité, en vue de retourner au royaume de Faerran, Laith se hissait sur la berge opposée. Je la rejoignis rapidement, à bout de souffle. Elle était hilare, allongée sur le dos, à fixer le ciel parfait, caressant son ventre en un geste inconscient. Je lui demandai tout de suite ce qu'elle voulait faire à présent et non pressée de me répondre, elle me parla d'une époque révolue, avant les Vieux Jours. Lorsque les ennuis naissaient des disputes et des différends, lorsque les Elfes n'avaient connu d'autres conflits que ceux avec les Nains, il y a très longtemps. Je l'écoutai avec attention, rêveuse de ces visions chimériques où l'Obscurité apparaissait seulement de la noirceur des cœurs et résultait en chamailleries de voisinage, en guerre civile, en batailles entre les royaumes des Hommes ; tout cela semblait si sérieux et préoccupant... Ensuite, elle se releva et décréta que le Sud devait être informé des récents événements. L'ancien Roi se moquait bien des renseignements en provenance du Centre, puisqu'il ne craignait nullement l'ennemi qui s'installait tout juste à Morra Narbethec. Ainsi, il ne reçut pas la Reine de Lune, et moi encore moins. Nous insistâmes pour qu'un message lui parvienne, et je dévisageai les portes de jais qui se refermaient sur le dos du garde. Bien sûr, les Sylvains et les Elfes du Repère nous accueillirent à bras ouverts. Ils nous invitèrent à festoyer. Je découvris à cette occasion les arbres blancs pâles, ressemblant à des bouleaux, et les chants au bord de l'eau, couverts par les étoiles, ainsi que les bois denses aux feuilles argentées à l'est et les havres donnant une vue époustouflante sur la Grande Mer de l'Est. De sublimes paysages et d'exquises soirées qui ne pourraient avoir lieu de nos jours, puisque les vagues sont frappées de tempêtes monstrueuses et que tous se terrent à l'abri des patrouilleurs et des sauvages de l'ennemi. Quel gâchis. 

La troisième heure débute sur un soupir exténué, rempli de désolation. Ce monde-là, si je n'ai pas connu l'ère qui a précédé les Vieux Jours, j'ai au moins pu profiter de ces dernières beautés, m'imprégner de ses charmes authentiques avant que l'Obscurité n'ensevelisse tout sous ses épaisses brumes de malheur et de mort. Il vaut mieux se remémorer les rires et la joie plutôt que tout ce qui s'en est suivi.  

Plus de deux heures auront suffi aux Mages Fous pour parcourir la distance entre le siège et les Bois Endormis. Des silhouettes pointent au loin. Je demeure assise contre le tronc et guette leur avancée. Mais je ne suis pas là sans rien faire. Ne me hâtant pas, ne bousculant pas la magie impétueuse en moi, je la réquisitionne à nouveau ; elle se déplace dans mon être et se prépare à l'usage. Je ne la déploie pas, m'assurant uniquement qu'elle m'obéira dès que j'en aurais besoin. Trois corps se rapprochent. Nous nous y attendions. Qu'ils ne résistent pas à l'appel de ce piège et qu'ils laissent un ou plusieurs des leurs en arrière, au cas où. Nous verrons bien qui nous affronterons maintenant. 

Les trois comblent l'espace et se stoppent aux abords des Bois Endormis. Les arbres de la bordure sud m'ont autorisée à user de magie sur le ciel, cela ne signifie pas que nous pourrions tous combattre avec nos pouvoirs sans que les forces d'Avarae ne nous en empêchent. C'est pourquoi ils ne s'engouffrent pas à l'intérieur des terres, gardant une proximité rassurante avec le champ. L'un d'eux se distingue des autres. Il fait un pas en avant, s'autoproclamant de la sorte messager des siens. Je ne bouge pas. Celui-là affiche une mine sereine, il m'a reconnue et se fiche pas mal de qui je suis. Je parie qu'il ordonnerait de me tuer sans le moindre état d'âme. J'ai eu vent de certains Mages Fous qui, ne tolérant pas que les Huit mettent autant de leurs ressources dans ma création et se concentrent sur moi, se seraient rebellés contre eux et leur auraient exigé qu'ils s'intéressent davantage à la conquête du monde. À ma disparition, la question ne se posait plus, mais quelques-uns me détestent encore, ou bien se sont peu penchés sur mon cas et n'hésiteraient pas à éliminer une adversaire, qu'importe mon origine. Ses taches de rousseur et sa peau bronzée, dénuée de tout vice, sans rictus mauvais et sans grimace menaçante, lui accordent un visage plus ou moins banal et n'importe qui le confondrait avec un Homme mortel. Les deux autres, en revanche, sont ternis et ont été altérés par l'Obscurité. L'un arbore des souillures verdâtres sur ses joues, son front, son cou et ses mains – le Maître du Poison. L'autre possède une bouche pulpeuse, des yeux mesquins et une flûte qu'il fait tourner entre ses doigts – le Maître de la Musique. Je présume que leur meneur n'est autre que le Maître de l'Aéromancie. Ils n'ont pas jugé important d'amener un virtuose de la conjuration avec eux, ne redoutant pas assez le Mage libre qui se présente aujourd'hui à eux. Ne manquera plus que lui, et le pouvoir d'Invocation. Bien entendu, je ne baisse pas ma garde, dans l'hypothèse où leurs deux acolytes nous tombent dessus par surprise. 

— J'ai lu les signes, déclare le Maître de l'Aéromancie en guise de salut. Ils dévoilent des présages néfastes, emplis de sang et d'échec, je le crains.

— Vos signes ont dû vous avertir du péril que vous risquez en vous avançant ici.

Ma provocation déplaît aux deux autres. Le premier entrouvre sa bouche infectée d'où s'échappe un relent verdâtre empoisonné, et le second cesse de jouer avec sa flûte en raffermissant sa prise sur celle-ci. Le Maître de l'Aéromancie sourit, mais ceci me fait tiquer. Ses traits sont tristes et ses épaules lourdes de peine. À la surprise de ces acolytes, il acquiesce.

— En effet. Les signes indiquent tous un futur incertain et potentiellement mortel pour nous. J'ai même décelé... Oh, je ne sais pas trop. La fin du siège ? Ou la fin des Mages ? Ou la fin des Hommes ? Les signes sont confus et ne se montrent pas très coopératifs. J'en déduis à l'essence plurielle et complexe de votre magie que vous devez être la Dame Oubliée, celle dont tous les Mages ont entendu le surnom et que tous ont reçu l'ordre de capturer si elle réapparaissait. Oui, les signes ne trompent pas. J'ai été prévenu de votre retour par les oiseaux. Ils se sont séparés des Montagnes du Sud et se sont aventurés de nouveau au nord à vol hâtif et gai. Ils sifflotaient tranquillement, sans se soucier de nous, du siège, des flammes dans la nuit ou des orages dans le ciel. Comme s'ils étaient au courant que l'espoir se ravivait là-haut, au nord. Je saisis pourquoi, maintenant que je vous vois devant moi, Dame Oubliée. Vous êtes porteuse de changements, bons ou mauvais. En ce qui nous concerne présentement, je ne compte pas fuir aux augures de mort. Votre simple présence pourrait embrouiller les signes. Après tout, vous détenez des pouvoirs multiples, mais lesquels ? Dans le doute, je ne jetterai pas les armes trop tôt. Peut-être manipulez-vous les signes, et peut-être est-ce vous qui mourrez. Nos destinées, désormais mêlées, nous diront si les signes avaient raison, ou pas. 

Il n'avait point partagé les fameux signes avec ses acolytes qui n'apprécient pas vraiment les cachotteries et lui lancent des regards arrogants, amers. 

— De tous les Mages Fous que j'ai croisés sur ma route, je me rends compte que vous vous assagissez au plus nous nous enfonçons vers le sud. Sûrement les Huit envoient ses plus fidèles et compétents sbires là où ils ont le moins de contrôle. Quoi qu'il en soit, Maître, je serai honorée d'assister à la mort d'un être éclairé, car les vôtres sombrent trop facilement dans la folie et il devient rare de percevoir la raison dans vos paroles.   

— Je serai honoré de vous combattre, Dame Oubliée, et j'espère que votre père ne me haïra pas si je vous ôte la vie. Ce n'aura été qu'une question de survie, voilà tout. 

— Il vous tuera. Ou, si les Huit vous aiment vraiment, vous serez banni, mais cela est peu probable. Maître, vous ne survivrez pas à ce combat, que vous le remportiez ou non. 

Il en a conscience, les signes ne trompent pas. Mentalement disposé à se soumettre à la mort, d'une manière ou d'une autre, il enserre le manche de son épée d'une main et fait signe à ses acolytes de l'autre, reculant avec un rictus contrit. Quelque chose dans ses yeux nous souhaite bonne chance à tous les deux. Les Mages Fous le dépassent et déterminés à se débarrasser de moi, ne gaspillent pas une minute. L'un porte sa flûte à ses lèvres et l'autre propage un poison immonde qui sort tout droit de sa gorge. Cependant, que ce soit la musique ou le relent verdâtre, ils se heurtent à du vide. La fumée toxique se disperse au vent et s'efface. La mélodie a beau résonner dans le champ et agacer les Bois Endormis, elle ne cause aucun effet sur moi ou sur les environs. 

— Comment...? crache le Maître empoisonneur.

— Ils sont là, lui répond le plus avisé des trois. Tuez la Dame Oubliée en premier ou renoncez à votre magie, parce qu'elle ne vous sera d'aucune utilité contre eux.

Le Maître des mélodies ensorceleuses n'a pas le temps de l'interroger sur ce eux que le piège, des plus évidents et prévisibles, se replie sur eux. Les hautes branches de la bordure sud frissonnent en un bruissement sonore, des feuilles ruissellent au sol, deux indices qu'ils captent trop tard. Laerran et Merialeth sautent avec une souplesse et une aisance affligeantes, atterrissent sans difficulté, et avancent sur les Mages Fous avec une précision réfléchie. Ils tirent leurs épées, tandis que les Elfes tiennent déjà leurs longs poignards. Encore et encore, Poison et Musique essaient de se révolter contre la barrière invisible qui s'est formée, en vain. Je me dédie corps et âme à différents sorts de protection. En effet, l'abjuration est un pouvoir particulier, facile à maîtriser sur soi-même, mais capricieux sur autrui. Je vacille, toujours assise, et mes paupières papillonnent fortement, mon énergie s'envole vite et tous mes membres se paralysent. 

Les deux Mages Fous sont submergés par la haine, courroucés par chacun de mes sorts, furieux d'être ainsi privés de leurs puissantes magies. Néanmoins, ils se défendent avec une dextérité sûre et enhardie par des années de pratique. Les Elfes peinent à les éliminer et mon corps s'affaiblit de seconde en seconde. Je m'aperçois combien il est insupportable d'observer un combat avec ce genre d'impuissance-là. Sans mes sorts, mes compagnons se rouleraient par terre en agonisant à cause du poison ou se plieraient aux ordres de la mélodie funeste. Donc, ce que je fais est indispensable. Mais je déteste me tenir au rang de spectatrice, sursautant aux grognements irrités de Laerran, aux tentatives du Mage Fou dont la lame glisse si près de sa chair, et aux petits cris aigus de Merialeth qui fait face à une terrible opposition. 

Le Maître de l'Aéromancie, d'un calme et d'une patience sans pareilles, examine la scène. Il hume un air profond et guttural, zieutant sur les Elfes de temps à autre. Ses yeux rencontrent les miens sans jugement, ni colère. Il se renseigne, c'est tout. Et quand il se montre satisfait des informations glanées, de cette même tempérance, il saisit l'arbalète pendue à son dos. Il a remarqué les paralysies dans mes membres. Il les a vus. Mes tremblements. Une larme épuisée qui dévale mon nez. Mes paupières qui se ferment petit à petit. Il a repéré les signes, pas ceux du ciel, ceux que je lui divulgue malgré moi. Il y dépose le carreau. Mon cœur manque un ou deux battements et il me faut toute la confiance du monde pour apaiser l'appréhension qui monte dans mon ventre. Mon immobilité le rend curieux, mais, faute d'indice supplémentaire, il tire. 

Le carreau fend l'air, frôle la chevelure brune de Merialeth, passe entre Laerran et son adversaire, et file dans ma direction. L'écorce d'un tronc se place entre le projectile et moi, stoppant net sa course. Le Mage Fou lâche un ricanement sardonique, une moquerie envers lui-même, puisqu'il a osé penser un instant que mes compagnons me laisseraient sans assistance, alors que je leur confère en retour toute la protection nécessaire. Duran ancre le morceau d'écorce dans le sol, que Torebok a découpé d'un arbre auprès duquel il s'est excusé plusieurs fois, et il dégaine son glaive. Le Maître de l'Aéromancie se positionne, acceptant ce combat sans rechigner. Mais, il se sait faible en comparaison avec son adversaire. Il se sait comme mort. Une résilience honorable.

Il ne paraît pas aussi corrompu que ses semblables et cela explique pourquoi je ressens un pincement au cœur, quand Duran lui décoche un coup qu'il ne parvient à éviter, puis plonge son glaive dans son torse. Le Maître de l'Aéromancie lève les yeux au ciel, il a l'air de calculer les signes et il sourit une dernière fois, secouant la tête, presque avec un amusement morbide. La Source n'anéantit pas tous ceux qu'elle touche ; certains résistent à son mal, d'autres sont dévorés aussitôt. Cet homme n'était pas un guerrier, il vouait un intérêt particulier dans son art et obtempérait aux ordres des Huit, de la même manière que tous les Mages Fous, mais il aurait pu s'extirper de leur emprise, il aurait pu s'écarter du chemin de l'Obscurité et tenter une vie honnête et digne en tant que Mage libre, quitte à mourir plus tôt et plus vite. Malheureusement, nous ne le saurons jamais. 

Merialeth est brutalement propulsée en arrière par un vif relent pestilentiel. Je ne respire plus l'espace d'un battement de cœur et réajuste mes sorts afin de bloquer totalement le Maître du Poison. Je faiblis, c'est indéniable et inévitable. Fixée sur elle, la peur grimpe en flèche. Qu'ai-je fait ? L'ai-je abandonné ? Ai-je causé une horrible blessure par faiblesse ? Toutefois, elle se remet avec agilité sur ses jambes et reprend le combat au moment où son adversaire abat sa lame sur elle. L'Elfe esquive et effectue une impressionnante parade qui lui permet de le désarmer et de tournoyer pour se replacer derrière lui. Sans hésitation, elle l'égorge. Prompte et concise. Je ne me réjouis pas de sa victoire et scrute son beau visage, recherchant une affectation du mal sur sa peau impeccable. Elle trouve mon regard, l'accroche et ses lèvres s'étirent, comme pour me rassurer. 

Mais je n'ai pas le loisir d'éprouver du soulagement. Mes forces me quittent. Je ne tremble plus, car mes membres sont complètement raidis, les doigts crispés sur mes cuisses, mes ongles plantés dans le tissu de mon pantalon, des larmes de fatigue coulent en sillons sur mes joues rouges d'effort. Je me mords la langue pour m'interdire de hurler, mais j'ai mal. Ma magie collabore, fort heureusement, mais elle n'est pas habituée à un usage de cette ampleur. C'est dans ces cas-là que je regrette amèrement mon refus stupide de m'entraîner et mon entêtement à enterrer au fond de moi mes pouvoirs. 

Puisque Duran fonce déjà sur Laerran et son adversaire qui leur cause du fil à retordre, Merialeth trottine vivement jusqu'à moi et me prend dans ses bras. Je ne comprends pas tout de suite pourquoi. Mon état doit faire peur à voir. 

— Lâchez prise, Dame Aeryn, c'est fini.

Elle a raison. Les deux hommes frappent le Mage Fou avec toutes leurs ressources et il ne pourrait pas se servir de sa flûte, même s'il le voulait. Je rappelle ma magie ; mais elle me revient avec une brusquerie douloureuse, j'en perds le souffle et m'étouffe. Les tremblements repartent de plus belle. Je convulse. Merialeth fait son possible pour détendre mes muscles contractés avec violence. Elle masse mes doigts dans l'espoir qu'ils se relaxent et forcent mes jambes à se déplier. Laerran vérifie que d'autres n'arriveront pas de nulle part, tandis que Duran accourt vers moi, mais il ralentit et s'arrête, probablement aux yeux inquiets de l'Elfe. 

— Il nous faudra attaquer les premiers et sans qu'ils ne puissent prévoir notre arrivée, dit Laerran. Les deux Mages Fous l'anticiperont, bien entendu. Nous les éliminerons d'abord. 

Laerran conclut en un hochement de tête, approuvant ses propres dires, et il retourne sur ses pas. Son silence dramatique m'informe clairement sur l'image que je dois renvoyer. Pour gagner du temps, je m'évertue à reprendre le dessus sur mon corps au lieu de me rouler les pouces et de patiente pour que la douleur parte. Je crée des vibrations dans mes doigts, dans mes pieds, et je recommence à les mouvoir avec précaution. Aucun mot ne sort de ma bouche. Je m'oblige à réprimer l'agacement, à être sage et conciliante. J'adresse une œillade complice à Duran qui saisit le message à la lueur de mes orbes résolus. 

— Appelez Maître Torebok, je vous prie.

À contrecœur, Merialeth se détache de moi et se tourne vers les Bois Endormis. Elle produit un long sifflement qui, porté par le vent avec la contribution d'Avarae, atteindrait l'autre bout de ce territoire. Nous avons opté pour une prudence absolue tant que nous le pouvions. Par conséquent, il a été voté que les arbres blancs veilleraient sur Veseryn et Torebok. Nous devons préserver le Nain, à tout prix. Pendant que la jeune Elfe s'enquiert de la progression de nos amis et que Duran m'épargne une attention pleine de pitié qui me contrarierait, Laerran s'accroupit devant moi, enveloppant doucement mes mains dans les siennes.  

 — J'ai médité sur votre fardeau, cette nuit, m'apprend-t-il. Vous avez associé votre magie à vos tourments, ce qui est entièrement compréhensible. Que vous en ayez conscience ou non, pour vous, vos pouvoirs sont synonymes de souffrance et de dommages, vous les redoutez et vous les détestez. Or, ainsi que vous le constatez peu à peu, ils ne contiennent aucun mal, hormis celui que vous leur attribuerez. En d'autres termes, ils renferment autant de bien et de Lumière qu'il y en a en vous. Et si, en les utilisant, vous pensiez à tout le bien et la Lumière qui ont existé dans votre vie ? Projetez dans votre esprit la Lumière des Elfes que vous aimez tellement, visualisez tout ce que vous admirez, tout ce qui vous a éloignée de la mort dans les périodes sombres, qui vous a menée à l'exil plutôt qu'au repos éternel. Imaginez ma mère, Dame Aeryn, et...mon père également, puisqu'ils vous importent plus que tout au monde. 

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