Le Fleuve Agité
L'eau fraîche revigore tout mon corps ; mes membres courbaturés et abîmés par l'immobilité des récents jours retrouvent une certaine force et leur fermeté habituelle. Mon cœur tend à tout oublier l'espace de ces quelques minutes, du passé à mon exil, de Laith à Faerran, de la mort d'Orist à la quasi-mort de Laerran, de la captivité au meurtre d'Asemo Mallor.
Tout mon esprit se vide de ses tourments et pour la première fois depuis longtemps, je ne me pose aucune question, je lâche prise et le Fleuve dispose entièrement de moi. Il pourrait me tuer. Nous tuer tous. Or, il ne s'écoule pas plus d'une trentaine de secondes sans que je ne sois en mesure de respirer l'air froid. Bien que je sois propulsée dans tous les sens, fusant au travers de ce torrent impétueux, je ne heurte aucune roche pointue, je ne me fracasse pas contre le rivage et je ne me noie pas.
Ce n'est pas le cas de tous. Les Mages Fous peinent à le traverser et se risquent rarement à y naviguer ou à s'y aventurer. Avant que le premier Maître des Portails ne soit converti par la Source, le Grand Sud perdurait en paix et démontrait peu d'intérêt pour les conflits de tous les autres peuples, car l'Agité les préservait du danger. Seuls les Elfes de Lune dans leur Repère et les Sylvains dans leur Bois d'Avarae se penchaient un minimum sur les affaires de la rive opposée. Les Nains et les Hommes se concentraient surtout sur la création d'une armée féroce, parce qu'ils se doutaient que l'orage éclaterait tôt ou tard. Avec cette magie dangereuse de téléportation, ils ont inévitablement été envahis à leur tour. Le Fleuve ne méprise que l'Obscurité et tous les porteurs de Lumière, même en moindre quantité, sont protégés dans sa course folle. Je ne subis aucune malveillance de sa part. Il faut appréhender sa nervosité perpétuelle avec confiance et sérénité, et ne pas le craindre, sinon vous pourriez vous blesser dans de vaines tentatives pour échapper à sa tempête.
Bientôt, le courant déchaîné se calme. Je ne suis plus tournée et retournée, et réussis même à me replacer sur le dos, adoptant une respiration régulière. Puisque je suis encore ballottée, je patiente, les yeux rivés sur le ciel bleu azur couvert de nuages blancs éparpillés. Plus rien ne m'inquiète. Mon corps descend tranquillement le Fleuve et j'en viendrais presque à m'endormir. Je me rends compte d'à quel point je suis fatiguée. Malgré la semi-inconscience à Rae Shakhar, je ne me suis jamais reposée, constamment à l'affût d'un son, d'un mouvement près de moi et j'ai surveillé la situation nuit et jour, ne sommeillant pas et souffrant des révoltes internes de ma magie. Maintenant qu'elle est libérée, je ne la sens plus. Elle s'est fondue en moi et ne fait qu'un avec mon être...jusqu'à ce qu'elle décide de s'éveiller et d'agir.
Et le moment ne tarde pas à arriver.
Alors que le courant s'apaise totalement, je me redresse et touche le fond du Fleuve de mes bottes. L'eau recouvre le haut de ma poitrine et je commence à me rapprocher du rivage. Je plaque mes cheveux trempés en arrière et tente d'y voir plus clair, essuyant tant bien que mal l'humidité dans mes yeux. Le paysage qui se dessine face à moi, je le reconnais et un pâle sourire me saisit. Des hauts arbres grimpant presque jusqu'aux nuages, des frondaisons plus discrètes et hors d'atteinte, moins denses que dans les autres forêts de ce monde, et des oiseaux qui sifflotent et volettent entre les immenses et longs troncs aux nuances délavés. L'on dirait un bois de bouleaux, trônant là au milieu de rien, indifférent aux guerres et à la désolation. Des Sylvains y avaient bâti une colossale cité, ils y vivaient sans prétention et la nature ici était certes dotée d'une magie à elle, mais largement moins puissante qu'aux Jours Éternels. Or, l'Obscurité, en gagnant le Sud, finit par avoir raison d'elle. Ils couraient chaque jour un danger mortel et l'extinction les menaça. Les Bois d'Avarae devinrent les Bois Endormis et les Elfes sylvestres y reprirent toutes leurs constructions, toutes leurs œuvres, et ils migrèrent au nord, chez leurs parents proches.
Aujourd'hui, les Bois Endormis sont nommés de la sorte, parce qu'ils n'autorisent aucune forme de magie active à pénétrer sur leur territoire ; en d'autres termes, les Mages Fous sont brutalisés et perdent leur pouvoir à la seconde où ils s'avancent trop près. Les Elfes de Lumière doivent renoncer à user de leurs diverses capacités et les Mages libres, reconnus bienveillants, ne sont pas autant détestés en ces lieux, mais ils sont soumis à la même règle s'ils ne veulent pas être éjectés. Il s'agit d'un détail que j'avais mis de côté en plongeant dans le Fleuve Agité ; ou, du moins, je ne pensais pas que cela me causerait le moindre problème.
J'ai sous-estimé les flux magiques qui grondent en mon intérieur, et j'en paie brutalement le prix.
À mi-chemin du rivage, luttant contre le courant réduit, mais tout de même fort, je pressens d'abord une gêne qui se traduit par une sorte de sifflement dans mes oreilles, vite suivie par mon bras dont les muscles se contractent avec violence et ma jambe qui se paralyse sur les galets, si bien que je glisse et suis submergée par l'eau. Je m'efforce de me relever et de remonter à la surface, mais mon corps cède tout à coup, pétrifié de la tête aux pieds et je croirais être poussée vers le fond par une force invisible. Cela résulte directement de ma magie qui est maîtrisée, à distance, par les Bois Endormis, et qui lutte pour sa liberté.
Emprisonnée par sa propre détentrice et ensuite par la cage des Cris d'Agonie, elle ne tolère pas ce nouvel affront et se débat contre les enchantements de conjuration, ce qui pousse Avarae à prendre ses précautions, et c'est ainsi que je suis engloutie et emportée par le Fleuve, incapable de me dépêtrer de l'angoisse et de la colère grandissante. L'angoisse de me noyer ici ou, au mieux, d'être à nouveau projetée dans le courant déchaîné de l'Agité, puis balancée dans la Grande Mer de l'Est. La colère qui ne provient pas de moi, mais de ma magie qui hurle et s'exaspère et s'enrage de toutes ces chaînes que l'on essaie de lui passer.
J'ai beau garder mes esprits et rechercher une once de stabilité, mouvant mes membres petit à petit pour les détendre, consciente que je ne pourrais pas rester indéfiniment sous l'eau sans respirer, mais rien n'y fait. Mon corps dérive de plus en plus, et le courant se fâche, reprenant son agitation coutumière, et je me vois déjà dévaler ses flots, chassée jusqu'au littoral maritime.
Par chance, mon corps est bloqué par une surface dure et j'agrippe fermement ce que je soupçonne être un gros rocher. Mes yeux s'habituent à l'eau et je distingue vaguement des habits mouillés, des bras qui s'enroulent autour de moi pour me hisser à la surface et c'est le visage inquiet de Duran qui se dévoile, tandis que je crache le liquide infiltré dans mes poumons et que je récupère un souffle moins chaotique. Le problème ne s'achève pas là, puisque les Bois Endormis et ma magie se battent toujours, et mes membres demeurent tétanisés. Le sifflement s'intensifie en un bourdonnement féroce et je n'entends plus rien du tout. Je suis sûrement en transe, suffocante, en pleine tornade de panique, et les lèvres de Duran s'acharnent à attirer mon attention, mais je fonds dans ses bras, impossible de l'écouter ou de respirer, comme il a l'air de le répéter. Il nous amène aux rivages, mais plus je m'approche de la forêt sylvestre et plus ma magie entre en furie, je ne parviens plus à me contrôler et trébuche sur tous les cailloux vicieux dans le fond. Il me maintient à la surface, une expression de pure incompréhension qui se transforme alors en stupeur, quand il établit ses hypothèses. Il ne saisit pas tout, mais en déduit l'essentiel, en particulier à mes délires fiévreux qui ne cessent d'augmenter au plus il me tire vers la terre. Dans l'eau, il s'arrête net et se penche, murmurant à mes oreilles des paroles que je ne perçois pas, ce qui ne fait que croître mon propre énervement. Je m'applique à me tempérer, à m'extirper de ce trouble brutal, et quand bien même le combat continue en moi, j'intercepte quelques bribes, quelques mots.
— Aeryn...veille sur...ne vous...respirez...écoutez ma...suis là...je suis là...votre magie n'est pas...elle...votre alliée...elle est votre alliée, Aeryn...n'est pas votre maître. C'est vous qui...Alors, reprenez le dessus... Ne la combattez pas...vous faire du mal... Je suis là.
Je ne saurais pas comment m'y prendre, comment dompter la magie en moi ou en faire mon alliée ; je décide donc de placer toute ma concentration dans ces paroles, je le laisse me bercer et atténuer la colère grondante. Ses murmures l'adoucissent, mais cela requiert un temps qui me paraît interminable et pendant lequel je ne réussis ni à parler, ni à bouger. Apparemment, Duran, lui, constate des progrès, puisqu'il nous ramène de nouveau vers le rivage et m'y allonge. Tout le processus réclame une énergie folle, que je ne détiens pas, et je manque à plusieurs reprises de m'évanouir, surtout sous le joug de sa voix douce, presque ensorceleuse.
— De toute évidence, vous n'avez pas tissé de grands liens avec vos pouvoirs ces deux cents dernières années.
À son ton railleur, un geignement lui répond. Il m'aide à m'asseoir et je recouvre un semblant de contenance, essoufflée, sur le point de vomir, des vertiges me bloquent au sol et mes membres daignent enfin se relaxer, me redonnant le contrôle sur mon corps. Je remue dans l'espoir d'y comprendre quelque chose à notre situation, notamment si nos compagnons se trouvent dans les parages, mais Duran m'en empêche et m'avise :
— Veseryn et Merialeth ont rejoint les Bois Endormis les premières. Torebok a failli se noyer...
Il fait une grimace, sous-entendant que sa taille a joué dans cet incident.
— Laerran s'est laissé transporter par le courant, de ce qu'il en a dit, et il a été obligé de rebrousser chemin pour revenir aux abords des Bois Endormis. En fin de compte, il est arrivé à temps pour sortir Torebok de l'eau. Les rivages étaient désertés, lorsque je les ai atteints. J'ai suivi vos recommandations et j'ai rencontré tous nos compagnons, sains et saufs là-bas. Mais vous ne vous présentiez pas et j'ai donc regagné le Fleuve. Ils nous attendent.
— Je préférerais que cela reste entre nous.
Bien sûr, cette simple phrase me coûte beaucoup. Trop, et mes yeux se révulsent. Il me faut encore plusieurs minutes pour m'en remettre. Je pars dans une quinte de toux et ma gorge se serre, douloureuse. Duran n'apprécie pas de faire cette cachotterie, mais il ne réplique pas tout de suite, méditant.
— À l'aube des récentes révélations à votre propos, Aeryn, nous ne sommes pas stupides. Nous nous doutons de vos motivations et de tout ce que vous cachez encore. Il est évident que vous avez refoulé votre magie et la raison apparaît nettement. Vous détestez les Huit, vous détestez ce qu'ils vous ont fait, et vous vous détestez pour ce que vous êtes, à cause d'eux. Je ne le redirai pas. Vous êtes bonne, et précieuse, et une membre nécessaire de notre compagnie. Ne permettez à personne de vous faire croire le contraire, pas même à vous. Votre magie se rebelle, par votre faute. Désolé, mais je ne vous mentirai pas pour vous faire plaisir. Vous avez fragilisé votre être tout entier et votre équilibre, et maintenant que votre magie est libérée, vous n'avez aucun droit de vous mutiler une fois de plus. Elle fait partie de vous, acceptez-le. Acceptez-la et vous souffrirez bien moins.
Pour toute réponse, je lui offre ma main et il me soulève. Mes jambes tremblent durement et il ne se sépare pas, me procurant stabilité. Ma force traîne un peu et il me faut une longue minute pour ne plus avoir le souffle coupé. Puis, quand je suis prête, il pivote vers les Bois Endormis sans trop s'éloigner. J'éprouve soudainement une pulsion pressante et je l'étreins en silence. Cela l'étonne, mais il ne commente pas et se contente de me rendre cette attention avec la tendresse d'un frère.
— N'étiez-vous pas censée grincer des dents à ce genre de contacts ?
— Chut, j'en ai besoin. Au fait, n'hésitez pas à renouveler vos discours moralisateurs et justes, si vous me revoyez dans cet état.
— Très bien, je serai là.
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