Les Chaînes de l'Ombre

Le drame se poursuit dans les heures sombres et remplies de tourments. À chaque cri des prisonniers, l'on se demande s'il appartient à Duran. L'appréhension monte. Puis viennent la peur et l'angoisse dans leur plus terrible des formes. Une incertitude implacable et une colère grondante. Si Torebok ne tarit pas d'histoires à raconter, en particulier pour détourner l'attention de la fille qui s'inquiète de plus en plus pour notre ami et pour le bébé dans ses bras, Laerran ne se plaint pas et parle peu, mais ses émotions vibrent dans l'air tout autour de nous. 

Il est évident que Duran a initié une révolte contre les sauvages d'Asemo pour dévier leur projet et se faire entraîner hors de la cellule à la place de l'Elfe, conscient que celui-ci avait tout juste guéri d'une grave blessure et que sa survie tenait uniquement du miracle. Laerran ne supporte pas cela ; il s'en veut de n'avoir pas davantage résisté, de ne pas l'avoir empêché d'agir ainsi, d'avoir laissé ces monstres le prendre, lui. La vie d'un Homme est déjà si courte et si fragile par nature, et les heures s'écoulent et il ne revient pas. Il pense sûrement avoir échoué à protéger les membres de la troupe et petit à petit, sombre dans un profond désespoir, typique des gens de sa race qui, privés de la Lumière, sont dévorés par l'Obscurité, ternis et souillés par son impureté. 

De son côté, Veseryn s'inquiète pour l'enfant. Il ne pleure plus et réagit moins ; selon ses murmures anxieux que je capte tant bien que mal, son comportement différerait de ses habitudes. Alors que Laerran demeure en majorité très silencieux et morose, Torebok s'occupe de la rassurer, usant de nombreux stratagèmes pour qu'elle, au moins, garde un brin de son innocence et pour que son jeune cœur ne soit pas assombri et englouti par le mal si tôt. Et puis, dit-il, pourquoi s'alarmer de l'état du bébé ? Après tout, il est encerclé par l'Obscurité. Bien sûr qu'il ne gazouillera pas de joie et ne s'amusera pas avec les cheveux dorés de la fille. 

Pourtant, son instinct la pousse au trouble. Je n'aime pas entendre ses commentaires à demi-mot, craignant que son intuition révèle un problème sérieux avec l'héritier dont nous n'avons pas besoin, en ce moment. Je suppose que sa part elfique souffre de l'éloignement drastique avec la Lumière, tout comme Laerran. Or, notre ami peut combattre ce découragement et la noirceur qui s'installent en lui, mais un nourrisson en serait-il capable ? 

Je suis rapidement coupée dans mes pensées par des grincements de portes, des gémissements et des rires gras. Il ne m'en faut pas plus pour reconstituer toute la scène. Les sauvages ramènent enfin Duran à la cellule et le hoquet de stupeur de Veseryn ne m'indique rien de bon. Elle lâche aussitôt un brusque sanglot, suivi par des jurons très fleuris et inventifs de Torebok. Les barreaux se referment vite après un son lourd – ils ont jeté notre ami au sol et s'en vont en grands ricanements moqueurs. Ils ne disparaissent pas totalement, car je perçois au loin leurs coups de fouet. Ils s'en prennent à d'autres malheureux. 

— Qu'est-ce que ces misérables vous ont fait ? 

Veseryn pleurniche, probablement penchée au-dessus de Duran. Ce dernier tente des bégaiements incompréhensibles et crache a priori du sang, à tel point que Torebok ne peut retenir sa réflexion des plus pessimistes :

— Inutile de panser ses blessures, jeune Veseryn. Cela ne servira à rien. Mieux vaut lui tenir compagnie et distraire son esprit.

— Oh taisez-vous ! rétorque-t-elle dans un vif cri. Ne parlez pas de lui comme s'il était déjà mort et aidez-moi plutôt à le soigner !

— Le soigner avec quoi ?

Torebok ne s'oppose évidemment pas à elle par plaisir, mais parce qu'il se montre plus lucide qu'elle. Je ne peux qu'imaginer l'état déplorable de notre ami. Si seulement ces barreaux ne contenaient pas ma magie, serais-je en mesure d'apaiser ses peines ? De le sauver de la même façon que Laerran s'est extirpé des griffes de la mort ? J'ai toujours haï mes pouvoirs pour ce qu'ils sont et pourraient être, pour ce qu'ils ont fait par le passé, pour le Grand Éboulement de Iovannen qui manqua d'ensevelir toute la cité et de massacrer des milliers d'Elfes. Mais, aujourd'hui, ils ne m'ont jamais paru aussi nécessaires et précieux. Je vois enfin le bien qu'ils renferment et tout ce que je pourrais accomplir avec eux... Malheureusement, l'espoir ne suffit pas. Si je tombe à nouveau entre les mains des Huit, je deviendrai le bras de leur terreur, et cela, je le refuse. 

— Comment autoriser le passage d'un ami dans l'outre-tombe, quand je peux y remédier ?

Veseryn me racontera plus tard ce qu'il se produit. Laerran se redresse avec peine, son corps si faible de par les couvertures épaisses de la pénombre alentour, et il s'agenouille au chevet de Duran. Ils échangent un simple regard ; l'Homme blessé, ensanglanté et exténué, prêt à rencontre sa plus grande ennemie, la mort, sans broncher, et l'Elfe dépouillé de ses forces par l'Obscurité, mais déterminé à distancer son ami de son sort inévitable. Il rassemble toute la Lumière innée de son être, un pouvoir ancien et unique qu'il a hérité de sa mère Laith, elle-même l'ayant reçu de sa mère Elara, et il se courbe au-dessus de l'Homme et lui baise le front. 

Dans son récit, la jeune fille insistera à plusieurs reprises sur la lueur d'or qui illumine tout à coup Laerran et le fait scintiller d'un éclat semblable au soleil, et puis, les ténèbres les submergent derechef et il se laisse tomber en arrière, contre la paroi de la prison, quelque peu essoufflé, observant son oeuvre sur Duran. Les légendes chantées évoqueront comment l'Homme, qui n'avait pas hésité une seconde à se sacrifier pour son compagnon Elfe, guérit à toute vitesse, et retrouve une respiration calme et une apparence sereine. 

Il sera exagéré, qu'à ce baiser miraculeux, son corps se répare si bien qu'il se lève tout de suite et s'écrie tout un tas de provocation envers l'ennemi, enhardi et brave et téméraire, sous les sourires soulagés et les encouragements des autres braves membres de la troupe. Il sera reporté partout que l'un épargne à l'autre la dérive de son âme vers les terres du non-retour et lui offre une existence nouvelle et vertueuse.

La réalité est tout autre. Les blessures se soignent bien mais lentement, et au bout d'une longue heure, Torebok le hisse contre les barreaux pour qu'il s'assoie et boive un peu de l'eau répugnante donnée par les sauvages. 

Cependant, son don a coupé Laerran de sa Lumière elfique et le voilà tremblant contre la roche, froid et jamais, il n'avait éprouvé une telle tristesse au fond de lui. Veseryn me dira qu'à cet instant il ressemble au plus abattu et déprimé des hommes. L'Obscurité se nourrit de lui et le plonge inlassablement dans un sinistre accablement. La jeune fille, à le regarder s'assombrir et perdre sa lueur, comprend alors l'état du bébé en faisant le lien avec leur nature elfique. Elle redoute que l'enfant glisse également dans la noirceur et son agitation ne cessera de la hanter jusqu'à ce que nous sortions de Rae Shakhar. 

Puisqu'un malheur arrive rarement seul, les tracas de mes compagnons ne s'arrêtent pas ici. Tout juste Duran se remet-il de sa torture – la Lumière a beau effacé ses blessures, il a tout de même subi des atrocités sans nom et si l'espoir subsiste en lui, il est grandement diminué – qu'une lointaine et lourde porte s'ouvre en faisant trembler tous les murs de la tour et des bottes d'acier se rapprochent de notre cellule, la pestilence nous cerne brutalement, nous étouffe dans son parfum de mort et les sauvages se taisent, ployant sous la puissance de leur maître. Asemo Mallor, le Seigneur des Chaînes de l'Ombre. 

J'adorerais lui cracher au visage et le défier de mon regard le plus sombre, par principe surtout, mais j'écoute encore et encore, d'une inutilité sans pareille. Je sais que mon corps me préserve de l'excès de magie déployée pour ranimer le corps inconscient de Laerran, mais je déteste cette situation. 

À en juger par le silence qui s'ensuit, j'en déduis qu'il se contente de fixer mes compagnons. Il s'attarde longuement devant ma cellule et je ressens toute la tension dans l'atmosphère que ce soit de sa part, de la mienne et de la leur. Tout le monde s'est tendu, crispé, le temps en suspens, et les sauvages n'osent plus prononcer le moindre mot ou rire, prostrés à l'écart. Finalement, Asemo retourne face à eux et prend le ton le plus lent et agaçant possible, décidé à attiser leur haine :

— Préparez-vous à lui faire vos adieux. Les Huit la réclament à Morra Narbethec. Elle part demain matin, à l'aube.

Les réactions ne se font pas attendre et Torebok s'apprête à relâcher toute sa fureur contre Asemo, mais Duran le devance et riposte, fébrile :

— Elle ne survivrait pas à un voyage, bon sang ! Elle respire à peine et ne s'est pas réveillée une seule fois en des jours. Vous la tueriez.

— Je sais, et je m'en lamente autant que vous. Nous avons beaucoup parlé depuis que notre loyal Maître de l'Air Càdan vous a capturés et dès que les Huit ont appris la réapparition de la Dame Oubliée, ils l'ont revendiquée pour eux seuls. Ils ont démontré leur patience à son égard. Nulle année ne s'est écoulée sans qu'ils n'espèrent en secret sa survie, car ils vouaient peu de foi dans les rumeurs de son trépas. Une téméraire comme elle, morte lors du Grand Éboulement de Iovannen ? Non. Certainement pas. Surtout qu'elle l'a créé. Sa propre magie ne l'aurait pas tuée sous les décombres. J'ai voulu négocier avec les Huit. Sa vie nous concerne tous et son pouvoir nous appartient. Nous ne le gâcherions pas bêtement à le risquer dans un voyage dont elle pourrait ne pas revenir.

Bien qu'ils s'efforcent de le cacher, les paroles d'Asemo les piègent déjà dans sa fourberie. Ils ravalent leurs questionnements ou leur surprise, mais, de ma cellule et aveugle, je peux sentir leur consternation à ses dires. Peu connaissent la vérité sur le Grand Éboulement de Iovannen. À l'époque, le Seigneur Eldaer a sûrement estimé que mon courroux se justifiait et que, de toute façon, je ne contrôlais pas mes pouvoirs. De ce fait, il ne souhaitait pas incomber une innocente, à ses yeux, d'un acte qu'elle avait commis par accident. Il enterra le passé et n'en reparla pas. Certains accusèrent les Nains des Monts d'Or d'avoir provoqué la catastrophe et d'autres songèrent à une malheureuse cause naturelle. 

Cela ne me préoccupe que peu, contrairement à son affirmation éhontée et redoutable sur mon appartenance aux Huit. J'aspire plus que jamais à quitter cette tour maudite et à regagner la sécurité de mon exil. En fait, je regrette. Sous le choc, propulsée dans des souvenirs affreux des Vieux Jours, ma gorge se noue et je pleurerais et je fuirais si ces barreaux ne m'enfermaient pas. Je me revois à Morra Narbethec, dans leurs petites citadelles qui naissaient à peine à cette période, terrassée par leurs tortures incessantes, ou à la Source, noyée dans l'Obscurité, brisée par la corruption et le mal, l'âme à l'agonie. Non, je ne revivrai pas cela. Plutôt mourir.  

— Mais les ordres sont les ordres et j'obéis à mes Maîtres. Aussitôt que les Huit réfutèrent mes arguments et me commandèrent de la conduire à eux, je me suis entretenu avec un camarade posté au sud-est. Un Maître des Portails. Aujourd'hui, il est débordé par les tentatives pitoyables des Elfes pour secourir leur maudit Repère de Lune. Demain, il s'absentera un instant en engendrant un portail ici et il en concevra un autre sur Morra Narbethec. Ainsi, son corps sera déplacé d'une pièce à l'autre et elle ne souffrira d'aucun mal. Ne sommes-nous pas des gens soucieux de la sécurité et du bien-être des nôtres ?

Le Seigneur part dans un rire léger et sombre. Mon sang se glace et immédiatement, toutes mes espérances s'envolent les unes après les autres, le peu de courage s'effrite et je suis vaincue par la peur. 

— Laissez-la ! rugit Veseryn avec ardeur.

J'aurais pu sursauter à son intervention. Celle-ci me réconforte peu, mais il est vrai que leur mutisme contrit n'arrange rien à mon effroi. Je ne peux me défendre. Je ne peux leur expliquer. Et peut-être aurais-je dû tout leur dire moi-même, faire preuve d'une confiance et d'une résilience similaires à celle de Duran, lorsqu'il nous dévoila son identité. Peut-être. Assurément. Cela, aussi, je le regrette. À présent, Asemo s'est infiltré dans leurs esprits et sème le doute sans que je ne puisse le contredire. 

— La laisser ? répète Asemo. Vous devriez me remercier plutôt que de me mépriser. J'ignore encore quels sont mes ordres à votre sujet, puisque les Huit sont focalisés sur elle, mais je peux vous assurer que je vous fais un cadeau en la reprenant, parce qu'elle aurait fini par vous faire beaucoup de mal. Elle vous aurait trahis.

— Foutaises, souffle Duran. Si elle avait souhaité nous trahir pour votre compte, vous ne seriez pas obligés de l'enlever. Elle vous aurait rejoints de son plein gré. Quand vous inventez des mensonges, faites en sorte de les colorer d'un brin de vérité.

Oh non. Le conseil qu'il ne fallait pas lui donner. Je devine aisément le rictus satisfait d'Asemo et il prend note, sage et docile.

— Cette créature n'agit pour le compte de personne, hormis le sien. Quoi que... C'est une chose corrompue jusqu'au tréfonds de son âme, écorchée vive et incapable de ressentir le moindre sentiment.

Quelqu'un essaie de l'interrompre, de protester ou de le faire taire, à en croire une brève inspiration indignée, mais il se dépêche de répandre ses graines de doutes :

— Elle vous a tous dupés et en cela, vous reconnaîtrez le vrai dans mes mots et le faux dans les siens. Car elle est fille de Soran Zegrath. Oui. Oui ! Je lis dans vos yeux cette réalité que vous rejetez. Soran Zergrath, le Seigneur de l'Obscurité, le Grand Maître des Huit, l'un des premiers Mages et l'un des rares survivants des Vieux Jours, le doyen de son ordre. Elle est sa progéniture directe, fécondée dans la violence et le sang, puisqu'il engrossa la mère et s'en débarra à la naissance de son héritière, l'enfant infernal.

Il a suivi à la lettre le reproche de Duran et a mélangé le vrai dans du faux pernicieux. Ses mots me serrent le cœur aux souvenirs de ce jour pénible où Orist Norfir me confia le secret de la vie et de la mort de ma mère, que je ne connus point. Mon frère non plus. Soran Zergrath, le Roi des terres rongées par le mal, qui se nommèrent tardivement les terres désolées, avait démontré sa malveillance bien avant son bain dans la Source. Mais il détenait une puissance telle que les Grands Seigneurs et les Rois tournèrent le regard vers ailleurs et n'interdirent jamais ses actions tyranniques, même quand il enleva des femmes sans défense et les abusa sans remords. 

Je saisis parfaitement pour quelle raison le magicien a mis tant de temps à m'aviser de cette cruauté. Jeune, j'aurais croulé sous le poids de cette horreur. Il l'avait découverte en se disputant avec mon père, justement à propos de mon destin, les semaines qui ont précédé mon départ pour le royaume de Faerran. Laith et lui m'ont relevée du chagrin et de l'aversion. Je ne connais même pas son nom, car lui-même l'avait oublié. Je le veux mort. Je le veux anéanti par la souffrance. Est-ce mieux qu'il l'ait tuée ? Au moins, jouit-elle d'une vie éternelle dans les cieux, loin de sa monstruosité. 

— Vous mentez, susurre Veseryn. Dame Aeryn nous a protégés. Elle s'est battue pour chacun d'entre nous. Elle m'a sauvée. Et elle a sauvé l'Elfe. C'était une amie d'Orist Norfir et il n'aurait pas choisi cette chose laide que vous décrivez pour nous accompagner. Vous mentez.

— Quelle naïveté, ma chère petite fille. Je ne prétends pas qu'elle poursuit de véritables desseins ou un but précis, hormis éparpiller la mort sur son sillage et faire régner la peine dans ce monde. Elle s'est enseigné la patience. Elle opère au bon moment, quand la douleur serait la plus intolérable, la plus délectable. Ne vous butez pas dans l'ignorance et voyez ce qu'elle est réellement. La Fille du Mal ! La pestilence coule dans ses veines, elle est née de l'Obscurité et baigne dans ses eaux troubles et noires dont elle ne peut réchapper. La corruption absorbe tout de son être. Ce sont les ténèbres qui l'animent. Son âme est noircie d'exécration pour le monde et ses habitants, et son cœur est pourri depuis toujours.

— Vous mentez ! s'obstine-t-elle. Vous mentez ! Taisez-vous, langue perfide, nous n'écouterons pas vos paroles empoisonnées !

— Elle ne se saurait même pas mauvaise, c'est toute la beauté de l'inhumanité qui est retombée sur ses épaules dès sa venue au monde. Elle pense se comporter en accord avec les flux du bien, ployer face à la Lumière, mais c'est l'Obscurité qui la domine. Mentir ? Mentir ! Je ne mens pas ! Dites cela à l'Elfe ! Dites-lui comment sa mère est morte ! Je m'en souviens. J'ai été changé par la Source durant les Vieux Jours et j'ai gardé ces prisons depuis leur confection. Les Huit m'ont toujours accueilli dans leurs confidences et je sais tout de cette enfant damnée. Dites à l'Elfe qu'elle est innocente et bonne, et bienveillante, alors que c'est elle la cause de tous les malheurs de son royaume. Elle s'est immiscée dans la cour du prudent Roi Faerran, et elle les a tous entourloupés. Les uns après les autres. Elle s'est attaquée en premier à la jeune parente lointaine du Nord, celle que l'on surnomme la Splendide, Laith la Douce. Elle s'est rapprochée, tel un vil serpent prêt à planter ses crocs venimeux dans sa proie. Qui a convaincu vos parents d'entrer en guerre contre Morra Narbethec à l'élaboration des citadelles, soi-disant pour exterminer le problème avant qu'il n'en devienne un ? Qui s'est rendu avec la Reine de Lune dans l'antre des Mages ? Et qui a grimpé tout en haut de la plus haute tour et l'a vue tomber dans le vide ? Ou pour être plus juste, qui l'y a poussée, à votre avis ? Dites cela au Nain ! Le Nain qui se méfie de tout et de tous ! Dites-lui, jeune humaine, qu'il peut accorder sa foi aveuglement à la plus traîtresse des vipères ! Cette fille est l'enfer incarné, en chair et en sang. Elle n'est que ruines et désolation. À l'époque déjà, elle tuait une Reine Elfe, anéantissait le cœur du Roi et projetait tout le royaume dans des ténèbres éternelles. Songez à tout ce bonheur qu'elle pourrait consumer dans les flammes de son mal. Elle vous a raconté un mensonge stupide pour s'innocenter et légitimer sa disparition toutes ces années. N'est-ce pas ? Elle avait peur. Voilà tout. Elle se terrait afin de fuir la colère des Mages et maintenant, son pouvoir ne demeurera plus indompté. Nous la remettrons sur le droit chemin. Sur notre chemin. 

Pour toute réponse, la ténacité de Veseryn cède et elle fond en larmes sous le gloussement diverti d'Asemo. Il suffit, se dit-il, ses paroles ont suffisamment touché ses prisonniers et il préfère se retirer pour qu'ils y réfléchissent et doutent de plus en plus. Prenant congé de ses pantins, une frayeur indéfinissable m'envahit. Mais surtout une solitude. Je me sens isolée, sans une chance d'en ressortir, amputée de mes amis. Rien de plus qu'une ombre. Un corps à moitié dans la tombe et les vices, qui attend l'heure de sa déchéance totale, pieds et poings liés. 

Hormis les pleurs et les jurons épuisés de Veseryn, aucun ne s'exprime. J'ai l'impression qu'ils nourrissent le poison déversé par Asemo ou qu'ils se scrutent les uns les autres afin de jauger les convictions de chacun. J'aimerais tellement leur dire. Leur dévoiler ce que j'ai trop longtemps maintenu dans l'ombre. Oui, l'immondice qui m'a insufflé la vie s'appelle Soran Zergrath et oui, il gouverne son ordre avec ses sept complices de l'Obscurité, trônant sur Morra Narbethec depuis les Vieux Jours. Oui, je suis fille d'un monstre, enfant enchaînée à son félon de géniteur, la création malchanceuse et condamnée d'un être infecté par la duplicité et la tromperie ; mais, non, ce ne sont pas là des caractéristiques que je partage avec lui. Non, je n'ignore pas ce pourquoi j'ai été produite, quels projets sournois les Huit fomentent et me dédient entièrement. Non, je ne recherche ni la trahison, ni les meurtres. Je vise à protéger. À protéger, c'est tout. Je n'ai consacré mon exil qu'à la réparation de mes mauvais choix qui ont résulté dans le Grand Éboulement de Iovannen. Je m'évertue uniquement à me racheter et, en particulier, à déposséder les Mages Fous de leur chose, moi, en leur échappant autant que je le peux.

Les larmes ne coulent pas, ma voix ne s'élève pas de rage, mais je pressens un léger mouvement à l'intérieur de moi, une force qui se renouvelle et s'extirpe de ma rancœur et de mon épouvante. Cependant, l'Obscurité et la fatigue, ainsi que la désillusion, me convainquent de baisser les bras et je repars dans la grisaille de ces heures fatidiques où mon destin se joue, pendant que je suis allongée là avec l'assurance d'un funeste avenir. Et tout à coup, l'espoir réapparaît sous sa forme la belle et puissante qui soit, la loyauté : 

— Inutile de me fixer ! s'irrite Torebok en gigotant dans la cellule. Ou ce scélérat se fiche de nous, ou les mensonges de Dame Aeryn sont vraiment persuasifs au point qu'Orist Norfir, le Capitaine des Jours Éternels et même Khesea l'Ancienne furent fourvoyés par sa mascarade. Moi, en tout cas, je n'y crois pas. Nous la questionnerons à son réveil, certes, mais je ne la soupçonnerai pas à son insu.

Lentement, les sanglots de Veseryn se tranquillisent et elle oublie un instant toute l'urgence de la situation, hochant vivement de la tête pour approuver l'opinion du Nain.

— Quant à moi, dit Duran, je juge toute question vaine et insultante à son égard, car Dame Aeryn aurait pu m'éjecter de la troupe, m'accuser de perfides intentions à la lumière de mon identité et de mon passé, mais elle n'a point abandonné son serment d'amitié et n'a pas remis en cause mes motivations. Son cœur est pur. Et si jamais cette ordure dit la vérité sur les soi-disant méfaits de Dame Aeryn, alors je considère que tout est perdu en ce monde et rien, ni personne n'est digne de confiance. Je peine à penser que le monde soit à ce point abominable. Je lui soumettrai donc ma tendre amitié, jusqu'à la fin.

Mon palpitant bat à tout rompre et me voici toute émue ; des aveux que je n'ai pas écoutés à l'époque, que ce soit d'Orist, d'Eldaer, de Maelan ou de Faerran, et qui m'aurait pour sûr éloignée de l'exil. En fin de compte, j'ai opté pour ce qui me paraissait juste, c'est-à-dire nuire aux plans des Huit en me dissimulant à eux. Mais que ces mots-là auraient pu tout changer. J'aurais pu partir l'esprit en paix, sans honte ou regret. 

Je présage à leur langue nouée qu'ils attendent l'avis de Laerran sur la question. Sans sa Lumière et dans ce lieu détestable, je crains qu'Asemo ne réussisse à tacher ses croyances, et l'absence d'explications de la part de son père sur les Ravages de Morra Narbethec ne lui présentera pas l'affaire sous un très bon angle. Il conclut de sa voix de miel, avec des nuances lasses et ennuyées : 

— Peu après notre départ des Jours Éternels, elle m'a avoué un morceau de son histoire, et notamment son rôle auprès des Elfes et ses relations avec les miens. Cela concorde plus ou moins avec les mots de ce Mage Fou, à cela près qu'il a tordu la réalité à son avantage. J'en suis certain, parce que je reconnais les larmes trompeuses à travers tous les artifices et les siennes, celles de Dame Aeryn, ruisselaient sur son visage meurtri au souvenir du jour funeste où la Reine Laith fut assassinée au combat. Ces larmes-là ne peuvent être une œuvre du mal. En revanche, puisqu'elle a, à de nombreuses reprises, contourné le sujet de son père et du nom de son royaume, les mensonges recèlent quelques vérités qu'elle nous admettra plus tard. Je comprends ce qui l'a tenue au secret. Soyons honnêtes envers nous-mêmes. En nous divulguant son passé et son identité, avec ou sans l'opinion d'Orist Norfir, nous l'aurions bannie de la troupe par précaution. Elle s'est tue pour s'assurer sa place parmi nous. Seulement, je suis déçu que la fidélité, qu'elle prône tant, n'ait pas compté dans sa décision d'omettre l'existence de sa magie, ainsi que sa provenance. Ou, est-ce nous qui n'avons guère été méritants de sa confiance, afin que nous portions une partie de son fardeau ? 

L'espoir ressemble à une fleur par bien des aspects ; il éclot de nouveau et s'épanouit à la hâte, désireux de redonner un sens à ce corps inconscient. Et les vibrations en moi reprennent de plus belle. Et la volonté explose en mille éclats dorés. Et la détermination chasse à grands coups de tonnerre l'Obscurité. Et la hargne gagne le pessimisme. Et la vie récupère son droit. Et un doigt parvient à bouger. Et une main se déplace dans la poussière. Et un son étouffé et si faible remonte le long de ma trachée. Et le désir de victoire sur le mal sonne le gong de la renaissance. Une nouvelle vie. La troisième naissance depuis ma venue au monde. 

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