Les Huit Tours

Les chevaux se sont enfuis à l'implosion de la Source.

De toutes les conséquences de sa destruction, je m'étais préparée à un nouvel assaut dans le Sud, à des vagues de fureur balayant tous les royaumes du Centre et du Nord, j'étais anxieuse à l'idée que les Mages Fous doublent ou triplent leurs patrouilles, que Laerran soit stoppé dans sa course dès les premières heures, que les peuples se fassent opprimés et écrasés dans un élan de courroux violent et implacable. En revanche, je ne m'attendais pas à l'effet inverse et pourtant, j'aurais dû le voir venir. Il s'avère que les routes se sont vidées, que plus personne ne patrouille dans les plaines, que le ciel ne gronde plus de tonnerres, que le soleil brille à nouveau en ces temps chauds et humides, que les sauvages ne sortent plus de leurs bois misérables, qu'ils s'y terrent et tremblent en se demandant quand ils subiront la rage de leurs maîtres. Les Huit contrôlent tous les autres pour une bonne raison. Ils ont vécu longtemps, ils ont assisté aux Vieux Jours, du début à la fin pour certains, et ils ont surtout dompté l'animal en eux, ils ont chassé la corruption et bien qu'ils lui permettent de s'emparer d'eux quelquefois, ils demeurent seuls possesseurs de leur corps et de leur esprit, gardant une maîtrise quasi-absolue d'eux-mêmes. Par conséquent, ils ont tout de suite déclenché une sorte de situation d'alerte générale. Ils ont ordonné le rappel immédiat et sans protestation de toutes leurs troupes, incluant les mortels qui travaillent pour eux à l'Enclave Nord-Est, ainsi que tous leurs semblables. Ils ont tous abandonné leurs postes pour se cloîtrer derrière les portes désormais closes de ce territoire damné. Ils ont commandé à tous leurs sbires des terres annexées de rassembler leurs unités et de ne rien faire. Ils réfléchissent. Ils cherchent une solution. Plus que jamais, ils se savent menacés. La Source n'existe plus, cela signifie qu'ils ne pourront pas repeupler leurs rangs. Cette ère marque le début de leur fin s'ils agissent avec imprudence. Ils doivent faire en sorte de se préserver et sûrement cogitent-ils sur un moyen de recréer une structure magique capable de produire à nouveau des Mages. C'est une crise. Ils ne gaspilleront pas les leurs par orgueil. L'époque de leur domination est fragilisée, il leur faut se reconstruire et trouver de quoi asseoir leur pouvoir sans conteste sur les races affranchies. Tout cela réclame des jours et des jours, voire des mois et des mois de réflexions intenses, de calculs précis et de stratégies efficaces. Ils n'ont plus le droit à l'erreur.

De par cet effroi qui parcourt leurs rangs, je suis en mesure de traverser les plaines centrales, puis le carrefour compliqué entre les Monts d'Or, les Anciens Remparts et le Mont de Fer Rouge sans grande difficulté. J'évite de dévier par les Jours Éternels. Lorsque j'ai fui l'emplacement dévasté de la Source et que je me suis dirigée vers le Nord, j'ai été tentée par cette voie. Après tout, la Forêt me prodiguerait sécurité et calme, et à cet instant, j'ignore encore que les Huit ont rapatrié tous leurs hommes à l'Enclave. Seulement, un refrain mélancolique m'incite à me détourner de cette route ; je ne saurais l'expliquer, mais je ne me sens pas à l'aise avec le fait de pénétrer sur ce magnifique territoire protégé par Avarae dans mon état. 

À vrai dire, le chemin se fait long. Et difficile. Non pas à cause du sol périlleux et du soleil qui tape fort sur ma nuque, non pas à cause de la peur de tomber nez à nez avec un Mage Fou, non... Je remonte en plein milieu de ce carrefour risqué. Mon esprit s'émiette au fil des heures, je le crains. Ma capacité à penser diminue, elle aussi. J'avance tel un automate. Petit à petit, je comprends de mieux en mieux Torebok et son mutisme pesant. Tout comme lui, je m'en vais vers une mort certaine et malgré ma volonté de vivre, je continue de marcher sans pause. Je me nourris de ce que je vois dans les buissons, juste de quoi maintenir un semblant d'énergie. Puis, arrivée au-delà du Mont de Fer Rouge, je poursuis à l'est, vers les Plateaux Verts où j'entre sans la moindre hésitation. 

Je flaire la présence des gnomes qui grognent à ma vue, se réunissent dans leurs trous souterrains, redoutant que je ne m'en prenne à leurs trésors. Les fées volettent ci et là, je perçois leurs lointains cris aigus, leur lumière bleutée et j'ai parfois l'impression de recevoir leur minuscule lance dans mes cheveux. Si elles voulaient réellement me blesser, je serais déjà en sang et titubante, essayant d'entamer des négociations avec elles. Or, elles me laissent tout de même franchir leur territoire. Elles discernent probablement le vide nébuleux dans mes yeux fixés sur l'horizon et mon désintérêt le plus total pour leurs cachettes. La nuit, j'entends les trolls rugir et ricaner. Je ne cherche pas vraiment à m'en dissimuler. Ils semblent se tenir à l'écart et de toute façon, je pourrais courir plus vite qu'eux si bien qu'ils me pourchasseraient jusqu'à l'aube et seraient repoussés par les rayons du soleil avant de m'avoir frôlée. Le sol est jonché d'épaisses racines sur lesquelles je trébuche souvent. Un maigre vent génère une brise bienvenue qui ne suffit pas à contrecarrer les assauts acharnés de la boule de feu dans le ciel. Je m'éponge le front à plusieurs reprises avec le cuir de ma robe et me redresse à chaque fois que je manque de m'effondrer. 

Seulement, les heures et les jours s'enchaînent et d'un coup, je m'écroule. Sur le moment, je ne saisis pas pourquoi, ni ce qu'il me prend. Je chute à genoux et les larmes se mettent à ruisseler violemment sur mes joues, les sanglots résonnent dans toute cette région des Plateaux Verts. J'ignore où je suis exactement. Je me rends compte par la même occasion que je me suis perdue, parce que je ne regardais plus mon chemin, égarée dans mes pensées. Ce n'est qu'en croulant sous l'émotion que je m'avoue ce qu'il se passe réellement dans ma tête depuis tout ce temps. 

Je dois l'admettre, je ne suis pas ressortie indemne du récent événement à la Source. Bien évidemment, je m'étais attachée à Torebok, à ses rictus charmeurs, à ses plaisanteries et autres histoires qui masquaient son envie d'améliorer le moral de la troupe, son dévouement et son courage, son caractère et ses convictions. J'appréciais également Merialeth et ses discrets sourires, sa jeune beauté et ses talents innés, ses compétences déjà si développées qui l'auraient offerte à un avenir des plus prometteurs parmi les siens. Mais, par-dessus tout, je ne peux empêcher de faire le lien avec l'histoire gâchée de Faerran et Laith, bien que leurs deux destins diffèrent. Au final, ils s'aimaient, ils auraient pu vivre tant de belles choses, mais le sort en a décidé autrement. Je pleure pour ces futurs brisés, pour ces amours détruits, pour tous ceux qui n'auront jamais vieilli ensemble. Mes nerfs craquent.

Combien de temps s'écoule ? Aucune idée. Je me rappelle uniquement de mon sursaut paniqué, quand une main se pose sur mon épaule. Au lieu de dégainer Aetheria et de me relever d'un bond, je roule au sol de façon, ma foi, bien pitoyable, rouge et humide de mes sanglots. Je croise alors le regard empli de pitié d'une grande femme élancée, fine et d'une splendeur incontestée. Une Nymphe des Bois. Je connais leur légende, mais elles ne sont pas censées avoir établi de lieux de vie sur les Plateaux Verts. En fait, elles ont supposément subi une extinction indiscutable et rapide des siècles auparavant, tuées par les Elfes noirs pour leurs soi-disant bienfaits sur la longévité – en d'autres termes, l'on raconte que ces créatures immondes les massacraient pour dévorer ensuite leurs entrailles et leurs organes, ce qui rallongerait leur vie et les aurait dotés d'une immortalité similaire aux autres Elfes. 

Je l'identifie tout de suite comme une Nymphe, qu'importe ce que dit la légende. Elle ne s'apparente pas aux Elfes, les dépassant tous en hauteur, et elle rayonne autant qu'une fée, imbibée de Lumière éthérée. Elle est nue, ses atouts féminins dissimulés à moitié par ses interminables cheveux blonds. Certains les prenaient pour des divinités, il fut un temps. Ne vous fiez pas à leurs airs innocents. Si elles pressentent un danger, elles réagissent en moins d'une seconde. La coutume exigeait que l'on s'agenouille pour leur prouver notre bonne foi. Je ne le fais pas. Je n'en ressens pas la nécessité. Elle me tend sa main aux longs doigts délicats et m'aide ainsi à me relever. 

Sans un mot, elle commence à marcher au travers des bois denses. Je demeure figée un instant, confuse, le cœur toujours serré. Cependant, elle s'arrête et m'observe par-dessus son épaule. Je regagne mes esprits et distingue dans la pénombre des feuillages touffus d'autres ombres. D'autres Nymphes. Elles ne s'approchent pas. Rien à voir avec de la méfiance. Elles ne voient pas l'intérêt de toutes se montrer. Un guide est suffisant. Je me mets donc à la suivre. À ce stade, elle pourrait me conduire dans une caverne de trolls que je m'en moquerais bien. Je sèche mes larmes et me secoue un peu, m'efforçant à la tempérance. Elle enjambe tous les obstacles naturels avec aisance, tandis que je suis obligée de trottiner derrière elle. De temps en temps, elle ralentit, consciente de mes petites jambes comparées aux siennes, mais ses habitudes reviennent au galop et je dois presser le pas. Le pire, c'est d'escalader des parois rocheuses. Son rythme soutenu ne m'autorise aucun répit, mais je ne m'en plains pas. Mon corps se réveille de plus en plus, mes pensées cessent de baigner dans les tourments et je me focalise de nouveau sur ce qui importe vraiment, stimulée par cette prompte traversée des Plateaux Verts.

Nous en sortons au bout d'une dizaine d'heures de marche et d'escalade et pas un seul instant les Nymphes ne m'ont-elles adressé la parole. Elles ne parlent sûrement pas la langue commune, mais un dialecte ancien qui leur est propre. 

Je me repère tant bien que mal, la vue obstruée par un monticule rocheux. Elle me fait signe de grimper tout en haut et je m'exécute, les jambes tremblotantes de fatigue. J'ai l'impression que toutes mes émotions ont été annihilées, remplacées par un sérieux des plus solennels. Je me retrouve face à la terre que nul ne souhaiterait contempler d'aussi près, jamais. Des tours sombres, toutes au style et à l'architecture différents, une centaine de ces monstres qui atteignent pour quelques-uns les nuages étouffants d'orages, entourées par une fortification en forme de cercle parfait, d'un noir lisse à tel point que les étrangers ne localiseraient pas les portes fermées, tant elles sont invisibles à l'œil nu. Il se pourrait que des Elfes entraperçoivent une imperfection dans ces murs clos, mais aucun ne s'en rapprocherait volontairement à ce point. Du moins, jusqu'à aujourd'hui.

D'ailleurs, je redescends brutalement sur terre et compte avec empressement les jours qui ont défilés depuis mon départ hâtif de la Source. Je me plonge dans ma mémoire, fouillant dans mes souvenirs flous. Si je ne me trompe pas, cela fait une semaine et deux jours. Soit une semaine et cinq jours depuis notre départ du Sud... Deux jours de retard. Nous nous étions mis d'accord avec Laerran. Il lui faudrait une semaine et trois jours, au total, pour chevaucher de royaumes en royaumes et pour les convaincre de se rendre à l'Enclave Nord-Est. En théorie. Les Elfes, rapides et sveltes, ainsi que les Hommes, plus proches, devraient déjà être là...à condition, bien sûr, qu'ils aient accepté de prendre en main leur destin. 

Une sueur froide et mon sang se glace. Laerran détient un don et un pouvoir, en tant qu'orateur et en tant que Prince elfique. Si ce n'est pour l'entêtement des Hommes et des Nains, les Elfes au minimum devraient s'être unis ici même, à cette heure. Ce retard de deux jours indique peut-être...indique sûrement qu'il a...échoué. L'évidence me paralyse des pieds à la tête, et je reste pantelante, larmoyante devant l'Enclave Nord-Est, scrutant ma mort sous son plus simple appareil sans le moindre espoir pour le monde. Les armées ne viendront pas. Mon ami est, de toute évidence, mort ou capturé ou coincé quelque part. Torebok s'est sacrifié, Merialeth avec, je ne sais pas si Duran croupit encore dans une cellule poussiéreuse, si Veseryn n'est pas devenue folle de solitude... Je ne sais pas, je ne sais rien et je suis seule à affronter l'Obscurité de Morra Narbethec. 

De toutes les tours, huit émergent parmi toutes les autres, hautes et imposantes, ornées de brumes opaques et d'où un chant funeste a l'air de se propager. Celle au milieu trône au-dessus de ses semblables. L'immonde demeure de Soran Zergrath.

Abattue, je me retourne en direction des Plateaux Verts, n'oubliant pas la politesse basique de remercier la Nymphe, et ses consœurs, qui m'ont tirée de ma crise de nerfs. Mais je ne vois plus rien. Ni silhouette, ni ombre dans la distance. Elles sont reparties, ayant accompli leur tâche. Ainsi je suis définitivement seule à quelques milliers de pas de l'Enclave. 

Les heures suivantes, je le confesse, mon corps refuse de bouger, pétrifié. Je prétexte en particulier un besoin urgent d'inventer une stratégie infaillible afin de prendre d'assaut Morra Narbethec sans secours. Je ne renonce pas à porter un coup aux Huit, aussi minime soit-il, parce que, présentement, ma vie ne paraît plus avoir beaucoup de sens, hormis celui-ci. Soran Zergrath m'a donné un souffle, je vais l'en priver. D'un moyen ou d'un autre. La vérité est tout autre. J'ai bien conscience que je vise l'échec et que rien ne me garantira un quelconque succès. Rien. Le temps des méditations est révolu, cela ne sert plus à rien. Mais j'ai peur. Je suis morte de peur de m'attaquer à ces géants de roche et d'acier. La pensée de la mort elle-même me fait peur. Je suis terrifiée. 

Assoiffée, ayant terminé ma gourde des heures en arrière, épuisée physiquement et mentalement, je m'apprête à me confronter à cette étrange destinée vers laquelle je me sens attirée d'une manière inexorable. Mais je décide d'admirer un dernier coucher de soleil. Je me raccroche à cette Lumière, je songe à tous ceux qui m'ont aimée et que j'ai aimés en retour, à ce monde que je chérissais et qui m'importe encore à ce jour. Et puis, je me dresse avec une lenteur résignée sur mes jambes un brin reposées. 

Et un miracle survient.

Une lueur perturbe ma vision périphérique. Je pivote légèrement vers l'ouest et là, je retombe à genoux, cachée par les énormes rochers du monticule. Les orbes écarquillés, mon cœur manque un ou deux battements et je peine à y croire. Suis-je en train d'halluciner ? Cela ne m'étonnerait pas.

À l'ouest, un fleuve vivant s'écoule à une allure militaire droit sur l'Enclave, fier et déterminé. 

Je remarque d'abord les armures scintillantes des Elfes qui viennent du Sud, voyageant depuis les terres de Lune ou la Grande Région, et d'autres quittant les Jours Éternels. Ils se sont déplacés avec toutes leurs troupes : les cavaliers avancent au pas sur des montures inébranlées qui ne laissent pas l'Obscurité les déranger ou les rendre hystériques ; les infanteries les talonnent de près, armées de lames en tout genre et derrière eux, les archers avec leurs arcs presque aussi grands qu'eux. À leur tête, deux chevaux se détachent des autres et un troisième trotte à leur suite. Je ne différencie aucun de leurs traits d'ici, à l'exception des nuances distinctes de leur chevelure. La Dame Elwin de Lumière et le Seigneur Kaïlu de la Forêt, et j'ose espérer que ce dernier meneur n'est autre que Laerran, messager des espérances de ce monde.

Mes yeux se troublent de larmes, je suis au bord d'une seconde crise de nerfs, mais celle-ci serait due à un soulagement désespéré et trop puissant pour que je puisse ravaler mes émotions. 

Plus au nord, les Elfes sont accompagnés par des individus aux armées des plus impressionnantes. Ils ne détiennent pas la Lumière et encore moins cette aura elfique, typique et reconnaissable, mais ils dégagent autant de force et de fermeté. Les Hommes des Trois Royaumes. Ils hissent des étendards massifs, chacun aux couleurs de leur nation. Toutes ont répondu à l'appel de la guerre. Des Monts d'Or vers le sud, sont rangés docilement les uns à côté des autres les Deux Couronnes, les Remparts et les Rivières Blanches. Nul ne se douterait en les voyant de la sorte qu'ils se haïssent. Au contraire, les deux races, assemblées par un triste concours du destin, n'ont jamais été plus liées dans la vie et dans la mort qu'aujourd'hui.

Ils arrivent par milliers. Un déferlement d'hommes et de femmes armées jusqu'aux dents, résolus à débuter la fin de la guerre, une bonne fois pour toutes. Le coup fatal pour l'Enclave Nord-Est. Une tuerie sans précédent. Leurs armées débordent sur les pentes des montagnes environnantes et donnent une impression d'infini. Rien que cette vision me remplit d'une joie incommensurable. Nous vivons une terrible époque et pourtant, une si belle nuit m'émerveille, car enfin les peuples affranchis se sont associés pour le meilleur et pour le pire, une union inattendue qui bouleversera pour toujours le monde, en bien ou en mal. 

Tout à coup, provenant de la terre, un tremblement sourd fait vibrer le sol sous mes pieds. Je me rattrape à un rocher, sinon j'aurais dévalé en sens inverse le monticule et les pentes ardues des Plateaux Verts. Recherchant l'origine de ces secousses, je me contiens de pleurer, d'applaudir, de célébrer trop tôt, puisque le désordre résulte en l'ouverture des tunnels des Nains. Qu'ils soient des Monts d'Or ou du Fer Rouge, deux marées s'ajoutent aux armées des Hommes et des Elfes. Ils poussent des cris de guerre, comme à leur habitude, pour s'insuffler courage et férocité, et cela plaît bien aux mortels qui se joignent à eux. Les immortels ne haussent pas le ton, mais leurs étendards se soulèvent à leur tour et leurs cors retentissent dans toute la trouée, signe qu'ils sont autant prêts que les autres pour la bataille.

Il leur faut une éternité pour franchir ce que les Nains appellent la Trouée des Monts et pour se planter au pied de l'Enclave Nord-Est. L'ennemi doit forcément avoir noté leur vive progression et je paierai cher pour me tenir avec les Huit en cet instant, pour écouter leurs colères et me délecter de leurs mines dévastées. Plusieurs dizaines de minutes plus tard, alors que je me remets à peine de cette vue-là, noble et épatante, les Elfes de Iovannen débarquent à leur tour du nord. Plus ils comblent l'espace avec le cercle parfait de l'Obscurité et plus les détails m'apparaissent clairs. J'arrête, plus ou moins, de pleurer et me contente d'apprécier cet événement unique et incroyable. 

Je n'aurais imaginé cela, même dans mes rêves les plus fous. Le Seigneur Eldaer de Iovannen, le Seigneur Athar et la Dame Kendel des Deux Couronnes, le Seigneur Kaïlu des Jours Éternels, le Seigneur Davro des Rivières Blanches, le cousin de Duran, le Seigneur Themmig du Mont de Fer Rouge, le Seigneur Constantin des Remparts, le Capitaine Maelandroth de la Forêt, le Roi Thassuri des Monts d'Or, la Dame Elwin de la Grande Région, ainsi que le Prince Laerran des Arbres d'Argent... Tous ces noms essentiels de notre monde actuel, tous des soldats et des guerriers aguerris, parmi eux des immortels qui ont vécu le début et vivront la fin de la tyrannie des Mages Fous. Je ne parviens pas à me rendre compte de ce qu'il se produit. Toutes ces personnes, à l'importance capitale pour chacun de leur peuple, qui ont toutes embrassé la voie sinistre de la providence, ou du hasard ou bien de la chance. 

Dès qu'ils atteignent leurs positions dans des formations irréprochables, bien en rang et d'un calme effrayant, Laerran exécute son rôle de messager sagement. Son cheval trotte jusqu'à une certaine limite invisible. Son regard perçant analyse les alentours. Je devine immédiatement pourquoi. Il se demande si je suis là, il doit se poser les mêmes questions, mais je ne me manifeste pas. De toutes les décisions qu'il pourrait prendre, je refuse qu'il se préoccupe de moi au cours de la bataille. Je partirai sans attendre vers Morra Narbethec et je ne veux pas qu'il m'y suive. Il abandonne vite son observation, à cause du mouvement sur les murs de l'Enclave. 

Sans un mot, Laerran lève un poing et dans son poing se trouve un drapeau blanc. Je fronce les sourcils et tout mon corps se tend. Ce n'était pas dans notre plan... Un silence plane sur toute la trouée, sur toute la plaine, sur toutes les armées. Et rapidement, un tissu à peu près immaculé s'élève du cercle parfait. Les camps opposés réclament tous deux la paix ? Des négociations ? N'est-ce pas trop tard pour cela ?  

D'ici, le hennissement sombre du cheval de Laerran me donne un frisson le long de l'échine. Dans la seconde, un archer elfique décoche une flèche dont la pointe est enflammée. Elle percute sans mal le drapeau blanc du Prince qui finit en poussières. Son cheval rebrousse chemin. 

Pas une réclamation de paix. Mais oui, c'était inévitable. Voilà comment les Elfes déclaraient la guerre à une époque. Faerran ou Laith, je ne sais plus, m'en avait parlé. Les Mages Fous se consument sûrement de haine, là-haut. 

La bataille ne tarde pas à s'ouvrir sur des tirs d'archers, des deux côtés, et les sifflements retentissent en même temps que tous les cors de guerre, alliés ou ennemis. En revanche, je constate que Laerran a joué son rôle à la perfection, il les a coordonnés. Les Elfes décochent leurs flèches et abattent tous les sauvageons qui tentent de défendre les murs, pendant que les Nains, réputés pour leurs béliers et pour tout type de structure destinée à fracasser la roche, se chargent du cercle protecteur de l'Enclave. Ils se dépêchent de fournir des brèches pour que les Hommes s'y engouffrent. Les infanteries elfiques leur emboîtent le pas de près. Des percées se créent sur toute la façade ouest, et même au nord et au sud. Il ne faut qu'une vingtaine de minutes pour ouvrir la première brèche. Les armées n'hésitent pas. Les êtres de Lumière combattent deux fois plus l'Obscurité, mais cette dernière ne réussit pas à les affaiblir ; ou pas suffisamment, car il faudrait des jours pour exterminer ce genre d'espoir et de détermination, le genre à faire survivre le plus faible des hommes dans les circonstances les plus désastreuses, parce qu'ils n'ont rien à perdre. Une leçon dont je me remémorerai. Les plus dangereux sont ceux qui ne redoutent plus l'échec ou la mort. 

Et j'en fais partie. Je patiente, dévisageant avec admiration et horreur la guerre profonde, la guerre viscérale. Ensuite, j'établis des zones de passage et entame la descente du petit monticule, rabattant le capuchon de ma tenue. C'est alors que je la vois...

Son large poitrail, ses fines et longues pattes, ses sabots blancs, et son pelage grisonnant. Ma jument. Laissée au Bosquet des Saules, retournée à Iovannen... Elle est là. Me regardant en silence, broutant l'herbe frais des Plateaux Verts. Elle m'est revenue. L'émotion me submerge derechef en pensant que le Seigneur Eldaer a sûrement dû la libérer de ses écuries dans l'espoir qu'elle apparaisse au bon moment. Peu importe le nom qu'elle portait autrefois, je me cale contre son épaule et la rebâtis :

— Nyhana. Chevauchons ensemble une dernière fois.

La Loyale. À présent, plus rien ne peut m'arrêter, si ce ne sont les murs de l'Enclave Nord-Est. Je monte à cru, glissant mes doigts écorchés dans sa crinière anthracite. Et sans que je n'aie besoin de la diriger, elle trottine d'abord vers les ténèbres, puis elle se met au galop, impétueuse. Elle ne ralentit pas. 

Je ne vois presque rien de ce qui se déroule autour de moi. Je fonce. Je ne dégaine même pas Aetheria. Sinon, je serais tentée de me battre ici, au mur de l'Enclave et non à Morra Narbethec. J'ignore tout. Souvent je slalome entre deux duels, puisque les sauvageons se sont déversés sur la vallée. Les Nains parviennent à établir plusieurs dizaines de percées et cela enrage l'ennemi. Les Mages Fous se déchaînent, bien entendu. J'esquive à de nombreuses reprises leurs assauts ; rares sont ceux qui me prennent en chasse ou même qui se rendent compte de mon approche, tant le champ de bataille s'est transformé en un chaos sans nom. Je pénètre alors avec les Nains, qui sont suivis par les Hommes, à l'intérieur de l'Enclave. Une créature sordide se met à mes trousses, mais je la sème en utilisant les différentes tours pour l'égarer. 

Je me dirige uniquement en un regard au ciel, allant en direction des huit tours. Le cauchemar de tous les peuples. L'enfer véritable érigé en ce monde. Là d'où se diffuse l'Obscurité. Au bout d'un instant de course effrénée, mon palpitant bat à tout rompre, Nyhana est exténuée comme elle ne l'a jamais été, éreintée par toute cette distance, mais son avancée se simplifie de minute en minute, à mesure que nous nous écartons de la bataille. Les Mages Fous sont concentrés là-bas, sur la trouée et la vallée. Ils défendent les brèches et les aires occidentales de leur Enclave, ce qui libère le centre où Morra Narbethec se pavane avec cruauté. Ne pense pas, Aeryn, ne pense pas ! Alors, je ne pense pas et me rue sur la plus intimidante de toutes. Nul ne garde l'arche grande ouverte. Cela découle d'une confiance aveugle et orgueilleuse. Pourquoi avoir besoin de gardes, mortels ou magiques, avec l'union de huit pouvoirs invincibles ? Le brouillard s'est épaissi. Les corbeaux croassent dans les hauteurs. Le tonnerre gronde.

Quelques humains rôdent quand même dans les parages – les sauvages trop terrifiés pour se confronter à la bataille. Là, je n'attends plus et tire Aetheria de son fourreau. La Lumière de la lame crève l'Obscurité et j'emploie toute ma dextérité pour les tuer vite. L'effet de surprise ne m'apportera pas un secours immense, mais je préférerais que les Huit ne se préparent pas à mon arrivée imminente. Je massacre sans pitié, sans une once de chagrin, tous ces couards mortels qui ont choisis de lécher les bottes des Mages Fous. La guerre est la guerre ; ils ont pris leur décision, j'ai pris la mienne. 

Je me précipite sous l'arche de la plus haute tour de Morra Narbethec et bondis hors de ma jument. Un seul regard en arrière et je renvoie Nyhana à son sort hasardeux, là où elle voudra bien se rendre, avec le cavalier qu'elle voudra bien prendre après moi. 

— Par ta fidélité, tu mérites ta place parmi les Maîtres Coursiers. Que tes prochains cavaliers t'apportent la gloire, Nyhana. 

Un sanglot fait vibrer ma gorge. Non, Aeryn, pas maintenant. Je pleurerai dans ma tombe. Pas de lamentations. Tout le monde a consenti à son rôle, accepte le tien. Les paroles de Laerran me reviennent. Je me noie sous mes souvenirs heureux, de Laith particulièrement, des terres que j'aime, des personnes qui m'ont épaulée, je revois la naissance d'un Elfe, les chants sur les rivages de la Grande Mer de l'Est, le saut pressé dans le Fleuve Agité, ma rencontre avec Iovannen, tout, je revois tout et je me nourris de cette force en montant tout en haut. Je suis sûre qu'ils s'y sont enfermés. Qu'ils fomentent leurs vils desseins. J'en suis sûre. Une dernière pensée, je l'offre au monde tout entier. Adieu. Et soudain, je ne suis plus triste, mais en colère. Furieuse que ces monstres forcent les peuples à se battre, qu'ils obligent à la guerre. Enragée que cette ordure de Soran Zergrath m'ait donné la vie, nous contraignant à ce jour. 

Lorsque je pose le pied sur la dernière marche, j'éprouve une sensation fraîche de la mort. Elle est proche, je la pressens dans l'air. 

Un couloir étroit mène à une salle d'où éclatent des voix furibondes. Je ne les vois pas. Je traverse à pas de loup l'interminable couloir sombre s'ouvrant sur la plus élevée de toutes les salles de Morra Narbethec, qui disparaît dans les nuages furieux. Et je m'attendais à y voir tous les trophées de mon père et de ses immondes amis, mais, non, rien ne remplit ce vaste espace. Rien que de la pierre noire et froide. Il ne vit pas ici, je le comprends. Soran a migré vers les pièces inférieures et une possible raison m'apparaît... Et s'il avait su pour l'Éboulement de Iovannen ? Et s'il ne voulait pas se trouver tout en haut d'une tour fragile au moment où je reviendrais ? Ou peut-être que je me fais des idées et qu'il utilise simplement cet endroit sordide de néant pour ses réunions quotidiennes avec les sept autres Infâmes. 

Les éclats de voix explosent de tous les côtés, quand, tout à coup, un regard se redresse par ici à mon essoufflement et les échos de mes bottes sur le marbre noir. Je m'y cogne de plein fouet. L'un des Huit, bien sûr.

Pour les apparences et pour ne pas avoir l'air d'une enfant terrorisée, ce que je suis, je m'avance à pas résolus tout en raffermissant ma prise sur Aetheria, malgré mon envie peureuse de repartir loin d'ici. Ces yeux exorbités, peinant à y croire lui aussi, me dévisagent sans un mot et son mutisme finit par alerter les autres. Bientôt, des corps apparaissent de tous les côtés et les réactions sont identiques : dans un premier temps, ils me toisent de haut en bas, ensuite ils zieutent dans mon dos et concluant que je suis venue sans escorte, des gloussements narquois retentissent. Je les reconnais tous. Ils sont tous là. Les Huit. Mes douces images du passé sont corrompues par les tortures, par la Source, par les ténèbres.

Soran Zergrath ne dévoile aucune émotion, si ce n'est la stupeur. Il s'attendait à devoir me pourchasser pour le restant de mes jours et me voici devant lui, de mon plein gré. Ou presque. Il n'a pas changé. Éternellement piégé dans la cinquantaine d'un Homme, ridé, les cheveux grisonnants, le teint basané de nature, la ressemblance entre nous ne frapperait pas. J'ai toujours su que ma mère m'avait transmis sa grâce. 

— La fille chérie est de retour, pouffe une immondice répondant au nom de Brezhar. 

En toute franchise, j'ai effacé leurs noms de ma mémoire. Je me souviens de certains, mais pas de tous. Ils ont marqué mon corps et mon âme à jamais de leurs pouvoirs, et je me fiche bien de leurs identités. Ce sont des monstres, rien de plus. Ils ne méritent pas que quiconque les cite. 

— Des années à fuir et vous vous livrez à nous, marmonne un Strazar, je n'y crois pas une seconde. À moins que vos minables armées servent de diversion pour que vous nous combattiez. 

Je passe outre son dédain, je n'en ai cure.

— Elle ne peut pas nous combattre, voyons. Donc, elle n'est pas là pour cela. Dites-moi, ma petite, que vous obéissez enfin à votre raison. Agenouillez-vous et ces années de fuite seront pardonnées.

— Où diable avez-vous fui ? J'aimerais bien le savoir. Nos espions ont retourné toutes les terres elfiques et même les pittoresques royaumes mortels. Par pitié, faites que vous ne vous terriez pas sous terre, avec les Nains. Ce serait dégradant pour vous, et pour nous qui vous avons faite. 

Soran Zergrath s'entête à se taire. Il fixe méchamment Aetheria. Mon père a toujours détesté ma préférence pour les Elfes. Je pense qu'il m'a reniée définitivement le jour où j'ai rompu mes fiançailles avec Faerran sans retourner dans le Nord. Il m'a méprisée et n'a pas frémi de honte en me torturant, puisqu'il me considérait telle une étrangère, une fille ordinaire à moduler à sa guise. 

— Je ne vous combattrai pas, approuvé-je, parce que si je vous combattais, je n'y survivrai pas, et vous oui. 

— Oh, que de foutaises ! Nous vous avons faite avec des pouvoirs inimaginables. Un combat entre nous tous, ce serait jouissif, ne trouvez-vous pas ? Rivalisez avec nous, sauf si...non...mais oui ! Vous n'avez pas développé votre magie, n'est-ce pas ? Que c'est regrettable. 

— N'avais-je pas affirmé dès le début que cette fille nous décevrait ? s'écrie le Maître de la Pétrification, Strazar. Nous le répétions sans cesse avec Asemo. Regardez où il en est, à cause de cette plaie ! Débarrassons-nous d'elle. Et n'insistez pas sur son utilité. Elle s'est prouvée indigne de ses pouvoirs, elle a tué nombre des nôtres, tuons-la, j'en ai assez !

Soran Zergrath intervient finalement. Il se place entre eux et moi, mais aucun ne s'approche vraiment. Le nécromancien originel. L'horreur parmi les horreurs. Je m'interdis de vomir, même si le désir est tenace. Il ne m'inspire qu'un dégoût colossal. Le père en lui est mort durant les Vieux Jours, cet homme-là n'est qu'un Mage Fou, et le pire d'entre tous. 

— Si vous n'êtes pas venue pour nous tuer, ni pour vous agenouiller, pour quelle raison dois-je vous accueillir dans ma demeure ? Les peuples ne sont pas la diversion, vous l'êtes. Ai-je tort ?

Terriblement tort, Seigneur de l'Obscurité. Je n'ai jamais décrété que je ne les tuerai pas, ou que je n'essaierai pas de les tuer. J'ai dit que je ne combattrai pas, et il s'agit-là de la pure vérité. Il ne m'en faut qu'un. Un seul mort suffira. J'ai choisi ma cible facilement. D'ailleurs, un des Huit, en retrait, m'examine sans s'exprimer, les doigts vibrants de sa magie. Il étend son pouvoir d'abjuration tout autour de nous, autrement dit il maîtrise les sorts de protection. C'est lui qui doit mourir sur-le-champ. 

— J'ai rencontré un de vos sbires, quelques semaines auparavant. Il m'a prédit que la pitié anéantirait le monde. Moi, je vous réponds, ô perfides Seigneurs du mal, que la vanité aura raison de vous, et je vous le démontrerai dans les cinq minutes qui vont suivre. 

Le Maître de l'Abjuration, Breksar, sourit, confiant. Quel idiot. Je fais un pas en avant, il recule d'un pas. Il déploie sa magie pour qu'elle se resserre autour de moi sans toucher à ses acolytes. Que je sois la seule démunie dans cette obscure salle circulaire. Le Maître de la Lévitation, Gaendry, quant à lui, soupire lourdement et me pointe de son doigt, voulant me faire valser dans la salle, je suppose. Cela ne fonctionne pas. Évidemment. Je possède aussi ce même pouvoir et j'ai devancé Breksar. Il ne peut m'atteindre, car je me suis protégée de lui en première. L'énergie que cela exige me draine à une vitesse affolante. Mes jambes tremblent, ma main vibre sur le pommeau de mon épée. Les Huit le remarquent tout juste. Peu importe. Je ne compte pas survivre. 

— Arrêtez-la, bon sang ! crie Breksar. Coupez-lui la tête !

Mais, si sereins et vaniteux, ils ne sont pas armés. Les uns après les autres, ils se jettent sur moi. Du coin de l'œil, je perçois la tentative d'éloignement du Maître de l'Abjuration. Il frôle les murs afin de quitter cette maudite tour. Il lutte contre moi, s'efforçant de me surpasser en puissance. Mais, de nous deux, je suis celle qui est prête à tout sacrifier. Pas lui. Ce combat interne m'accapare autant que le maigre combat physique que les autres m'imposent. Eux sans arme, je n'ai qu'à agiter Aetheria avec l'adresse de deux cents ans d'entraînement qui se heurtent à deux cents ans de foi aveugle en leur magie. Je ne les sous-estime pas ; ils connaissent l'art de la guerre, mais depuis quand n'ont-ils pas touché une épée ? J'en blesse quelques-uns, ils souillent ma lame de leur sang répugnant. Je sombre. Contrairement à tout ce que je me suis infligé ces dernières décennies, contrairement aux conseils d'Orist, du Seigneur Eldaer et même de Laerran, la noirceur m'engloutit et j'en redemande. Parce qu'elle me permet de tenir le choc et de mieux étendre mes forces. 

Breksar court dans le long couloir. Non ! Il commet cependant une erreur fatale. Il me tourne le dos. 

Une fenêtre d'une seconde s'ouvre. D'une main, j'abaisse le sort d'abjuration et décoche une onde de choc qui les envoie tous valser à l'autre bout de la pièce ; de l'autre, je lance Aetheria, elle tournoie et tournoie, des cris fusent dans la salle, Breksar fait volte-face, ma respiration se bloque dans mes poumons... Trop tard. La lame lui fend le crâne, traversant de bout en bout son visage. Il tombe à la renverse. 

Et m'entraîne dans sa chute. Sa mort engendre le retrait immédiat de son pouvoir, qui bataillait avec le mien, ce qui génère un bouleversement interne et je m'effondre sur le marbre, à bout de souffle. Les Huit ont eu tout le temps de se relever et de pester mon nom. Je m'oblige à relever le sort d'abjuration, mais la faiblesse coule dans mes veines.

— Bravo, mes félicitations, petite sotte ! Vous estimez-vous réellement capable de nous abattre les uns après les autres ? Vous ne nous tuerez pas tous. Vous échouerez lamentablement. Je présume que c'est de notre faute. Oui, la vanité nous a fait défaut et nous fera défaut encore longtemps, parce que nous survivrons. Notre survie, c'est notre avantage, idiote ! Vous ne nous l'enlèverez pas. Allons-y ! Abandonnons-la ici et qu'elle crève à la bataille ! Je ne veux pas le savoir ! Que nos chemins ne se recroisent plus. Vous ne profiterez plus de notre défaut.

Il s'élance vers le couloir, mais se stoppe brusquement.

— Non, que dis-je ? Massacrez-la. Vous avez raison.

Et le voilà qui tourne les talons. Il récupère le pommeau de mon épée, l'extrait du visage défiguré de son ancien ami et la balance nonchalamment à un autre. Il attend avec impatience à l'entrée de la salle, bras croisés avec lassitude, leur ordonnant de finir le sale travail.

— Vous ne me regardez même pas ! rugis-je. Lâche. Vous n'osez pas affronter votre propre échec. 

Aetheria se rétracte, n'obtempérant qu'à sa porteuse, mais Strazar hausse les épaules, déterminé à me fendre les tempes avec le manche en acier à défaut de me pétrifier. Je pousse de toutes mes forces sur mes bras ruisselant de sueur pour me relever, mais le temps presse et les Elfes me viennent une fois de plus en aide. Au moment où le Maître de la Pétrification me menace avec mon épée, la lame s'allonge d'un coup et lui perfore la trachée. Qui sont les idiots dans cette histoire ? 

— J'espérais mieux des Huit.

Mon rire les agace tous et un poing me fracture la mâchoire. Et de deux. Plus que six. Le Maître de la Guérison s'applique et se concentre, en vain. Il ne sauve pas son acolyte et bondit en proclamant :

— Allons-nous-en, cette fille est arrivée avec des intentions en tête, je me méfie, partons ! Laissons la bataille au-dehors avoir raison d'elle.

— Vous êtes le premier à prononcer des paroles sensées ici, grogné-je en m'asseyant. Je n'ai pas besoin de vous tuer un par un. Je n'ai même pas besoin de survivre. Voilà ce que vous n'avez pas compris, bande de vaniteux, capricieux et monstres cruels et suffisants. Vous m'avez faite, mais je me suis défaite de vous. Je...ne tiens pas...à la vie. Pas du tout. J'ai toujours su, il y a deux cents ans, comme maintenant, que je ne vaincrais pas les Huit. Il n'a jamais été question de me battre contre vous. Mais, de vous emporter avec moi dans la mort. Alors, essayez... Essayez de m'en empêcher. 

Un tantinet mensonger, mais je m'en persuade. Un éclair de lucidité frappe Soran Zergrath et il virevolte en entrant dans une panique hystérique vers les escaliers. Ses acolytes demeurent pantois un instant, nous jaugeant l'un et l'autre avec un trouble apparent. Son couloir est si long qu'il a beau courir, je le vois encore. Un ange passe. Au bout de quelques secondes, ils l'imitent tous sans comprendre. J'arrête alors de bloquer leur magie et consacre la mienne à mon but ultime. Je dirais même à ma finalité. 

J'en appelle au ciel, volant le contrôle des nuages. Le tonnerre lâche des grondements terrifiants, à en faire vaciller la terre. J'ordonne à la foudre de briser cette tour de malheur. Et elle frappe le dogme de verre au-dessus de ma tête. Et d'autres éclairs viennent se rajouter à cette musique macabre. Ils passent à côté de moi, me frôlent et déchirent le marbre noir. Mon corps s'enflamme et je m'allonge, les bras tendus. Ils libèrent alors un feu tout aussi sombre que cet endroit, qui se propage à toute vitesse, et glisse aussitôt dans le couloir, là où certains Mages brûlent. Le corps calciné et hurlant à l'aide de Brezhar me plaît beaucoup. 

Je ne résiste plus à l'Obscurité et le feu devient dément. 

Tout en se dispersant dans la tour entière, il explose en moi et j'ai bien l'impression que mon enveloppe charnelle éclate sous sa puissance. Je ne pense plus. Je ne sens plus. Je ne prie plus. Je meurs. Je le sais. Le sol se dérobe sous mon dos, le marbre s'effrite sous les coups de la tempête. Quelle vue ce doit être depuis la vallée illuminée par les étoiles. Je dévale la hauteur de Morra Narbethec, tombant dans le gouffre sans fond que j'ai moi-même engendré. De toutes les sensations qui me sont arrachées, au-delà de la douleur, j'emporte cette tour avec moi et les Huit sombrent avec elle. Rien ne m'importe plus. Rien ne me comblerait davantage. Le vacarme, les décombres, la tour de Soran explose si bien que ses débris s'écrasent sur ses sœurs. Elles s'écroulent les unes sur les autres. Le ciel ne paraît plus si noir et quand je n'ai plus la force de maintenir ma tempête, elle s'estompe et la lune réapparaît. Je ne peux guère la contempler. Je suis ensevelie sous les ruines. J'entends et je sens les pierres de Morra Narbethec s'empiler au-dessus de moi. Un brasier se rajoute à ce sinistre tableau. La pénombre et les flammes forment mon lit funéraire. 

Un peu avant que l'Obscurité ne gagne contre moi, je tends son bébé à Laith et ils se sourient avec une tendresse inconditionnelle, une promesse se scelle entre eux. L'accord tacite de l'amour entre une mère et son fils. Hésitante, je ne bouge pas, veillant au chevet de la Reine, pétrifiée face à tant de beauté. La Lumière accapare toute mon attention. L'enfant a l'air si heureux et pourtant, il vient tout juste de naître. Il gazouille contre la poitrine de sa mère, tandis que, à l'extérieur, je perçois les inquiétudes du Roi. Je fais donc signe à Faerran de se joindre à nous. Il cesse de tourner en rond et s'approche avec un calme feint et orgueilleux. Il entrelace ses doigts dans son dos, masquant sa tremblote émue. Pour dissimuler la fébrilité de ses jambes, il prend place sur les draps de son épouse et instantanément, il est perdu. Qui de la femme ou du nourrisson doit-il aimer le plus ? Elle lui désigne leur petit et il le cajole avec une précaution inouïe, craignait de le briser sous sa poigne ferme. 

— Nous avons bien travaillé, vous en conviendrez, souffle Laith, exsangue. Moi, j'ai donné naissance et ce cher époux s'est donné trois heures d'angoisse. À votre tour de faire quelque chose. 

— Mais, j'ai bien travaillé, moi aussi, répliqué-je. J'ai chanté pour vous apaiser et je vous ai encouragé. Je vous ai aidé à mettre cet être précieux au monde. C'est déjà trop d'honneur pour moi. Je vous en prie, n'en réclamez pas trop d'une simple mortelle.

Mais, Laith me dévisage en soupirant. Comme elle n'a plus la force de me répondre, Faerran me gronde, sans quitter son fils des yeux :

— Vous aviez juré de nommer cet enfant. 

 — Laith, Faerran. Trop d'honneur, vraiment, c'est trop d'honneur... Êtes-vous certains ? Et si le nom ne vous convient pas ?

— Je désire tout autant que mon épouse, tranche-t-il sur un ton sans appel, que notre enfant porte la marque du bonheur. Vous avez procuré du bonheur aux Elfes et les Elfes vous ont procuré du bonheur en retour. Qui d'autre que vous pour nommer cet enfant ? En plus..., vous en serez la gardienne. Ainsi l'ai-je décidé.

— Moi ? m'étranglé-je. Allons, un peu de sérieux, Faerran ! Je suis mortelle. Comment protégerai-je cet enfant ? Je ne vivrai qu'une fraction de seconde à ses yeux et il m'oubliera.

— Nommez-le et il ne vous oubliera pas, chantonne Laith en un clin d'œil amusé.  

— Très bien, je l'ai juré, après tout... Bon... Un nom qui correspond au fils du Roi Faerran et de la Reine Laith... Soit, j'ai trouvé. Cet enfant se nommera Laerran, la fusion de Laith et Faerran ! Quoi ? Ce prénom vous satisfait ? Sérieusement ? Mais, je l'ai dit au hasard et pour vous ennuyer. Avouez qu'il n'est pas très recherché. Tout le monde se moquera de lui, enfin ! N'importe quoi, changeons-le.

— Non, j'adore Laerran, cela sonne bien. Vous ne contrarieriez pas une Elfe qui vient de donner naissance ? 

— Comment le pourrais-je, noble Laith ? 

Faerran ne peut plus le retenir ou le cacher derrière la peau immaculée de son fils, et il se fend d'un rire jovial, véritable, qui s'extirpe de son cœur authentique.

— Ne riez pas... Laerran... Laerran... Laerran ? C'est vrai que le nom sonne bien. Oh, il sourit ! Vous avez vu ? Si le nom le ravit également, je ne m'y opposerai pas. Mais, sa gardienne ? D'accord, d'accord, nous reprendrons cette conversation plus tard.  

Des éclats de rire. Du bonheur. Tout se mélange. Les explosions du marbre. La dégradation de mon corps. Les flammes ardentes. L'écroulement de Morra Narbethec. Je ne sais pas si je ris dans le présent – en suis-je encore capable ? – ou si je ris dans le passé avec la famille Ellalen. Je ne sais plus grand-chose, hormis une certitude qui m'emplit d'un puissant apaisement : les huit tours n'existeront plus demain et leurs Seigneurs non plus. Rien que pour cette raison mes paupières se ferment lentement et l'Obscurité me prend par la main, m'amenant très loin, un endroit que je n'ai jamais visité et qui ne m'effraie plus. 






Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top