Les lettres

Et cette semaine-là, j'ai reçu deux lettres, ce qui n'arrive jamais.

Les deux se distinguent par de nettes différences. La première est arrivée trois jours auparavant. Elle est, comme par miracle ou comme par magie dirait-on, apparue sur un rocher sur lequel j'ai l'habitude de m'asseoir la nuit dans l'espoir d'observer les étoiles. Je n'en vois pas. Le ciel voilé les garde derrière d'épais nuages et il est rare d'apercevoir le bleu illuminé, ou même de deviner la peinture nocturne par-delà les arbres aux denses troncs là où je vis. 

Cette première lettre est en réalité la seule qui m'importe. La seconde, je ne l'ai pas ouverte. Dès que j'ai rivé mon attention sur cette fine feuille, j'ai reconnu la provenance du papier et de l'encre, j'ai senti son parfum délicat et fleuri. Cette écriture, qui ne m'aurait jamais trahie, je l'ai identifiée sur-le-champ. J'ai entendu, au travers des mots, le désespoir d'un amour lointain, les supplications d'une âme tourmentée et surtout l'affection d'un cher ami, la dernière personne en ce monde qui compte encore. Et voici comment s'ouvre cette lettre remplie d'espoir et de peine :

« À ma très chère, plus chère amie,

N'ai-je pas toujours respecté vos choix, où qu'ils vous conduisent, et tant pis s'ils nous séparent ? N'ai-je pas toujours patienté à l'écart, prêt à vous accueillir dans ce monde à nouveau, si vous changiez d'avis ? N'ai-je pas toujours espéré vous revoir, sans empiéter sur ce territoire caché où vous vous êtes enfuie ? 

Non, ma chère, pas un jour, je n'ai songé à chevaucher sur des sentiers reculés pour vous retrouver.

Non, pas une seule fois, je n'ai pris la décision de me moquer de la vôtre en balayant toutes vos résolutions et en pénétrant dans ces vastes plaines désolées où je vous sais en sécurité.

Je ne vous ai envoyé qu'une lettre. Une unique lettre d'au revoir, ou d'adieu peut-être. J'y ai juré de rester parmi mes arbres, loin de vous et de votre exil. J'y ai promis de, sous aucun prétexte, chercher à vous rejoindre. 

Aujourd'hui, j'écris cette seconde et dernière lettre, croyez-moi, l'esprit meurtri, le cœur en bataille, pour briser ma promesse d'antan.

Je crains que, malgré le passé et tous les maux qui vous relient à ce maudit monde, celui-ci ait besoin de vous. Il a besoin d'une âme forte et féroce qui, au-delà de tous les périls, risquerait son existence toute entière pour le sauver du fléau qui s'abat sur lui, en ce moment même.

Je n'ignore pas, ma chère, que vous disposez de nombreux liens avec les peuples affranchis de ce monde. Vous déplacez vos espions en cas de nécessité, rappelez d'anciennes connaissances à vos côtés pour vous renseigner et vous écoutez les murmures des passants. Non, vous ne vivez pas en ermite. Pas totalement. Pas depuis quelque temps. Vous parcourez les villages à certaines occasions, vous vous bercez dans les ragots et les histoires fantasques d'étranges voyageurs. 

De ce fait, je m'adresserai à vous, ma chère, sans négliger votre savoir, car je me doute que vous êtes déjà au courant d'une partie des informations que je m'apprête à vous dévoiler et si vous n'êtes pas intervenue jusqu'alors, nul ne pourrait vous en tenir rigueur. En revanche, un détail vous fait sûrement défaut et c'est celui-là que je vous expose dans cette lettre. 

Pour être honnête et pour que le but de ces mots vous paraisse clair, je vous écris avec bien des tempêtes en tête et, en particulier, je croule sous l'incertitude. J'ai peur, ma chère. La peur, drôle de sensation humaine, tenace et douloureuse, fière et belliqueuse qui ne vous quitte pas tant que votre fardeau persiste. Je ne pensais pas l'éprouver une fois de plus, si tôt après les événements des Vieux Jours. 

Ma chère, j'ai peur, mais pas pour moi et certainement pas pour ce monde que j'ai jugé damné et condamné le jour de l'avènement des Mages Fous. J'ai peur pour un être que j'adore, et qui est en danger à présent.

Voilà c'est dit, cette lettre se destine à vous demander, non, à vous implorer de quitter votre exil pour de bon, revenir en ce monde et aider votre ami, si vous me considérez encore comme votre ami, à sauver la vie d'un être aimé. 

D'abord, laissez-moi vous raconter comment tout s'est envenimé... »

La suite, je ne souhaite pas y réfléchir pour l'instant. Le poids de ces aveux me pèse et quand mes paupières s'abaissent à la nuit tombée, les traits fins et sinueux de sa lettre me hantent et je m'éveille en sursaut. Les heures sont pressées. Chaque minute répand davantage les doutes en moi. 

Bien sûr, je n'ai pas glissé cette lettre dans un coin de ma mémoire, ni n'ai délaissé le papier sur ce rocher sans bondir immédiatement sur ma monture, galopant droit vers l'antre où j'ai établi ma résidence de fortune. Hors de question que sa requête n'obtienne de réponse digne, que notre amitié soit insultée et que ses tourments restent inchangés. J'ai moi-même rédigé une brève note, oubliée sur ce rocher sur lequel un messager la ramassera et l'emportera à son maître pour l'alléger de ses souffrances.

Trois jours plus tard, je termine tout juste mes préparatifs. Ici, je ne vis pas vraiment en ermite, ainsi qu'il l'a très bien compris. J'avais des affaires urgentes qui m'incombaient de régler avant mon départ, puis je me suis assurée que la voie soit libre en direction du sud-ouest et que les vautours de l'ennemi n'entravent pas ma route. 

Toutefois, alors que j'étais sur le point de partir, brûlant derrière moi les traces de mon long séjour en ces terres ébranlées, je flaire une anomalie. Quelqu'un ou quelque chose marche sur ce sol. Je sors donc de mon antre et rôde dans les bois. Le ciel gris assombrirait la vue de n'importe quel voyageur de passage, perdant tous ceux qui ne connaîtraient pas le chemin. La touffeur ambiante décourage ceux qui ne sont pas avertis. Je m'arrête à l'abri d'un tronc et observe.

Un homme vagabonde entre les lourdes branches, l'air penaud, les jambes trébuchant sur les racines. Il semble soucieux, presque larmoyant, et marmonne des injures que je ne distingue pas. Tout en demeurant dans la pénombre du tronc, la voix transformée par un foulard autour de ma bouche, me préservant des centaines de moucherons, je lui crie :

— Si Monsieur aspire à fouler ce sol, qu'il déclare ses intentions en premier. Ces terres sont protégées et elles n'aiment pas les visiteurs inopinés.  

Le pauvre bougre jette des coups d'œil dans toutes les directions, apeuré par la voix mystérieuse venant des arbres dépecés de leur feuillage par la désolation des environnants. Il bafoue plusieurs réponses incohérentes et je rajoute :

— Que Monsieur parle calmement et sans inquiétude, car ces terres n'aiment pas non plus préoccuper les bonnes gens. Si vous faites partie des bonnes gens, exprimez-vous sans crainte.

— C'est que...ô magnifique Esprit de la Forêt ! je transporte dans ma besace une importante missive, mais je ne sais pas où la déposer. Je dois obéir à une instruction, mais je redoute que la missive ne soit emportée par la brise et n'atteigne jamais son destinataire.

Je me retiens de rouler des yeux à son interpellation. Un Esprit de la Forêt ? Non, il n'y a que son ombre protectrice qui vivait tranquillement dans son antre, bien au chaud et sans être dérangée par les problèmes du monde. Jusqu'au jour où cette lettre fut déposée sur le rocher. La missive qu'il évoque, je ne dirais pas qu'elle me concerne. Seul mon ami a découvert le secret de ce qu'ils appellent ma cachette et s'il s'agissait de son messager, le papier serait déjà allongé sur le rocher. 

— Remettez-la en main propre, dans ce cas.    

— J'aimerais, noble Esprit de la Forêt, mais je ne sais pas à qui la remettre, car l'on ne m'a transmis aucun nom, ni aucun endroit où la déposer. L'on m'a confié la charge, capitale apparemment, de courir aux tréfonds de ces bois avec cette missive dans ma besace. L'on m'a répété que le destinataire acquerrait sa missive d'une façon ou d'une autre, et que je ne devais pas me questionner sur cette façon.

Là, un soupçon me saisit. Serait-il possible qu'un autre conserve le secret de mon lieu d'exil sans que je ne le sache, sans que je ne sois dérangée plus tôt ?

— Qui donc est votre maître ? Pour qui faites-vous le messager, brave Monsieur ?

Il titube et chute lourdement. Je ravale un soupir, tandis qu'il se redresse à peine, le timbre hystérique, le nez dans la brume.

— Eh bien, tous les habitants de ce monde ont entendu son nom au moins une fois dans leur vie. Je ne sais pas si ce nom est le bienvenu sur ces terres, ainsi je précise que je travaille pour lui uniquement pour les pièces d'or qu'il m'offrira au retour de ma mission.

— Parlez, parlez, agréable Monsieur, ces terres ne punissent pas les noms.  

— Il répond à des dizaines de noms et a discuté avec la moitié des êtres libres de ce monde, Esprit de la Forêt. Le Mage Orist Norfir, bien entendu.

Un éclair me foudroie sur place et je ressens brutalement la touffeur de l'air. Par chance, mon calme ne s'émiette pas et je parviens à recoller les fissures de mon masque de nonchalance. La gorge nouée, je réplique :

— La missive a trouvé son destinataire, courageux Monsieur. Déposez-la au sol, détournez-vous et rentrez auprès de ce maître dont tout le monde a déjà frissonné à ses histoires d'aventure.  

— Mais...!

— L'Esprit de la Forêt veillera sur la missive. Allez en paix, votre mission est accomplie. 

L'homme hésite, il se murmure quelques interrogations confuses et délibère, mais sa frayeur dans les bois sombres gagne sur toutes ses indécisions et il ouvre sa besace à la hâte pour jeter la missive. Je perçois les échos de ses pas rapides et chancelants. Je ne me montre pas avant son éloignement complet. Puis, je trottine, récupère le papier et retourne vite près de mon antre, là où ma jument broute le peu d'herbe qui n'a pas brûlée. 

Deux lettres en moins d'une semaine. L'une appartient à un ami proche, à mon dernier ami. L'autre me vient d'une connaissance lointaine dont, autrefois, j'aurais voulu détruire tout souvenir de lui, tant la simple mention de son nom m'enrageait au plus haut point. Je me suis tempérée avec les années. Je ne le déteste pas. Orist Norfir, le Mage libre, a commis des erreurs et a pris des décisions que nous regrettons tous deux, mais je ne peux continuer à haïr, je ne peux me complaire dans mon passé torturé sans évoluer. Je déplie sa missive et en lis des mots raturés, mal écrits sous l'empressement.

« Dépêchez-vous, le monde ne tolérera pas de retard. Chevauchez jusqu'à Ionnaven et rencontrez-nous avant notre départ. Une grande conversation s'impose. Si nous nous sommes avancés sur la route de l'ouest, le Seigneur Eldaer vous informera de votre tâche et vous nous rattraperez sur le chemin, car nous serons ralentis. Vous comprendrez pourquoi, plus tard. Ne renoncez pas à cette quête, comme vous avez renoncé à ce monde. » 

Du grand Orist. Des paroles crachées sur du papier à moitié déchiré. Des ordres mystérieux et autoritaires qui ne laissent pas la place au refus. De toute manière, Orist le Sévère, je prévoyais d'ores et déjà de participer à cette quête que tu dissimules sous tes énigmes, mais dont je connais tous les détails grâce à la première lettre. Cette dernière est plaquée contre ma peau, sous les lacets de ma robe, là où bat mon sang dans les veines de mes poignets. Elle m'insuffle tout l'espoir et la dignité que j'avais reniés et que je tiens à me réapproprier. 

Quant à celle du Mage, je la donne au feu et lorsqu'elle a disparu, j'éteins les flammes, grimpe sur ma jument et nous lance au galop au travers des nombreux troncs que nous évitons aisément. Elle et moi avons traversé ces routes dangereuses à de maintes occasions. 

— Tu connais le chemin, Zestari. Ne te retourne pas. 

Plus nous nous écartons de ces bois du Nord et plus l'air redevient respirable. Je n'ôte pas mon foulard pour autant, ni ma capuche, et je prends les routes les plus directes tout en chevauchant nuit et jour parmi les ombres, jamais à découvert. Je croise parfois des corbeaux annonciateurs de malheur. Lors de mes rares et courtes pauses, des bruissements dans les feuillages et des craquements de branches m'obligent à sauter sur ma selle sans attente. Nul chemin n'est sûr par ces temps ravagés et les hordes des Mages Fous pourraient me capturer si je ferme l'œil, ou si je m'attarde trop, ou pourraient semer des rumeurs au sujet d'une cavalière seule visant le domaine des Elfes de Lumière, Iovannen. Si l'ennemi interceptait cette nouvelle, je serais traquée par plaisir de la chasse. 

Fort heureusement, au bout de quatre jours et cinq nuits de chevauchée, je discerne les hauts arbres nimbés des rayons du soleil. Enfin, ma jument peut se féliciter d'avoir supporté le voyage sans faillir et peut se reposer. Iovannen, la Splendide, nous voilà réunis de nouveau. Je n'y croyais pas. Je n'y aurais pas cru. Si les circonstances ne forçaient pas le destin, je ne serais pas revenue.

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