Les deux frères

Étonnamment, le Mage libre se montre plus détendu, voire peut-être un brin guilleret, à l'idée que l'Homme m'a plus ou moins acceptée parmi eux. Sûrement était-il inquiet que toutes mes cachotteries ne finissent par créer des ennuis et des discordes au sein de la troupe. Par ailleurs, l'œil de Duran se désintéresse de ma personne ; il ne me fixe plus en coin, ni ne se plonge dans des méditations suspicieuses à mon égard. J'ignore ce qu'il a retenu de mon discours et ce qu'il a lu sur mon visage, mais il y accorde sa confiance et ne se sent plus menacé. À la bonne heure !

Nous ne quittons pas immédiatement la caverne des Elfes Noirs, trop anxieux d'une éventuelle embuscade au-dehors. Laerran se propose en éclaireur et convient avec nous de deux sifflements, l'un avertissant du danger et l'autre de venir avec précaution. Torebok insiste pour un troisième, celui qui signifierait de fuir. Il acquiesce et disparaît par le tunnel illuminé d'un splendide soleil. Orist nourrit l'espoir que cette soudaine luminosité dans l'obscurité des dernières heures souligne la proximité des Plateaux Verts ; je l'espère aussi, mais avec moins d'assurance, car nous nous sommes déplacés vers l'ouest, plus proches que nous le devrions des Anciens Remparts.

Une poignée de minutes suffit pour que nous percevions le sifflement de l'Elfe. Duran ouvre la voie et je la ferme, Veseryn bien protégée entre le magicien et le Nain. Nous sortons ainsi à la lumière, pas à pas, les uns après les autres, et malgré l'optimisme de la brève mélodie de notre éclaireur, nous faisons preuve d'une grande prudence. Je découvre des escarpements identiques à ceux que nous avons abandonnés dans les pentes risquées. Par ici, les rochers ne sont pas aussi tranchants et périlleux, des touffes d'herbe verte se dressent au milieu d'un sol sec et terreux.

L'Elfe a pris soin d'escalader la roche pour guetter les traces d'un piège venant d'en haut. Duran lui demande ce qu'il en est. Ses yeux perçants ne discernent rien à des centaines de pas à la ronde, même les vautours ne nous ont pas suivis ici. L'endroit lui paraît déserté de toute forme de vie et par conséquent, il ne parvient pas à se repérer. Son hypothèse ressemble en tout point à la nôtre : quelque part à mi-chemin des Anciens Remparts, mais encore loin des Plateaux Verts. Orist, un peu au hasard et pour motiver la troupe, indique que nous atteindrons le territoire de paix en quelques heures et que nous nous reposerons à ce moment-là. 

L'archer garde son poste d'éclaireur, plus à l'aise dans les hauteurs, là où il pourrait nous prévenir et défendre, décocher ses flèches et prédire l'arrivée d'un ennemi. Le voyage reprend comme si aucun incident n'était survenu. Cependant, le destin nous réserve bien des surprises, pour la plupart mauvaises. 

Pour l'instant, Veseryn commence à s'agiter et avec elle, le bébé gémit de plus en plus. Elle traîne des pieds, malgré le sol découvert, et m'a l'air contrarié. Je ralentis et marche à son niveau. Rapidement, une odeur particulière agresse mes narines. J'en conclus que cette puanteur, bien que naturelle, ne provient pas de la fille, mais de l'enfant. Il faut le changer et elle hésite à réclamer une pause. Sur mon passage, je ramasse un galet et sors ma gourde remplie d'eau – je me rends compte que je n'ai bu, ni mangé depuis des heures. 

— Halte ! m'écrié-je. Je ne vois pas l'intérêt de nous affaiblir dans un voyage qui réclame notre force et notre endurance. Buvez et grignotez, nous repartirons dans cinq minutes. 

Orist ne répond rien, mais il continue de froncer ses épais sourcils. Il flaire quelque chose. Pourtant, l'Elfe ne constate aucune anomalie dans les environs. Qu'est-ce qui peut le presser autant ? 

Je me tourne vers Veseryn et lui fais signe d'allonger l'enfant dans un minuscule carré d'herbe. Elle lui enlève son tissu, plein d'excrément, et le jette à l'écart. Je verse un peu d'eau pour le nettoyer et utilise le galet afin de ne pas salir mes doigts, sans que le contact ne dérange l'enfant. Il se révèle d'un calme exemplaire. J'ai l'impression qu'il tient plus de la mère que du père. Son côté elfique lui confère un caractère plaisant et serein. Il ne gigote pas et se laisse faire. Elle extirpe un tissu propre de son sac et nous l'enroulons avec soin.

— Je vais manquer de tissu, m'apprend-t-elle. Et de nourriture pour lui. Je ne connais pas les Plateaux Verts. Y trouverons-nous des villages ? Une grande cité où acheter du nécessaire pour le bébé ? 

— Les Plateaux Verts se forment de vallées et de gorges, entourées d'escarpements trois fois plus hauts que ceux-ci. L'on raconte que des fées, des gnomes et des nymphes peuplent cette région pure. Pour les nymphes, il s'agissait simplement d'Ondins, les cousins des Elfes, qui s'étaient enfoncés et perdus dans des cours d'eau lointains et qui sont retournés vers les mers et les lacs du grand Nord. Les gnomes, je n'en ai jamais croisé.

— Et les fées ?

— Elles existent, mais vous seriez surprise de leur tempérament. Elles ne ressemblent pas aux êtres scintillants de lumière et bienfaisants qui guident les voyageurs de bout en bout de leur terre. Non. Elles sont hargneuses et irascibles, de vraies petites teignes. Elles n'attaquent pas, ni ne blessent, mais elles n'aident pas et s'amusent en tourmentant les pauvres malheureux qui pénètrent dans leur royaume. Si nous arrivons enfin aux Plateaux Verts, Orist ne nous conduira pas à proximité de leur domaine, soyez-en assurée.

La conversation l'intéresse grandement et elle brûle d'en savoir plus sur ces fées, mais la réalité la rattrape quand elle saisit le fond de la dernière gourde de lait que son sac contient. Elle le nourrit et s'efforce de sourire au bébé, mais le plissement de son front témoigne de son trouble. 

— Nous sommes à court de lait de brebis. Le magicien transporte une gourde de lait de chèvre, mais c'est tout. Dans le cas où nous marcherions des heures vers les Plateaux Verts et d'autres heures à les franchir en direction du village le plus proche, nous ne pourrons plus contenter sa faim. Qui plus est, sans tissu de rechange, je refuse de lui remettre un linge imbibé de ses impuretés. Nous devons nous rapprocher d'un point d'eau pour laver le linge. 

Les Plateaux Verts comportent de nombreux cours d'eau en tout genre et nous aurons tout le loisir de prendre des bains. Je la rassure tant bien que mal et note une fois de plus son attachement à l'enfant. Elle ne s'est guère aperçue que ses propres vivres diminuaient. Elle est jeune et elle pioche régulièrement dans son sac, mâchouillant toute la journée son pain. Dès que l'occasion se présentera, je m'assurerai de lui fournir autant de pommes, et autres fruits, qu'elle pourra mettre dans son sac et porter. Nous chasserons lorsque les bêtes réapparaîtront. 

 — Vous n'aurez qu'à l'allaiter.

L'intervention distraite de Torebok, prononcée sur le ton de l'évidence, fait jaillir des flammes dans le regard de la jeune fille, si bien qu'il se détourne et s'assoit à côté d'Orist pour échapper à ses foudres. En toute honnêteté, je ne m'aventurerais pas sur le sujet de l'allaitement avec le Nain, il n'y comprendrait pas grand-chose. En revanche, l'Elfe s'est enquis de la situation du bébé, en écoutant, attentif du haut de son perchoir. 

— Les enfants Elfes adorent le lait d'ânesse. Je m'en suis procuré une gourde avant notre départ de Iovannen. Nous nous serions chargés inutilement en prenant davantage de lait. Il ne se conserve pas longtemps. Nourrissez-le autant que possible avant que le lait ne soit gâché. N'avez-vous pas remarqué l'absence de plainte ? 

Veseryn ne saisit pas tout à fait pourquoi il lui pose cette question, et je lui explicite :

— Les Elfes ne se nourrissent qu'une fois par jour. Ils n'ont pas besoin de plus. En fait, vous le nourrissez comme un Homme et je ne pense pas que ce soit nécessaire pour lui. Nous lui donnerons le lait des deux dernières gourdes et nous compterons ensuite sur sa part elfique. Nous pourrons cuire des pommes.

— Les enfants de notre peuple apprécient les biscuits elfiques. Le Seigneur Eldaer m'en a offert une dizaine, complète Laerran. Dans l'hypothèse la plus grave où nous ne rencontrerions aucun village durant les prochains jours, nous découperons ces biscuits en morceau. Ne vous alarmez pas, jeune mortelle, il ne s'étouffera pas avec. 

Je hoche vivement de la tête, l'encourageant à croire les paroles de l'Elfe. La nourriture ne me cause pas de problème. Si Veseryn a terminé son pain, je lui proposerai les fruits que j'ai emportés de mes terres désolées, et je suis sûre que le Prince des Arbres d'Argent lui partagera ses biscuits, avec elle et le bébé, puisqu'il mange peu. En revanche, je me pencherai davantage sur la problématique de notre eau et, en effet, sur l'hygiène de l'enfant. Nous ne voudrions pas qu'il tombe malade à nager dans ses impuretés. 

— Guettez le moindre cours d'eau.

L'Elfe prend note de la requête et notre pause s'achève sur le sourire du bébé, propre et rassasié. Malgré l'inventivité du Nain en termes de discussion, Orist n'a pas relâché sa vigilance tout au long de ces cinq minutes. Les escarpements deviennent de moins en moins raides et dominants. À chaque fois que le magicien sursaute, notre éclaireur redouble de concentration et étend sa surveillance de tous les côtés. Ce manège se poursuit sur une vingtaine de minutes. Duran s'impatiente et quémande une explication, mais notre guide s'emmure dans un mutisme craintif. 

Notre éclaireur s'en perturbe de plus en plus. Il inspecte tous les horizons et ne repère jamais rien. Il a beau répéter au magicien que la voie n'est encombrée d'aucun mal, ce dernier ne se tranquillise pas. Semblable à sa précipitation dans les dénivelés de tantôt, il mène notre troupe au pas de course. Veseryn ressent le malaise qui plane au-dessus de nous et à travers elle, le bébé pleurniche de temps à autre. Je ne m'en préoccupe qu'à moitié ; après tout, l'Elfe verrait n'importe quelle menace autour de nous. Peut-être Orist se laisse-t-il entraîner dans les méandres de la folie ? Ou cache-t-il un élément important ? Détient-il une information à propos de cette région, des Plateaux Verts ?

Plus personne ne parle. Ils ne souhaiteraient pas recevoir les remontrances du magicien. J'envisage toutefois de me joindre à lui, au-devant de nos compagnons. À moi, il se confierait. Ou, du moins, je ne lui autorisais nullement le choix. Je commence à hâter mon pas, négligeant un son qui aurait pourtant dû accaparer toutes mes réflexions, car l'enfant gesticule et sanglote doucement dans les bras de Veseryn. 

Soudain, je me stoppe net. 

Torebok est à deux doigts de me percuter et il effectue une sorte de pirouette disgracieuse pour me contourner, lâchant un juron dont il s'excuse sur-le-champ. Mon corps est pétrifié. Je comprends pourquoi Orist se faufile à toute vitesse dans ce ravin dépourvu de son eau. Il se fige à son tour, tracassé par la même intuition qui m'habite. Il lance une œillade en arrière, elle m'est adressée et cherche à déterminer s'il n'est pas fou, si nous pressentons tous deux cette Obscurité qui se précipite droit sur nous.

— Laerran ! 

À mon cri, ils concluent tous les uns après les autres que la comédie d'Orist prend désormais tout son sens et ils attendent. L'Elfe s'incline vers moi, dépité.

— Vos yeux ne détectent rien ? Rien du tout ? En êtes-vous certain ?

Cette fois, sa perplexité se transforme en un semblant d'offense et il balaie les environs de son regard circulaire, tout en finissant par revenir vers nous, sûr de lui et de sa vision. 

— Nous nous dirigeons dans la bonne direction. Dans une heure, le ravin remontera vers l'ouest et débouchera sur un vaste champ. Par la suite, nous accéderons aux Plateaux Verts. Notre route est tracée, je la vois aussi bien que je vous vois. Nul mal ne prolifère aux alentours, je le jure. 

— Nos compagnons doutent de vos paroles, gronde Torebok. Nous amèneriez-vous dans un piège ? Travaillez-vous pour l'ennemi, maudit Elfe des bois ?

Laerran ne rétorque pas à l'appellation, fausse, ni aux accusations, fausses. Il tente une défense futile, promptement déviée par le Nain qui s'enhardit de seconde en seconde, le ton monte entre eux et même si Duran attrape le col de Torebok, celui-ci ne se tempère pas, offusquant l'Elfe et tout son peuple par sa simple méfiance ; Orist fait volte-face, quand le braillement du bébé résonne dans le ravin, et mon sang se glace. Veseryn panique, elle se remémore des deux précédentes fois où l'enfant s'est mis dans un tel état et elle ne tient plus en place.

Je m'évertue à mimer une expression de calme, mais je ne trompe ni Veseryn qui recule d'instinct vers la roche, comme si celle-ci pouvait la protéger, ni Duran qui ne parvient pas à faire taire le Nain. Orist veut attirer leur attention, mais sa voix s'apparente à un murmure par-dessous tout ce brouhaha. L'Elfe riposte par des phrases cinglantes, ramenant dans leur abrupte dispute de vieilles querelles entre son peuple et celui de Torebok, d'anciennes rancunes oubliées aujourd'hui grâce ou à cause de la guerre. L'un est insulté, l'autre est effrayé à la seule pensée d'une trahison et ils se crachent des mots interdits qu'ils regretteront bientôt.

— Taisez-vous, bon sang ! s'époumone Orist. Courez ! Courez pour vos vies !

Veseryn hoquette, comme privée de son air. Duran secoue durement le Nain pour que les deux se ressaisissent, mais c'est trop tard. Tout à coup, l'Elfe est éjecté de l'escarpement et dégringole jusque dans le ravin, chutant avec la souplesse qui lui appartient aux pieds de Torebok, dont le timbre colérique lui reste en travers de la gorge, stupéfait. 

Tous nos souffles sont coupés, alors que l'Elfe se redresse. Sous sa pommette, une longue mais fine plaie s'étire en une ligne rouge sur sa peau éthérée. Il n'est pas tombé, il n'a pas été poussé, il a été attaqué et tailladé par une force invisible. Torebok n'ose plus rien dire, le choc le pétrifiant de la tête aux pieds. Je devine aisément ce qui a causé sa chute et dégaine aussitôt mon épée, l'esprit en ébullition, la vue fermée à tout ennemi, mais les oreilles grandes ouvertes. Duran en appelle à un maléfice. 

 — Pas un maléfice, répond sombrement Orist. Un Mage Fou. Préparez-vous au combat ! Faites ce pourquoi vous êtes ici !

Je surnomme notre adverse Invisibilité, puisqu'il possède a priori ce pouvoir-là. Pour une première rencontre avec l'un d'eux depuis des années, je n'affronte pas le plus simple. Néanmoins, je me concentre et me replie petit à petit vers la jeune fille qui, frappée d'une soudaine terreur, tremble contre la paroi rocheuse, le bébé fermement plaqué contre sa poitrine, tous deux en larmes. Son œil se plisse en un tic nerveux et du bout des lèvres, elle me chuchote :

— Il est tout près.

Sans crier gare, je fais tournoyer mon épée dans le vide et si je ne heurte aucune résistance, l'air se déplace étrangement. Je pourchasse Invisibilité en me basant plutôt sur ma vision. Il n'est pas impossible de le pister. Les cailloux roulent à ses pas, l'herbe s'écrase à son poids. Un détail me perturbe ; soit ce Mage Fou est particulièrement lourd et large, soit plusieurs individus piétinent le sol, au moins deux à en juger par les traces. Duran gagne promptement mon côté et chasse notre adversaire en imitant ma direction. 

Notre persévérance paie. Sa lame le touche et là, sous nos yeux ébahis, apparaît un homme de haute taille, une quarantaine d'années, à l'apparence tout à fait banale, mais imprégné de l'Obscurité. Sa bouche se fend d'un rictus démoniaque. J'en blêmis. Une conclusion s'impose instantanément dans mes pensées et j'essaie de prévenir mes compagnons :

— Deux ! Il y en a deux ! 

Celui-là n'est pas Invisibilité. Mais avant que je n'aie pu le dire, mon corps tout entier est soulevé de la terre et propulsé contre la roche de l'autre côté du ravin. Mon dos en craque, mes membres en gémissent et je m'écroule dans l'herbe sèche, sonnée. Du bruit retentit autour de moi, beaucoup de bruit. Avec peine, je me hisse sur mes coudes et établis un point sur la situation. 

Lévitation malmène le Nain et l'Homme qui se débrouillent difficilement pour le maintenir à distance, envoyés dans tous les sens. Laerran traque Invisibilité avec l'aide de sa vision elfique. Tout en lui barrant l'accès à nos autres compagnons de son long coutelas, il tire une ou deux flèches sur le second Mage Fou quand il en a le temps, mais ses tentatives ne les atteignent pas. 

Je me redresse d'un bond et sprinte de toutes mes forces vers Lévitation qui me tourne le dos. Je m'agrippe à lui et vise son cœur. Toutefois, Invisibilité s'est déjà joint à lui et ils s'évaporent tous deux. Ma main resserrée contre son manteau, je m'imagine le transpercer, mais je le sens se décaler et je suis brusquement désarmée. Son acolyte s'éloigne à nouveau et mon adversaire réapparaît. Il a la merveilleuse idée de s'élever en m'emportant avec lui, si vite que je me retrouve très haut dans l'air et que je ne me risquerais pas à relâcher ma prise sur lui. Cela le divertit au point où il se met à sourire, encore, et même à rire à gorge déployée. 

— Aeryn ! 

C'est l'Elfe qui hésite à décocher sa flèche. Il y renonce, augurant les brisures de mon corps sur la roche en bas. Lévitation ne cesse de ricaner, hilare.

— Mon frère et moi patrouillons depuis des semaines dans ces terres répugnantes, mais vous êtes les premiers qui vous défendez si bien. Je crains, ma chère...Aeryn, c'est cela ? Je crains que vos efforts ne soient pas suffisants.

Et pour appuyer sa menace, il envoie son front contre le mien, diffusant un bourdonnement douloureux dans mon crâne. Sa prise se desserre et il frappe mes avant-bras. Je ne parviens à crier. Seulement à prendre une profonde inspiration, en me rapprochant du sol sans espoir de ralentir mon atterrissage. Je me tiens prête à une vague de souffrance subite et violente. Qui n'advient pas. 

L'Elfe tend ses bras et contient ma chute au maximum, m'empoignant du mieux qu'il le peut. Il réussit à épargner mon buste et mon bassin, mon crâne surtout. Cependant, mes talons se cognent à la roche et j'en ressens une onde cuisante dans l'intégralité de mes membres inférieurs. 

Sa voix se brouille, je ne comprends pas, et il est subitement expulsé loin de moi par Invisibilité, je suppose. Il recommence à décocher ses flèches. J'ai beau réprimer la douleur, mes dents grincent, mes poings se contractent et mes ongles se plantent dans ma peau pour m'empêcher de pousser un hurlement – qui démontrerait en fait ma colère plutôt qu'une blessure véritable. Heureusement qu'il m'a rattrapée. Je ne pourrais plus bouger sans son intervention miraculeuse.

Torebok saute sur Invisibilité et l'encercle avec toute sa ténacité. Il est balancé dans tous les sens, tel un idiot qui se distrairait à dompter et à monter un ours. Duran s'apprête à donner le coup de grâce, lorsque Lévitation, furieux qu'ils s'en prennent ainsi à son frère, les catapulte tous aux quatre coins du ravin. Orist demeure sur ses deux jambes, l'ultime bouclier qui sépare les Mages Fous des deux enfants. Veseryn pleure désormais à chaudes larmes. Elle ne peut les refouler, répondant à la nervosité.

— Quelle belle prise, frangin ! lance Lévitation, l'allure orgueilleuse. Orist Norfir, le magicien des Rois, l'appelle-t-on. Une ordure. Un vendeur de camelotes. Un colporteur, un menteur et un calomniateur ! Derrière toi, ne serait-ce pas l'héritier des Hommes et des Elfes qui, selon les rumeurs, voyageraient en ton infecte compagnie ?

— Pousse-toi, le magicien. Ne complique pas les choses. 

Une œillade en arrière et Veseryn reçoit l'ordre du Mage sans qu'il ne le précise. Elle tourne les talons et court à toute vitesse, disparaissant au détour du ravin. Le rire de Lévitation se répercute en échos. Je ne peux le voir, mais j'en déduis qu'Invisibilité est parti à la chasse aux enfants. Son frère hisse légèrement le corps d'Orist pour l'avancer jusqu'à lui et il enserre sa gorge sous son impuissance. Je tente de me remettre debout et ignore la douleur lancinante dans ma jambe droite. Boitant, puis trottinant et enfin sprintant, je me précipite à la suite de la jeune fille.

Lévitation entreprend de me stopper. À cet instant, son bras est perforé d'une flèche habilement tirée, ce qui me permet de m'enfuir. Je leur laisse le soin d'abattre celui-là et je retrouve Veseryn. Elle se fait arracher le bébé des bras. Vivement, je saisis à l'aveugle les mains du Mage Fou et l'entraîne avec moi, de nombreux pas en arrière. Je n'ai pas besoin de commander à la fille de s'en aller ; elle s'écarte tout en restant à portée de voix, au cas où Lévitation ne l'assaille ou qu'une autre menace ne s'ajoute à ce tableau déjà chaotique.

Je l'entends dégainer son épée. Où est passée la mienne ? Je ne suis pas sûre. Quoi qu'il en soit, une arme classique ne m'aurait pas défendue longtemps. J'ouvre un pan de ma robe et me munis d'un manche sans lame. Invisibilité se moque et m'assène un coup immédiat que j'esquive en me focalisant sur les fluctuations de l'air. Cette épée, voici bien l'unique magie dont je peux user. Elle obéit à ma volonté. 

Par conséquent, se pliant à mon besoin urgent, une lame étincelante se déploie, tranchante et aiguisée. Que cette raclure salue ma chère Aetheria, l'épée qui ne se brise jamais, qui se renouvelle à l'infini et qui connaît le sang des Mages Fous. Invisibilité se révèle sous le choc. Ressemblant comme deux gouttes d'eau à son frère, il pâlit à la vue de mon arme. Il s'en souvient. Ou disons qu'il se souvient de ce qu'elle signifie et du bras qui la manie. 

— Impossible ! Elle est morte !

Elle est ressuscitée.  

Je n'attends pas qu'il reprenne contenance et enchaîne quelques bottes secrètes de mon invention. Son étonnement le déconnecte momentanément du combat. La lame fond sur son torse et il n'évite pas le coup. Dans un rugissement haineux, il se rend invisible à nouveau et se plonge corps et âme dans notre combat. J'ai du mal à tout parer et il me coupe par endroit, aucune blessure importante. 

Jusqu'à un grave faux pas de ma part. Je suis acculée contre la roche et son épée perce sans pitié ma chair au niveau de mon flanc gauche. Je l'oblige à se rabattre, sans quoi il aurait creusé un trou dans mon ventre. 

Je sens sa lame s'extraire de la blessure, du sang en coule dans la seconde et je fais fi, encore une fois, de la douleur. Approximative, j'estime la plaie peu inquiétante. Hormis l'hémorragie, je ne m'affole pas et ne me détourne guère du combat, continuant à me protéger de ses assauts incessants. Je prends le temps de réfléchir, malgré tout. De ce fait, je distingue un motif récurrent dans ses coups, j'apprends sa technique et je calcule le meilleur moment pour lui retourner son ardeur. 

Impassible, je bloque ses coups et il m'offre lui-même une ouverture. J'en profite et m'élance en avant. Là, ma lame se confronte à une résistance, j'appuie sans merci et embroche son cœur. La magie pure de mon arme ricoche contre ses ténèbres et le force à se dévoiler. De la sorte, j'intercepte le dernier coup qu'il voulait m'infliger et le prive de son épée. Il geint bruyamment, torturé par mon Aetheria. Son âme s'embrase, et il se tord de douleur, à genoux, crachant le sang qui s'évade de son être immonde. 

Lorsque je rengaine et que la lame s'évanouit en un bref écran de fumée, Invisibilité s'effondre, tête contre terre, noyé dans une mare rouge. Je lui emprunte un morceau de sa cape – cela ne lui sera plus nécessaire, de toute manière – et je le presse sur ma blessure afin de maîtriser l'hémorragie. Pivotant sans souffle vers Veseryn, je la découvre yeux écarquillés et rivés sur le cadavre du Mage Fou, les joues mouillées, horrifiée. Le bébé ne pleure plus, quant à lui. Son silence indique peut-être que nos compagnons ont également vaincu leur adversaire. Je l'espère, car je n'aurais pas la force de me battre contre Lévitation. 

— C'est fini, Veseryn. Venez, rejoignons-nous nos compagnons. 

Elle titube quelque peu, mais son esprit est puissant et elle ne se laisse pas totalement surmonter par la peur. J'envie son caractère. À son âge, je me serais aplatie au sol, incapable de me mouvoir ou de fuir.

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