Le Fléau
Laerran, qui avait lancé sa monture au galop, faisant fi des pleurs bruyants et stridents du bébé, darde brusquement ses yeux aiguisés vers l'est. Son cheval doit ressentir sa soudaine appréhension, car il ralentit jusqu'à tourner sur lui-même, offrant une meilleure vue à son cavalier. Nous tirons sur les rênes, n'ayant aucune idée de ce qu'il lui prend. Tout à coup, il se retourne et s'écrie :
— Par-delà la colline se cachent nos ennemis !
En effet, une demi-seconde suffit pour que des taches noires se détachent de l'horizon et de l'herbe verdoyante, et une forme plus droite et fière se distingue. Un homme, de toute évidence. Un Mage Fou, je dirais. Une lance à la main. Il est pourtant loin de nous, mais nous vise et son projectile s'envole en un sifflement menaçant et porté par le vent. Nous commençons à nous disperser, à poursuivre notre route avant qu'il ne touche l'un d'entre nous. Cependant, une ombre attire mon attention et je reste sur place, dépitée par ce que je vois. Laerran maintient également sa position, jaugeant ainsi le péril auquel nous faisons face.
Au loin, sur la colline, un autre homme apparaît, différent en stature du premier, plus fin et élancé, et il dresse méchamment le bras en l'air. L'unique bout de bois à la pointe tranchante qui filait sur nous se scinde en deux, puis en trois, puis en quatre, et puis en une vingtaine, cinquantaine de lances qui se dirigent grâce aux vagues de vent créées par son acolyte. La Magie de l'Air et la Magie de Dédoublement, ou de réplique. Nul besoin de plus d'un regard entendu échangé entre Laerran et moi ; pris par la panique, nous élançons nos montures au plein galop, affrontant alors des rafales cruelles qui se mêlent dans leurs pattes et les dérangent, cherchant à leur faire diminuer l'allure, ou trébucher, ou chuter.
— Pluie de lances imminente ! hurlé-je.
Aucun de nos compagnons qui ont pris de l'avance ne jettent le moindre regard vers l'est et continuent leur chevauchée folle au travers de la dernière plaine nous séparant encore de la Grande Région. Ils ont reçu le message. Si nous nous approchons assez près, la magie de Lumière nous viendra-t-elle en aide, les arbres déploieront-ils leurs racines pour nous prêter main-forte et les bois préviendront-ils les Elfes de l'urgence de notre arrivée ? Dans cet espoir minime, nous ne nous détournons pas de notre objectif.
Mais leurs pouvoirs combinés n'épargnent pas. Les lances fusent dans tous les sens. De par la distance entre la colline et nous, le Mage contrôlant l'air peine à viser correctement, ce qui nous procure un maigre avantage. Profitant de son manque de précision, nous slalomons entre la cascade de projectiles, sous les hennissements effrayés de nos montures. Par chance, celles-ci n'écoutent pas leur peur et ne fuient pas, ou ne deviennent pas hystériques, autrement nous serions déjà tous morts. Elles suivent nos directives, s'arrêtent quand il le faut, effectuent des pas de côté en toute hâte et évitent les pointes de fer de leur propre agilité.
Seulement, le poney de Torebok ne résiste pas longtemps et est transpercé d'une lance, d'un bout à l'autre d'une jambe. Le Nain se dépêche de bondir hors de la selle pour que le poids de sa monture ne l'écrase pas et roule plusieurs fois en esquivant une demi-douzaine de projectiles. Deux autres pointes fendent le pauvre animal qui lâche son dernier souffle en un râle de douleur. Duran voudrait faire demi-tour, mais il est débordé par l'assaut et ne parvient pas à manœuvrer en arrière.
— Couvrez-nous ! crié-je.
Sans stopper la course de son cheval, Laerran hoche de la tête et se saisit aussitôt de son arc. Son allure soutenue ne faiblit pas et le voilà qui décoche ses flèches d'argent ; toutes atteignent leur but et dévient les trajectoires des lances. Torebok se défend aussi de sa hache, lorsque je tire à toute vitesse sur mes rênes et lui tends mon bras. Évidemment, je dois empoigner ses épaules à deux mains pour qu'il réussisse à monter sur Aïmon et, au prix d'un grand effort de notre part à tous deux, il se cale derrière moi tout en usant de son arme au besoin pour bloquer les quelques projectiles auxquels ma jument ne peut échapper.
Il nous reste une vaste étendue avant la Grande Région et nous savons au fond de nous que nous n'y arriverons pas, mais il serait inutile et fatal de désespérer plantés là au milieu de la plaine. Donc nous tentons le tout pour le tout, mais l'inévitable se produit sans que nous ne puissions rien y faire.
À cause de la distance et de la vitesse, de notre concentration sur la menace principale, nous ne discernons pas tout de ce qu'il se passe à l'avant : un braillement partagé entre la terreur et la douleur retentit au-devant et en relevant les yeux, j'aperçois Veseryn projetée hors du dos du cheval par une lance. Duran ne peut la retenir et elle se heurte durement au sol, dégringolant la légère pente en gémissements. Laerran décoche une flèche dans la seconde, la sauvant d'un autre coup, mortel.
Duran, cette fois-ci, obéit à sa frayeur pour sa protégée et se moque superbement des projectiles, retournant sur ses pas. Nous les rattrapons vite et les encerclons de nos montures, lui laissant du temps de descendre de sa selle et de vérifier l'état de Veseryn. Tandis que trois ou quatre lances se brisent contre la hache de Torebok qu'il secoue dans tous les sens, Laerran offre toujours son assistance, en retrait. Le bébé s'égosille, et jamais auparavant nous ne l'avons entendu si affolé. Je me permets une brève œillade vers la jeune fille. Elle est assise, le coude en sang et des égratignures dues à sa chute. Un frisson d'émotions la parcourt encore, mais elle ne semble pas blessée gravement, ce qui me réconforte.
— La pointe l'a frôlée, la plaie guérira bientôt, c'est le choc qui l'a éjectée du cheval, en conclut Duran.
Fort heureusement, la pluie de lances se calme. Mais il faut se demander pour quelle raison. Cette dernière apparaît dans l'instant. Les taches noires sur la colline se révèlent être des créatures bizarres, étrangères à tout ce que j'ai pu découvrir parmi les créations immondes des Mages Fous. Plus elles se rapprochent et plus je perçois leur apparence svelte et mince, les poils rêches et secs, de longs crocs qui dépassent de leurs babines suintantes, des orbes jaunes luisant et des sortes de cornes recourbées à leur menton ; elles ont été conçues pour être rapides, brutales et meurtrières.
— Nous n'entrerons pas dans la Grande Région avant que ces choses ne nous déchiquettent, peste Torebok. Ne leur tournons pas le dos. Affrontons-les !
Les dernières lances s'épuisent et la monture de Duran, sans protection et malgré tous ses sens en alerte, se fait tuer. Une fuite serait difficile, oui. Je décide de sauter de la selle et d'entraîner le Nain avec moi. Il ne comprend pas et me regarde éberlué, quand je pointe la Grande Région d'un bras impérieux. Aïmon, elle, se doute de mon intention et elle se met à nouveau au galop. Les créatures et les Mages Fous se focaliseront sur nous, après tout. Elle a une chance de rejoindre les Elfes de Lumière et par sa présence, de les avertir de ce qu'il se déroule à proximité de leurs frontières. Laerran m'imite et son cheval se précipite à son tour vers la Lumière. Au moins, eux seront préservés du danger.
— Dans ce cas, accueillons-les comme il se doit ! rugit Duran. En cercle autour de Veseryn. Ne laissons aucune créature les approcher de près ou de loin !
Laerran confie instantanément le bébé à Veseryn qui s'efforce de l'apaiser et de faire taire ses pleurs aigus. L'on dirait qu'il cherche à alerter toute la Grande Région de l'attaque et peut-être est-ce vraiment là son objectif. Néanmoins, entre son vacarme et les mouvements de l'ennemi, les sentinelles postées aux frontières devraient nous voir. Je suppose qu'ils n'interviendront pas sans connaître l'identité de ceux qui se font assaillir. S'ils savaient... Duran dégaine son glaive et je lui présente par automatisme l'une de mes dagues. Je ne tiens pas à dévoiler Aetheria, mais je ne pense pas avoir le choix. La lame s'allonge et brille sous le soleil voilé, une lueur dans l'Obscurité.
Pour le moment, l'Elfe vide son carquois. Il abat le plus de créatures possible dans un très court laps de temps, pendant que nous nous apprêtons en rond autour de Veseryn. Elle ravale mal son effroi et ses lèvres tremblent. Ces choses, quoi qu'elles soient, apeurent autant l'enfant que la jeune fille. Je lui glisse un regard qui se veut confiant, mais j'y crois à peine. Je prie pour que les Elfes se décident à agir ou que nos montures foulent leur sol ; de ce fait, ils reconnaîtront leur provenance elfique et les selles sylvestres, et ils viendront à notre secours.
Dès que son carquois ne contient plus de flèches, Laerran se munit rapidement de ses fins poignards argentés, sonnant le début du combat. Les créatures ont terminé de dévaler la colline et affluent sur tout le flanc est, par dizaines, et d'autres débarquent derrière elles. Leur nombre a l'air infini, augmentant de plus en plus notre appréhension. J'ancre fermement mes pieds dans le sol, prête à subir leur brusquerie.
Comme prévu, elles prennent leur élan et volent droit sur Laerran, lui qui garde l'est ; elles nous frappent Duran et moi avec la même force, et je dois faire appel à toute l'énergie dans mes jambes pour ne pas partir en arrière. Elles nous cernent et Torebok leur souhaite la bienvenue de grands coups de hache. À chaque heurt d'acier contre chair, Veseryn pousse des couinements visant tantôt à extérioriser sa crainte, tantôt à encourager le Nain dans ses frappes terribles. Contrairement aux animaux, aux abords de la Forêt, nous n'hésitons pas une seconde à massacrer ces choses, car elles n'ont pu qu'être engendrées par le mal absolu. Des hybrides de guépard, de loup et de sanglier. Leurs longues gueules essaient par tous les moyens de mordre nos membres et leurs cornes pointues à nous embrocher. Souvent, nos lames se retrouvent entre leurs crocs et nous. De mon poignard, je pare leurs attaques et d'Aetheria, je les coupe en morceaux. De leurs cadavres se dégage une âpre pestilence, si bien que la jeune fille est à deux doigts de régurgiter sa collation et le bébé s'époumone en des cris alarmés qui n'arrangent en rien notre concentration.
Nous redoublons tous d'efforts et d'agilité pour les repousser et pour les tailler en pièces ; probablement est-ce la première fois que nous nous battons aussi bien et avec une telle harmonie dans nos gestes. Si l'un rejette une créature d'un coup de talon dans le flanc, l'autre plante sa lame en plein dans son dos ; si l'un se fait submerger, un autre se délestera sur-le-champ de son arme et celle-ci se trouvera dans toutes les mains avant de revenir à son propriétaire d'origine. Aucune de ces choses ne pénètre notre cercle de défense, et il paraît évident qu'elles sont nées du pouvoir du Mage Fou. En d'autres termes, elles sont le fruit d'un dédoublement massif qui, avec la pluie de lances, a volé beaucoup de vitalité à son maître.
La magie fonctionne de la sorte : il est plus aisé de s'en servir sur soi que sur autrui, sur des personnes ou sur des choses. Par conséquent, le Mage Fou ne tente pas de reproduire encore plus de créatures et les laisse plutôt nous affaiblir. Bien sûr, nous fatiguons et nos esprits s'égarent quelquefois, ne supportant pas une pareille maîtrise de sa pleine puissance, mais nous n'abandonnons pas et les blessures s'enchaînent, elles se multiplient, les plaies s'ouvrent un peu partout sur nos corps, les crocs mordillent ci et là, et des grondements nous sont arrachés dans une souffrance moindre en comparaison à l'exploit qui est le nôtre. Car les créatures n'ont pas atteint Veseryn et l'héritier, voici tout ce qui nous importe, tout ce qui nous motive à tenir bon et à endurer les nombreuses douleurs qui se diffusent désormais dans tous nos membres.
En revanche, je n'enlève jamais en entier mon attention de la colline, surveillant les deux Mages Fous. Cela ne m'étonne pas quand l'un d'eux s'avance et entame la lente descente de la colline. Le Maître du Dédoublement. Il s'est épuisé avec ces précédents sortilèges et nous massacrons des répliques de son pouvoir ; il ploie peu à peu sous l'étranglement de sa propre magie. Il choisit de rentrer en jeu une dernière fois. Son acolyte patiente. Il pourrait nous tuer facilement, d'une tornade, en nous privant d'air ou en relevant toutes les flèches de l'Elfe afin de les projeter sur nous, mais il regarde et se délecte de ce champ de ruines et de chaos, le plaisir du sang au bout des lèvres.
— Nouvelle menace de l'est, grogné-je.
Une poignée de minutes s'écoule, les cadavres s'empilent, mais nous cédons du terrain ou nous autorisons des blessures que nous aurions empêchées ou nous commettons des erreurs d'inattention qui nous coûtent des lambeaux de peau. Les créatures sont réduites au nombre de vingt...peut-être trente...et le temps que notre prochain adversaire ne se montre, nous en éliminons une dizaine de plus.
Dans ce désordre complet, Duran a posé le genou à terre, appuyé sur le pommeau de son glaive, essoufflé et exténué. Il se remet debout dès qu'une créature veut lui enserrer la gorge de ses grosses dents épaisses. Torebok s'agite tel le diable déchaîné qu'il est lors de ses combats, sa hache trempée de sang noir qui dégouline sur ses mains. Il n'en a que faire et interdit l'accès aux enfants sans réfléchir à deux fois en assommant, égorgeant ou foudroyant de son acier toutes les bêtes à sa portée. Laerran se différencie de nous autres par sa grâce éternelle. Il se déplace avec souplesse et se faufile parfois entre deux paires de crocs, se dégageant avec une désinvolture insultante de leurs morsures. De nous tous, il est le moins blessé et s'en sort particulièrement bien. À vrai dire, à lui seul, une bonne cinquantaine de ces choses ont péri de ses poignards qui refusent d'être souillés par le liquide sombre et visqueux. Ses ripostes font mal à l'ennemi, incisives, franches et assurées. Il lui arrive de grimper sur leur dos aux poils hérissés, alors qu'elles gesticulent et beuglent, frénétiques, et il s'en débarrasse en deux ou trois coups de lame.
Pour ma part, je dois avouer que mon endurance n'est toujours pas redevenue ce qu'elle était et mes genoux plient davantage que ceux de Duran. Aetheria récupère certaines de mes maladresses ; en tant que lame elfique, elle possède un pouvoir qui lui appartient entièrement et sans avoir une véritable âme, elle peut tout à fait s'alourdir ou s'alléger en cas de besoin, rendant mes coups plus rapides ou plus lents. Elle peut s'allonger un peu plus ou se rapetisser. Ou se mettre à scintiller d'une lumière si pure que les yeux victimes en sont aveuglés. Je ne délaisserais cette épée pour rien au monde, elle est le prolongement de mon bras et de toutes mes convictions.
Nous nous mouvons vers le sud par petits pas, ne défaisant jamais le cercle, cela afin de nous éloigner des piles de cadavres qui entravent nos déplacements. La plaine, piétinée par cette horde de bêtes infâmes, recouvre une couleur verte par endroits et est imbibée d'un noir affreux à d'autres. Si la terre n'est pas nettoyée de ces souillures, elle pourrira pour toujours. Nous nous plaçons sur une zone plus propice à la fuite, moins en pente, tout en nous confrontant aux dernières créatures. Elles attaquent peu et tournent autour de nous, recherchant la faille. Leur intelligence me glace le sang. Elles attendent également leur maître qui est enfin là.
Le Mage Fou ne tarde pas à activer son pouvoir. Le corps, vêtu d'une armure classique en fer, à l'image de l'Homme qu'il était autrefois, barbe touffue qui remonte jusque sous ses yeux en claudiquant sous l'effort, se dédouble en une dizaine de personnes identiques, des mains toutes armées d'une épée à gauche et d'une massue cloutée à droite. Tout comme ses créatures, nous nous préparons à le recevoir. Duran et Torebok demeurent proches de Veseryn, car nous n'avons pas totalement vaincu les bêtes, et je suis l'Elfe.
Nous formons à deux un bien piètre bouclier et les répliques nous enferment dans leur piège. Mais seul son vrai corps dispose de toute sa puissance et il a divisé son esprit en ces dix ou douze individus qui ne peuvent réagir par eux-mêmes, il doit les contrôler tous à la fois. Bien entendu, il s'agit de son art et il en détient tous les secrets, mais même le plus talentueux des Mages croule sous l'adversité et nous représentons pour lui des opposants tenaces. J'ignore les déchirures dans mes bras, les courbatures dans mes mollets, les perles de sang qui dégringolent sur mon front et mes joues, je me bats avec toute ma hargne.
Derrière nous, une créature parvient à attraper la tunique de Veseryn qui finit de nouveau au sol, sur le dos, l'enfant caché dans ses bras. Elle se débat avec ses pieds, le temps pour Torebok de lancer sa hache. Duran, en retour, défend le Nain jusqu'à ce qu'il ramasse son arme. Une réplique du Mage Fou change de cibles et une autre lui emboîte le pas ; de toute évidence, l'ennemi a transmis une grande part de son pouvoir dans ces deux corps-là, car ils frappent avec férocité et veulent clairement éliminer nos compagnons une bonne fois pour toutes. Il a remarqué notre attachement à sauvegarder la jeune fille et le bébé de ses assauts ; il s'interroge donc. Est-ce une pure loyauté envers les plus jeunes ? Ou serions-nous les voyageurs de la rumeur ? Il ne contient pas ses coups pour l'Homme, mais une incertitude le gagne pour le Nain. Les Huit aimeraient-ils qu'il le capture ? Ces incertitudes leur permettent de contre-attaquer.
Quant à Laerran, il n'a cure d'un Elfe prisonnier et s'acharne sur lui. Il croise le fer avec Aetheria et s'il l'identifie, il n'en dit rien, accaparé par notre combat violent et sans pitié. Je coupe une de ses têtes, mais elle repousse. Par la suite, je prends garde à le taillader en morceaux. Littéralement. Mon épée s'endurcit et sa lame s'affine, de sorte à ce qu'elle fende les corps de bout en bout. Nous repasserons pour l'élégance. Qu'importe la barbarie de mes gestes tant que ses répliques tombent raides mortes et disparaissent en écran de fumée noire et puante.
Il en faut quatre pour m'expulser dos contre la terre. Même au sol, je dresse mon épée contre ses armes. Même en me traînant plus loin, leurs lames ne me touchent pas. Même en élevant impitoyablement leurs massues afin de les rabattre sur mes membres endoloris, soit j'accuse les coups en silence, soit je réussis à les parer et à m'en sortir. Au final, le Mage Fou s'évertue plutôt à m'attirer à l'écart du combat plutôt qu'à me tuer, car je suis une humaine mortelle à ses yeux et je peux être convertie ou mise en esclavage. En fait, je soupçonne qu'il m'a d'ores et déjà trouvée une place dans son domaine macabre, là où il pourra se défouler et libérer sa tyrannie sur une pauvre femme innocente, l'assombrir de son Obscurité et l'anéantir. Je contrecarre chacun de ses plans en me remettant sur pieds et en me frayant un chemin vers le reste de mes compagnons. Il m'a isolée et je déteste cela.
C'est à cet instant qu'un hurlement déchirant et perçant retentit dans la plaine. Veseryn ! Je pivote d'instinct vers elle ; Duran et Torebok se sont stoppés dans leur combat houleux contre des créatures, terrifiés à l'idée qu'une de ces choses s'en prenne à elle. Mais la jeune fille n'a pas bougé et n'est pas attaquée. Elle fixe un point à l'est, les orbes écarquillés et horrifiés. Dans cette direction, Laerran lutte contre deux répliques. Ou luttait. Car ses bras en suspens et l'immobilité rigide de son corps indiquent un problème. Par automatisme, j'observe du côté de l'autre Mage Fou ? Envoie-t-il des renforts ? Que se passe-t-il, bon sang ?
Les répliques, cependant, détournent mon attention et je me replonge dans mon combat contre le Mage Fou. J'en tue deux et en neutralise un troisième, l'envoyant valser par terre. Le quatrième me plaque subitement au sol et se bat avec une telle colère, alors j'en déduis que celui étendu au sol n'est autre que le véritable scélérat. Je renverse les positions et abats de trois ultimes coups le faux, coupant sa tête, son buste et ses deux jambes, puis je me penche sur le blessé et me contente d'enfouir Aetheria au niveau de son cœur.
Apparemment, son acolyte ne savait pas lequel était le vrai, puisqu'il réagit trop tard en soulevant une dizaine de flèches. Je les esquive ou dévie leur trajectoire. Les doubles s'évaporent. Je peux ressentir le mépris du Maître de l'Air d'ici.
Je titube à bout de force vers mes compagnons, et là me fige en me rendant compte de la réalité. Veseryn s'est agenouillée, l'enfant contre elle, et elle pleure toutes les larmes de son corps. Duran chasse les créatures restantes en des exclamations de rage et Torebok est posté devant l'Elfe, hache en l'air, bloquant toutes les flèches argentées qui reviennent sur nous en poussant des beuglements bestiaux. Le Mage Fou se rapproche quelque peu, serein. Son acolyte est mort. Ses bêtes sont presque détruites. Mais, il sourit. Parce qu'il nous sait fragiles. Et parce qu'il a accompli un acte d'une abomination épouvantable.
Derrière le Nain, allongé tranquillement dans l'herbe, Laerran observe le ciel, baigné dans les doux rayons du soleil. Son armure et sa peau luisent, répandant une vive lumière sur la plaine. Il donne l'impression de se reposer et pourtant...de sa gorge s'échappe un ruisseau de sang rouge écarlate. Le cri de Veseryn. Ce que je n'ai pas vu.
Tout mon être est réduit à la terreur. Là. Bras ballants. L'esprit vide. Les yeux humides. Les jambes tremblantes. Et lui, dont la vie fuit son corps de seconde en seconde.
Les créatures s'effacent à leur tour, puisqu'elles provenaient de la Magie de Dédoublement et ainsi Duran peut prêter main-forte à Torebok afin de protéger le corps de Laerran de ses propres flèches qui lui sont renvoyés. Mais cela ne suffit pas. Car il est brutalement criblé de toutes parts. Une volonté méchante du Mage Fou. Un plaisir sadique de lire la souffrance dans nos yeux, tandis que ceux de l'Elfe se referment. Pour toujours.
Plantée là, je revois Laith en haut de la tour. Toute immaculée et fière et orgueilleuse et terrible à la bataille, mais tout à coup percée de plusieurs lames, poussée vers le vide et abandonnée à la mort en bas des rochers. Je revois son sourire apaisé. Et je découvre la même expression sur le visage calme de Laerran.
Non...pitié, non...non...pas encore...non...NON !
Je chancelle jusqu'à lui. Le Mage Fou m'épargne des flèches, car il me réserve pour plus tard, moi qui ai causé la mort de son acolyte. Je tombe par terre, dans son sang, incapable de penser. Ses paupières papillonnent. Il me reconnaît.
— Je vous...en prie, Aeryn...
Pour l'entendre, je me courbe sur lui sans le priver de la lumière chaude du soleil perforant les nuages.
— Retournez...auprès de mon...père. Veillez sur...
Une toux le saisit et il ne terminera pas sa demande. De toute façon, j'ai envie de crier non ! Non ! Je ne retournerai pas là-bas ! Je ne veillerai pas sur son père ou sur son royaume ou sur ce monde, je ne veux pas ! Je veux qu'il se relève ! Je veux qu'il vive ! Des tremblements similaires, à ceux qui m'avaient agrippé les tripes aux Anciens Remparts, se répercutent dans tous mes membres et je peine à voir clair. Ma vision se trouble. Mes oreilles bourdonnent. Mon palpitant bat à tout rompre, à tel point que je m'étouffe, suffocante.
Et là, quelque chose s'opère en moi.
Mon âme se déconnecte en quelque sorte de mon être charnel. Une vibration grandit en moi, gronde, gronde de plus en plus, grossit et explose soudainement. Une profonde inspiration ne me rend pas mon souffle absent. C'est comme si je reprenais vie et que je mourrais en même temps.
Et la magie renaît en moi.
Elle se propage dans toutes mes veines, dans toute mon âme, elle me dévore et se nourrit de chaque parcelle de mon être. Elle revendique son droit originel. Je suis terrorisée, prise entre la peur de perdre Laerran et d'avoir à ramener son cadavre à Faerran, et la peur de ce torrent obscur qui me terrasse de l'intérieur. Mes mains se positionnent au-dessus de son torse sans que je n'en aie donné l'ordre ; mon corps ne m'obéit plus.
Mais, contre toute attente, l'Obscurité ne sort pas de moi. Au contraire, mes mains émettent une lumière ardente, d'un blanc le plus éthéré qui soit, et elle enveloppe le corps de Laerran dans son onde bienveillante mais puissante et agitée. Elle le recouvre et se diffuse tout autour de nous, aveuglant complètement nos compagnons qui, interpellés, sont bouche bée devant ce spectacle qu'ils ne comprennent pas.
Toute la magie ne se destine qu'à un seul dessein, sauver la vie de Laerran. Jamais je n'avais constaté de la Lumière en moi, jamais. Je ne connaissais que l'Obscurité, le mal et la souffrance. Très vite, je suis exténuée, dépouillée de tout et alors que j'entends des rugissements venant de l'est, mes paupières s'abaissent et je ne puis combattre l'extrême lassitude qui s'empare de moi. Je pars en avant, lentement, accablée. Avant de sombrer, je me sens étendue contre l'habit dur de l'Elfe et j'entraperçois les vigoureux battements de son cœur.
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