Les nombreuses curiosités

Nous prenons rapidement la route. L'enfant n'a pas pleuré de la nuit et ne produit pas un bruit, sauf de légers gazouillements ou des crachotements. Veseryn le nourrit à intervalles réguliers ; j'ai entendu l'Homme murmurer à Orist que la fille s'était réveillée en sursaut, pendant son tour de garde, et qu'il l'avait vue ramper à la hâte jusqu'à son sac pour satisfaire la faim de l'héritier sans que ce dernier n'ait eu à le réclamer. Il la soupçonne d'avoir créé un lien étrange, tout à fait formidable, mais anormal, avec le bébé. Bien sûr, le Mage n'a rien répondu. Il s'est contenté d'un hochement de tête mystérieux, laissant Duran dans le flou.

Sa vision des faits n'est guère exagérée. N'importe lequel d'entre nous pressent ce lien qui se forge d'heure en heure, de jour en jour, entre l'orpheline et l'héritier, et je ne me trompe probablement pas en affirmant que le semi-humain, semi-elfique y est pour quelque chose dans cette affaire sordide. J'ai demandé tantôt à Orist de quel clan provenait la mère de l'enfant et sans surprise, il nomma les Elfes de Lumière, ceux de leur peuple qui jouissent encore de certains pouvoirs. J'ai bien l'impression que ce bébé apprécie beaucoup Veseryn, à un point que nous ne comprenons pas vraiment. Nous en reparlerons plus tard, je suppose, quand nos hypothèses seront infirmées ou confirmées.

Orist nous guide au sud et très vite, notre direction entraîne tout un tas de questions inutiles, des jérémiades et des plaintes. L'un suspecte le Mage de nous conduire à notre perte à la vue de tous les charognards qui dévorent sans se presser les cadavres d'Hommes tombés au combat ; l'autre rechigne à descendre telle ou telle pente, fatigué et criant pour obtenir une pause ; d'autres haussent le ton, toujours plus fort, pour se faire entendre parmi toute cette nuisance dans le but de se lamenter sur le ciel grondant, sur les nuages épais au-dessus de nos têtes, sur le vent qui s'est levé et qui siffle, siffle bruyamment dans nos oreilles et l'on aurait dit que nous marchions à des centaines de pas de nos compagnons, tout en subissant leur incessant raffut.

L'Elfe prend note de tout, intérieurement. Il ne pipe mot. À l'affût, mais pas inquiet. N'a-t-il pas déclaré venir des Plateaux Verts ? Il a donc emprunté cette route, ou bien est-il passé tout près. Il connaît la situation par ici et ne s'en alarme pas. Je présume qu'une grande bataille s'est déroulée sur ce sol qui accueille nos pas, mais qu'elle est terminée depuis longtemps, que les soldats de l'ennemi ont avancé et ont rasé l'Ancien Royaume des Remparts, qu'ils ne rôdent plus dans ce coin-là, ayant de meilleurs intérêts ailleurs. 

Je me baigne dans son mutisme et m'aperçois tardivement que mes jambes m'ont rapprochée de lui. Les Elfes et moi...une histoire précieuse que je chérirais dans mon cœur, malgré toutes les années, malgré toutes les difficultés, malgré tous les coups durs. Inconsciemment, je m'associe davantage à ce Prince qu'à Duran ou Veseryn, et pourtant, nous sommes de la même race. Je préfère la compagnie discrète des clans elfiques au vacarme engendré par cette si petite troupe.

Sûrement s'en rendent-ils compte, car, lorsque le calme revient un peu, une accalmie de courte durée, l'ennui les mène bientôt à raviver leur curiosité à mon sujet. L'ignorance constitue ma principale défense et une alliée contre leurs regards en biais, ainsi que leurs prémisses de questionnements qui restent en suspens. Cependant, je ne peux fuir leur attention pour toujours et Torebok, qui est, au final, le plus méfiant de tous, se juge particulièrement subtil en m'interrogeant sur le ton de la discussion polie :

— Partageriez-vous du sang elfique, Dame Aeryn ?

Son rictus en coin indique de façon claire qu'il s'applaudit pour cette question qui semble anodine, mais il ne sait pas que je devine tout de ses desseins. Duran et lui n'en démordent pas. Nous aurons, dans quelques heures, voyagé deux entières journées ensemble et ils ne supportent pas de faire face au danger avec une parfaite inconnue, dont l'unique assurance se résume en l'approbation d'Orist. Je remarque un geste presque imperceptible, sauf pour mes yeux avertis : le buste de l'Elfe pivote vers moi et il écoute attentivement, tout aussi curieux que les deux autres. 

— Pourquoi croyez-vous cela, Maître Nain ? 

— Parce que vous êtes belle, bien entendu !

Cette réponse ne me vient pas du Nain, mais de Veseryn qui s'est exprimée la tête baissée, une moue apparente.

— Ainsi vous reliez la beauté avec le sang elfique. Mais, Veseryn, les Hommes et les Nains sont beaux, à leur manière. C'est une beauté différente, mais qui se vaut autant que celle des Elfes.

Elle persiste à se renfrogner.

— Je puis vous assurer que les Elfes ne gardent pas le secret de la beauté, conclus-je. Pourquoi, à votre avis ? Pourquoi en suis-je convaincue ?

 Ses lèvres se plissent un peu plus et elle s'intéresse à l'enfant, comme pour se distancer de la conversation. Elle hausse les épaules.

— Je le sais, puisque vous n'êtes pas une Elfe et néanmoins, votre beauté ne se questionne pas. 

Avant même que Torebok n'ait pu lâcher un gloussement moqueur, je lui lance un regard foudroyant qui l'en empêche de justesse et le fait blêmir.

— Qui plus est, j'ai rencontré de nombreuses femmes mortelles à la beauté désarmante. Ce que vous appelez beau chez les Elfes se trouve dans leur grâce naturelle. N'est-ce pas ? Apprenez à imiter cette élégance et vous verrez dans le miroir une reine, et non plus une jeune fille. Redressez-vous, avancez la tête haute et cessez de bouder, fillette. Par vos boucles d'or, votre peau bronzée et votre caractère, vous seriez confondue avec une noble Dame. Il suffit de le vouloir. En revanche, si vous voulez écouter un dernier conseil de ma part, je vous dirai de ne pas changer, de ne pas chercher à vous transformer en ce que vous n'êtes pas.

Ses orbes renvoient étonnamment une forme de colère et je mets un moment pour saisir cette émotion. Elle constate mes recommandations en moi et peut-être m'accuse-t-elle de m'être altérée pour ressembler aux Elfes, et par conséquent de ne pas suivre mon propre conseil. Veseryn fait fausse route. Je ne me suis guère façonnée à leur image. En vérité, j'ai grandi parmi eux. Cette période à leur côté demeure la plus inestimable et merveilleuse de toute ma vie. Si ce monde était détruit demain, je regretterais surtout les terres elfiques et bien peu les autres royaumes, je l'admets. Je ne peux rétorquer qu'elle se fourvoie ; Orist fait une intervention qui nous surprend tous, lui qui n'a plus parlé depuis le matin :

— L'Elfe souhaiterait nous faire part de son opinion à ce propos.

Torebok accorde une drôle d'œillade à l'Elfe qui regarde fixement le sol, perplexe. De toute évidence, il n'aspirait pas à prendre la parole, mais ne refuse pas et réfléchit seulement à son discours.

— Quant à Dame Aeryn, il serait envisageable de lui donner un ascendant elfique, si nous nous souvenons des raisons pour lesquelles le Mage libre nous a rassemblés et acceptés dans cette quête. Je m'explique. Il a lu en nous des motivations et des valeurs qu'il a considérées avantageuses et nécessaires pour le bien de notre voyage. Il se serait alors penché sur le cas d'une femme, mortelle et elfique, les deux à la fois, tout comme l'héritier sur lequel nous veillons. Toutefois, je réfuterais la supposition d'un sang elfique. Même une moitié, un quart ou un huitième, son corps témoignerait de son héritage familial. Je me risquerais par ailleurs à vous affirmer qu'elle ne possède pas d'autres sangs que celui des Hommes. 

Il marque une pause. Hésite. Et se bute dans un silence contrit. Cela ne satisfait aucun membre de la troupe et Torebok insiste vivement pour qu'il énonce de nouveaux arguments. L'Elfe cède, pas pour le Nain, mais pour se délester de ses pensées. Il me glisse un regard éclairé ; il semblerait que le mystère de la Dame Aeryn excite l'avidité du savoir typique de son peuple, mais il la contient assez pour maintenir sa courtoisie habituelle.

— Il est également vrai que vous disposez de caractéristiques elfiques, et cela, nous ne pouvons le nier. Hormis certains traits physiques que vous avez cités, qui vous octroie en effet un semblant de la grâce des Elfes, vos yeux...

À cette mention, il se coupe tout à coup. D'instinct, nous nous observons. Il ne cache pas ses interrogations. Je ne l'interromps pas, moi-même intriguée par ses conclusions.

— Pour certifier l'ancienneté d'un être, il paraît que les yeux sont un moyen sûr. 

— Si nous ne comptons pas le Mage, dis-je, nous pointerions Duran comme le plus vieux d'entre nous. Or, du Maître Nain, du Prince Elfe et de l'Homme solitaire, celui-ci n'a pas vécu un dixième de l'existence des deux autres. N'est-il pas, Messieurs ? 

Veseryn se redresse, étonnée, et j'ajoute avant qu'elle ne s'enquière de l'âge du Nain :

— Oui, ce Maître Nain a longuement parcouru ce monde. Le Prince nous le rappelle si bien. Ses yeux et ceux du Nain contiennent des décennies et des siècles de vie. 

Elle s'étouffe à l'évocation de ces siècles. En ce qui concerne l'Elfe, cette vérité n'impressionne pas. Après tout, leur immortalité coule dans le sang de leur race et l'on oublie souvent que les Nains ont cet attribut en commun avec eux. Torebok dissimule bien son jeu. Il s'est masqué d'un voile d'innocence, quasi-naïve, agit avec gaieté et se moque de tout, mais il ne m'aura pas. La sagesse de ses innombrables expériences transperce derrière ce regard goguenard. Je fais signe à Laerran de poursuivre.

— En plus de vos yeux qui me troublent, vous détenez un grand savoir. Le Mage nous l'a dévoilé hier. Vous connaissez les usages des différents peuples. À votre arrivée, vous avez effectué trois inclinations, chacune selon la tradition de la personne devant vous. Avant l'aube, vous auriez pu m'appeler, mais vous vous êtes éloignée, respectant mes prières aux étoiles et au soleil. Vous vous êtes renseignée sur les histoires de chaque peuple et votre maîtrise de l'espace est irréprochable. Vous pouvez aisément décrire la géographie précise d'une région. Le Mage a défendu vos compétences. Vous seriez donc une guerrière aguerrie. Je prédirais que tout votre savoir provient de vos combats, que vous vous êtes battue dans les rangs de plusieurs peuples, ce qui justifierait vos aptitudes intellectuelles et physiques. En des termes plus concis, Dame Aeryn, vous ne faites pas l'âge que vous devriez avoir pour une mortelle. Vous n'avez pas vingt ans et encore moins trente ans.

Je le féliciterais, si j'avais envie que mes compagnons percent mes secrets, et ce n'est pas le cas du tout. Non pas que je me défie de leur loyauté envers le sort du monde, et par extension de notre quête. Non pas que je désire réellement leur mentir ou omettre des éléments importants sur moi. Non pas que je tienne à perpétuer le secret. Orist non plus, c'est pourquoi il a fortement invité l'Elfe à nous adresser son opinion. Ce vieux fourbe de Mage me pousse, à travers lui et ses mots remplis d'exactitude, à divulguer ces parties de ma vie que je déguise sous mon ignorance. Pour mon malheur, Laerran n'a pas fini et il assène le coup fatal.

 — Si vous le permettez, Dame Aeryn, j'aurais un ultime constat à établir. Dans le cas où vous auriez vécu davantage que nous l'imaginons de prime abord, et puisque vous avez acquis ce titre de guerrière émérite, toujours selon le Mage, je suis interloqué de n'avoir jamais entendu votre nom auparavant. J'ai visité la plupart des demeures de mes cousins, j'ai assisté des Nains et des Hommes lors de quelques batailles, mais nul n'a évoqué le nom ou les exploits d'une Dame Aeryn. Pas devant moi. Comment vous êtes-vous connus, le Mage et vous ? 

Une voix remplie de bienveillance, mais une question lacérante. Je ne m'en rappelle plus, en fait. Là, je ne mens pas. Ma route a toujours croisé celle d'Orist Norfir. Il était conseiller d'un Elfe, second d'un Nain, maréchal d'un Homme. Il a œuvré pour tous les peuples, sous des dizaines de Rois ou de Seigneurs. Il a prêté main-forte à des personnes que j'ai eues l'occasion de côtoyer à mon tour, et nous nous sommes liés d'une amitié avisée année après année. Il me traitait comme une enfant et me confiait son avis, quand je m'égarais trop de mon chemin. Jusqu'au jour funeste où nous nous sommes trahis mutuellement – lui en ayant abusé de ma foi en sa sincérité, moi en fuyant le monde et en l'abandonnant derrière moi. 

— Ne suis-je pas un guide, un consultant et l'ami de tous ? rétorque Orist. Je lui ai prodigué des conseils, voilà tout. Ils ont servi, puisqu'elle m'a ensuite dotée d'un immense présent, son amitié.

Oui, cela doit être correct. Après cette réponse un brin sèche du Mage qui n'assouvit en rien leur curiosité, ils ne s'obstinent pas et notre progression laborieuse reprend dans des grognements agacés, des sarcasmes acerbes ou des regards noirs destinés à Orist. Ou à moi, de temps en temps. Torebok digère mal notre refus de pénétrer sur les terres des Nains, et en dessous. Il aurait adoré nous convier à un délicieux repas sous ses Monts d'Or, revoir de la famille lointaine et vanter l'hospitalité de son peuple auprès de l'Elfe et de l'Homme ; il m'apparaît que ce Maître forgeron ne fait pleinement confiance qu'à une seule race, la sienne, et il se défie de toutes les autres. Peu importe ce qui le qualifie, lui, pour l'assemblage de l'arme, cette qualité rare l'oblige à se protéger d'autrui.

Veseryn, de son côté, peste et jure au moins deux fois par minute. Tantôt elle glisse sur la roche sous nos pieds et manque de dévaler le dénivelé sur le derrière, tantôt elle se tord les chevilles et maudit Orist de nous conduire sur ce chemin capricieux. Le ciel ne cesse de gronder, toujours plus menaçant. Je la rassure. Ni le tonnerre, ni la pluie ne nous ralentiront. Nous assistons à l'effet perturbateur des pouvoirs des Mages Fous. À quelques centaines de pas à l'est, rugissent les Pentes Orageuses. Heureusement, nous ne nous en approcherons pas. Hors de question que nous nous hasardions par là-bas. Je guette les grondements et les éclairs fracassants. Qu'ils demeurent loin de nous.

Plus Duran s'irrite à notre route, plus je commence à flairer un danger grandissant. Une ombre se referme autour de nous. Je ne saurais la décrire, ou la définir, mais elle ne tardera pas à se montrer. 

Je soutiens Veseryn, lorsqu'elle trébuche une fois de plus, subissant une énième remarque désobligeante de l'Homme. Elle ne réplique jamais à ses jurons de contrariété, à toutes ses paroles amères, elle se sent rapetissée en sa présence, ce que je comprends. Je ne doute pas que, pour une enfant, son aura sinistre lui cause un frisson qu'elle ne réussit pas à réprimer. 

Et puis, il veille sur l'enfant. D'une manière bien à lui. Si Veseryn chute, le bébé pourrait être blessé. Cela ne justifie pas sa méchanceté à son égard, ni la tension constante dans son corps ; il ressemble à un animal sauvage prêt à bondir et à dévorer sa proie. De nous tous, je ne suis pas la seule à jouer sur le mystère pour nous aveugler sur leurs secrets. Duran en fait partie.

Sa posture droite et hautaine, sa main posée soigneusement sur le pommeau de son glaive en toute circonstance, sa manie de scruter le sol et l'horizon à la recherche de tout indice qui trahirait la présence d'adversaires, sa vigilance et son emportement dramatiques, son obsession pour l'héritier qu'il quitte peu des yeux, sa peur viscérale à l'idée d'échouer dans sa quête... Que Torebok affiche ces traits-là, ce serait plus que normal, voire attendu dans sa position délicate, mais Duran est frappé d'une angoisse nocive qui fait bouillir son sang et le rend hargneux à chaque seconde, une colère du passé qui se nourrit de lui. 

Apparemment, le Prince des Arbres d'Argent est l'unique membre de cette troupe à manifester une totale transparence. Que ses étoiles ou son soleil le préservent des menteurs et des cachottiers autour de lui.

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