La magie des miroirs

Nous marchons sous un soleil étouffant, puis dans la touffeur d'une nuit orageuse sans qu'il ne tombe la moindre goutte de pluie, avant qu'un incident ne se produise un peu avant l'aube. 

Nous descendions une vaste pente, parsemée de rochers tranchants, de cailloux traîtres, de brume qui recouvrait tous nos pas ; les fronts en sueur, l'air chaud se heurtait à nos poumons, si bien que nous peinions à respirer correctement et tous réclamaient des pauses régulières, sauf peut-être l'Elfe, mais Orist n'en accordait aucune. Il se méfiait de la pestilence. Depuis un moment déjà, des relents putrides encombraient nos odorats, rappelant quelque peu le Marais Gris. 

La magie circule à flot dans cette région, et elle n'a rien de pure. 

Le magicien pressait le pas, se moquait pas mal des supplications d'une Veseryn à bout de souffle que je soulevais presque du sol à chaque pas pour qu'elle avance, il ignorait les gémissements à bout de nerfs du Nain et il coupait court dans son sillage autant qu'il le pouvait. De dos, au-devant de notre troupe, je ressentais dans la courbure crispée de ses épaules un désordre interne qui le faisait suffoquer. Même Duran finit par céder à la fatigue de ses jambes. Voilà bien six heures que nous nous hâtions dans ces dénivelés interminables. Le bébé ne se plaignait jamais. Il commençait tout juste à s'agiter dans les bras de sa porteuse, mais il ne s'agissait pas de faim ou d'un besoin de rechange. Non. Il était contaminé par l'angoisse du Mage libre, et la mienne, car je redoutais que nous rencontrions une difficulté d'une minute à l'autre.

Duran, faiblissant, trébucha sur la pointe d'un rocher et pour se ressaisir, il commença à gesticuler les bras dans tous les sens, cherchant à retrouver son équilibre. L'Elfe arriva vite à ses côtés et le stabilisa. J'en vins au point de glisser mes mains sous les épaules de la jeune fille. Ses jambes ne la portaient presque plus, a contrario de mes bras. Malgré mon endurance, j'ai passé des années en exil, mes quelques heures de promenade et de chasse par jour ne m'aident pas à tenir sur la durée. Je m'essoufflais. Puisque le Prince des Arbres d'Argent s'en tirait si bien, je songeais à lui transmettre le bébé, car Veseryn ne constituait pas une protection fiable pour lui.

Cependant, je n'ai pas eu le temps de leur livrer ma pensée. Dans l'empressement, nous entendîmes un puissant cri, suivi de près par l'écho d'un éboulement et les railleries des vautours au-dessus de nos têtes.

L'incident débute ici et ne s'arrête pas avant quelques pénibles épreuves. 

Nous nous tournons tous vers la provenance de ce cri, y compris Orist qui stoppe sa marche vive pour la première fois depuis des heures. Je compte rapidement nos compagnons. Nous en avons perdu un. Torebok. Je lâche Veseryn qui préfère s'agenouiller au sol plutôt que d'effectuer un pas sans une aide auprès d'elle. L'Elfe se précipite à l'endroit où le Nain crapahutait une seconde plus tôt. Bien que la brume nous empêche de voir ce qui se trouve sous les yeux de Laerran, nous comprenons tous. 

— Est-il sain et sauf ? s'écrie Orist, alarmé. Est-il vivant ? 

Comme s'il avait perçu ses questions d'en bas, Torebok s'exclame tout à coup :

— Pas d'inquiétude, camarades, tout va bien ! Le trou n'était pas profond. Et puis, j'ai l'habitude de tomber sous terre. 

Cette dernière phrase me parvient uniquement, parce que je me suis approchée. L'Elfe et moi, nous échangeons un regard entendu. Il faut le faire remonter. Trois de nos sacs transportent des cordes ; outre celui du Nain, je me tourne vers l'Homme et le Mage, et ils déduisent mon intention d'un coup d'œil. Seulement, ils ne peuvent m'en tendre une, car un second cri résonne sous nos pieds. 

— Que se passe-t-il ? s'égosille Orist.

L'Elfe agit d'abord sans poser de question. Il saute avec souplesse dans le vide. Dans le doute, je m'accroupis au bord de la crevasse en prenant garde à ne pas chuter malencontreusement. J'écoute. Des sons distants retentissent contre les parois rocheuses. Les vautours s'en amusent, ils tournoient dans les vents conflictuels avec frénésie. Brusquement, je reconnais sans mal les heurts de lame contre lame. 

— Avez-vous besoin d'aide ? Devons-nous descendre ?

J'ai l'impression que l'Elfe tente de répondre, mais sa voix est emportée. Il se déplace là-dessous ou peut-être que quelqu'un l'oblige à se mouvoir, ce qui m'apparaît être la solution juste. Duran, qui s'est avancé entre-temps, s'apprête à sauter.

— Non ! Surveillez l'héritier. Ce pourrait être un piège pour nous diviser. Protégez-les. Hurlez de toutes vos forces au besoin.

L'Homme acquiesce vivement, peu enclin à débattre. Je n'attends pas et me jette dans l'inconnu. En effet, mes bottes touchent le sol en trois secondes environ. Une gêne se répand dans mes chevilles à l'atterrissage, mais rien de trop douloureux. La brume est omniprésente ici. Je ne discerne pas mes alentours à moins d'une dizaine de pas et mes yeux s'habituent mal à la pénombre. Je suis les bruits de combat et me fige net à une brusque intuition. Quelque chose se rue sur moi, vers ma gauche.

Je dégaine immédiatement mon épée et réussis de justesse à bloquer un coup mortel. Je n'essaie pas de déterminer la race ou l'origine de mon adversaire, et je me défends sur quelques assauts, puis je lui rends la pareille et finis par le taillader au niveau de l'abdomen. Il s'effondre dans un râle d'où s'échappe un parfum d'horreur et de mort. 

En me penchant sur cette chose, je découvre un Elfe Noir, une créature d'une époque ancienne. Leur peau exhibe les ténèbres de leurs âmes. Chassés pour leur avidité de pouvoir et pour leur malveillance envers leurs cousins plus nobles, plus éthérés, les survivants se terrent dans les souterrains du monde. Ceux-là travaillent sûrement pour les Mages Fous ; la magie sombre qui imbibe ce tunnel ne leur appartient pas et ils servent, je suppose, de sentinelles ou de mercenaires. 

Le combat en avant s'éloigne de plus en plus. Je gagne le trou par lequel nous sommes arrivés et fais un bref constat de la situation à mes compagnons. Duran garantit la sécurité des enfants, Orist m'ordonne de ramener le Nain vivant et je leur promets de revenir sous peu.

Sur mon passage, je ramasse le cimeterre de l'Elfe Noir. Il pourrait m'être utile. Ainsi armée des deux mains, je trottine dans cette opacité, à l'affût. Un sifflement fuse droit sur moi. Je me décale et évite une lance. En plus de fendre la brume, son maître s'efforce aussitôt de fendre mon crâne. Je m'en débarrasse et accueille ses amis les uns après les autres, me frayant un passage jusqu'aux bruits lointains. La brume finit par se dissiper. Je les rattrape enfin, ma robe noire tachée d'un sang visqueux. Le tunnel débouche sur une cavité remplie de ces créatures. Ils sont au minimum une centaine, et Torebok se bat bec et ongles au milieu de ce troupeau féroce. Laerran s'est posté en hauteur et vise autant d'ennemis qu'il le peut. 

— Restez-là, lui conseillé-je en passant devant lui. Couvrez-nous. 

— Vous ne pouvez pas vous risquer à...

Il ne termine jamais sa phrase. Sans crier gare, je m'élance et piétine quelques têtes d'Elfes Noirs, esquivant lances et bras. De la sorte, je me rapproche du Nain sans avoir bataillé pour faire une percée dans leur rang. Dès que je gagne le sol, ils m'encerclent. Stupides et certainement ont-ils oublié l'art de combattre, ils ne bougent pas avec facilité, bloqués dans leurs mouvements, comprimés tous ensemble dans cette fosse. Par habitude, je n'ai pas besoin d'espace. Je vise directement les gorges, rengaine mon épée et privilégie mon poignard. Je me rends surtout compte que les siècles n'ont pu autant diminuer leurs capacités et qu'un mal les a forcément accablés de ces lacunes, dont je profite.

Ils sont lents, mal organisés et déconcentrés, comme s'ils ne participaient pas vraiment à ce combat, qu'une autre force les gouvernait. La brume les a intoxiqués. Contrairement à eux, je suis prompte, décidée et stratège. Leurs cadavres deviennent mes boucliers.

L'Elfe effectue un travail tout aussi remarquable. Il décoche ses flèches à la vitesse de l'éclair et libère le sillon qui me sépare du Nain. Nous nous rejoignons donc et raccordons nos forces pour faire plier l'ennemi. En fin de compte, il manie cent fois mieux la hache que les mots. Il l'utilise en attaque, en défense, en diversion, et il ne reste pas sur place, il s'agite de tous les côtés, faisant perdre l'esprit aux Elfes Noirs. Une tornade au milieu d'un champ de pâquerettes obscures. Je suis même forcée de reculer, sinon il m'aurait décapitée avec les autres.

— Que font-ils là, bon sang ?

De quoi parle-t-il ? Je regarde dans la direction de Torebok et aperçois tous nos compagnons, derrière l'Elfe. Le combat accapare mon attention, mais une part de moi s'agace de les savoir ici. Quand les flèches ont toutes quitté leur carquois, l'archer bondit dans la fosse et se joint au corps-à-corps, muni d'une magnifique lame scintillante dans l'obscurité. Il se faufile et tue avec une telle aisance qu'il se met à récupérer ses munitions sur les cadavres. Il suffit de trois guerriers pour vaincre les créatures de cette cavité.

Pourtant, la victoire ne me réjouit pas. Trop simple. Trop hasardeuse. Pourquoi ont-ils traîné le Nain dans la fosse au lieu de l'éliminer d'abord ? Peut-être que je me montre trop pessimiste ou que j'exagère, que nous sommes simplement d'excellents combattants et que nos adversaires n'ont rien pu faire pour se sauver du massacre. Je n'y crois pas. Cela n'expliquerait pas la puanteur de magie noire. Je soupçonne que cette dernière ne se soit installée dans leurs âmes et qu'elle se soit nourrie d'eux jusqu'à laisser ces pantins presque désarticulés. 

— Pourquoi êtes-vous descendus ? interroge Torebok à la seconde où nos compagnons arrivent dans la fosse. Cet endroit n'est pas sûr. Des tunnels continuent à l'ouest. D'autres pourraient nous assaillir. Partons dès à présent.  

— Impossible, rétorque Duran. Comme je le craignais, les vautours annonçaient l'ennemi. Le magicien a flairé la trace de Mages Fous.

Je dévisage Orist ; pour échapper à l'ennemi, il souhaite désormais emprunter ces tunnels étrangers en espérant qu'ils nous mènent en sécurité. Il lit ma forte désapprobation et argumente, plus virulent et têtu qu'autrefois :

— Que voulez-vous que nous affrontions, Dame Aeryn ? Hum ? Des êtres qui nous réduiraient à l'état de vers de terre, faibles et sans défense ? Ou le reste d'une espèce en fin d'existence ? Je ne conduirai pas notre Maître forgeron et l'héritier à l'ennemi. À chaque fois que nous pourrons le contourner, nous le ferons ! Vous vous êtes tous les trois merveilleusement bien débrouillés avec ces Elfes Noirs. Ces créatures-là ne m'effraient pas. Sans compter que nous ne fuirions pas loin dans ces pentes rocailleuses. Allons à la recherche d'une sortie et prions pour que ces tunnels s'ouvrent sur les Plateaux Verts. 

Il n'attend pas de réponse et s'enfonce au-delà de la fosse vers un tunnel froid. L'Elfe rassemble encore ses flèches et Torebok marmonne dans sa barbe. Subitement, l'Homme et la fille s'adressent à moi en même temps dans un mélange de mots sordides. Je reconstitue quelque chose qui devrait s'apparenter à ceci :

— Je ne remettrai plus en cause vos talents de guerrière.

— Et pourquoi n'use-t-il pas de ses pouvoirs, s'il est un Mage comme eux ? 

J'accepte le compliment de Duran qui, ne tenant pas à s'étaler sur ce sujet, se dépêche à la suite d'Orist. Quant à Veseryn, sa question paraît légitime et je m'étonne qu'elle ne connaisse pas déjà ledit pouvoir de notre magicien. 

— Ignores-tu comment fonctionne la magie ?

Mon questionnement la prend de court et elle rougit d'un coup sous le ricanement désabusé du Nain. Plus les heures défilent et plus je me questionne sur l'intention d'Orist. Pourquoi a-t-il choisi cette fille ? Elle ne partage pas notre savoir, même le plus basique, et cela double ses chances de se faire tuer. Il faut tout maîtriser au sujet de son ennemi pour s'en préserver. L'Elfe semble d'un avis similaire et observe Veseryn avec une forme de pitié bienveillante. Je lui fais signe de lui expliquer et poussé par les usages de son peuple, il adopte la voix d'un conteur en l'informant :

— Il existe un bain d'eau noire et gelée, sur les terres annexées des Mages Fous. Les Elfes l'ont nommé la Source, car elle a été créée pour incarner la source de la vie. Elle offre à celui qui s'y baigne deux pouvoirs précieux. Il en ressort changé pour toujours. Le premier de ses pouvoirs est l'immortalité, parce que les Elfes aspiraient à confier aux mortels les secrets de leur longévité. Le second consiste en une capacité magique. Nul ne peut survivre avec plusieurs pouvoirs en lui, sauf les Elfes et sous certaines conditions. Nous autres, immortels de Lumière, nous contrôlons la magie, mais nos pouvoirs sont, somme toute, élémentaires et primaires. Le corps d'un mortel s'écroulerait sur lui-même s'il devait acquérir deux, trois ou plus de capacités. En conclusion, un unique pouvoir est attribué à tous les Mages. Celui d'Orist... J'ai mon idée, mais je n'en suis guère convaincu. Il s'exprime peu là-dessus.

— Donc, si je résume, ce sont les Elfes qui ont condamné notre monde, tranche-t-elle.

— Vous êtes dure, Veseryn.

Mon timbre fouette l'air et elle en sursaute, délaissant tout de suite sa manie du jugement. Torebok arbore très clairement son opinion en la matière sur ses traits tendus. Il complète l'histoire, la mine assombrie par son dénouement :

— Les Elfes ont soumis tout leur savoir au service des Hommes en guise de présent, pour célébrer la naissance d'une longue amitié, disait-on. Mais la Source n'aurait été construite sans la main des Nains qui la bâtirent de telle façon à ce qu'elle dure éternellement, qu'aucune arme, ni pouvoir ne puisse la détruire. Ensuite, les Hommes s'y sont baignés. Des Mages sont nés, dont Orist Norfir. Petit à petit, le cœur corrompu et fragile de l'humanité a pourri les eaux de la Source et les pouvoirs attribués fournissaient une puissance sans précédent à des êtres abîmés et vicieux. Vous devinez le reste, petite humaine. Les Mages Fous s'élevèrent et le monde sombra. Je ne sais quel pouvoir notre gentil magicien possède, mais il a intérêt à l'employer avec agilité en cas d'attaque d'Elfes Noirs, ou pire.

À l'éventualité d'un pire, Veseryn reprend du zèle et accourt vers le tunnel, désireuse de regagner l'air libre. Je n'ose pas les renseigner sur le pouvoir d'Orist. Pour sûr, ils seraient dépités et leur foi en lui baisserait. Beaucoup ont croisé la route de ce Mage libre et la plupart s'engagent sur les voies qu'il leur désigne, puisque ses conseils apportent la fortune. Toutefois, ils le questionnent rarement sur sa capacité principale et ils le devraient. Ils constateraient que ce vieil homme accomplit énormément de bien, mais qu'il serait bien inutile dans un contexte de guerre, sur un champ de bataille. Sa place se trouve parmi les Seigneurs et les rois, à la négociation, à la politique et à la diplomatie. Il est Lecteur de Passé. Au croisement de vos regards, il reçoit un puits sans fin de souvenirs, il les trie et les manipule avec soin. Je suis persuadée qu'il a sélectionné les membres de la troupe en s'aidant de ses lectures. Quelques esprits braves et forts peuvent lui barrer la route. Il m'a appris à le faire, c'est pourquoi il ignore tout de ce temps écoulé en exil. Il ne peut plus lire en moi. 

Voilà comment il a débusqué le Nain. Voilà pourquoi il garde la fille près du bébé. Il a dû découvrir des faits intéressants en l'existence même de Duran. 

Celui-ci patiente avec le magicien, tout autant soucieux de décamper. Qu'importent les dangers qui rôdent aux environs, Veseryn apprécie particulièrement ce nouveau sol. Un brin instable, mais il ne draine pas notre énergie et nous traversons mieux ces dédales souterrains. Hormis des crevasses qui laissent entrer une pâle luminosité d'en haut, et surtout la brume étouffante, nous nous serions égarés à la noirceur ambiante sans les armes de l'Elfe. Formées d'un alliage inaltéré, elles luisent assez pour que nous le discernions, lui et sa chevelure, si bien qu'Orist l'invite à prendre les devants pour guider nos pas. Une lumière dans l'obscurité. Qui plus est, ses yeux se repèrent facilement sans visibilité et dans l'ombre. 

Nous pénétrons un à un dans une cavité plus imposante. Gigantesque. Au-dessus de nous, les crevasses autorisent une lumière franche et dénuée de cette fichue brume épaisse. Elles dévoilent de courts escaliers irréguliers qui ne montent pas très haut et s'étendent au travers de cette grotte. 

À l'autre extrémité, la sortie nous nargue. Notre sonneur d'alerte, autrement dit le bébé, s'éveille à cet instant et pousse un braillement à désespérer le plus courageux des hommes.

Veseryn fait un pas vers la première marche, appelée par la sortie, mais Duran l'attrape à la volée et la plaque contre lui. Elle hoquette de surprise et le bébé geint, plus bruyant encore. Nous nous remémorons tous le Marais Gris et la terreur de l'héritier à proximité du mal. L'odeur infecte de magie noire se diffuse à profusion, confirmant ce que j'imaginais. À pas résolus et prudents, je dépasse mes compagnons et entame la descente de quelques marches, j'en grimpe d'autres, attentive. Je ne m'interromps qu'à la voix coupante de l'Homme :

— Pourquoi lui permettez-vous d'aller à l'encontre du péril ? 

Orist ne réplique pas, focalisé sur les miroirs. 

Oui, nous hésitons tous à franchir ces escaliers à cause d'eux. Des reflets par dizaines, de part et d'autre du chemin, surplombés de plantes toxiques. Je persévère jusqu'à ce que l'Elfe ne se décide à me suivre. Je fais volte-face et l'en empêche d'une main impérieuse. Il se fige, perplexe.

— Patience. Il s'agit-là d'une magie imprévisible. La Magie des Miroirs ne peut être sous-estimée. Ils n'engendrent pas tous un effet identique, tout dépend du Mage qui a confectionné le sortilège. 

Sur ces mots, je continue mon inspection. Les miroirs chuchotent, mais ils ne s'en prennent pas à moi. Ils épient. Se tiennent prêts pour le moment opportun. Orist tente une approche. La magie s'en délecte. Je m'immobilise, le fixant sous toutes les coutures. Pourquoi une telle réaction à la venue du magicien si elle se réserve ? Or, je conclus en un regard qu'elle s'est impatientée et qu'elle se joue déjà de nous. Il comble l'espace entre nous et je me retiens de faire quelques pas en arrière. Son attitude témoigne de la perversion des ténèbres, il affiche une expression d'aversion et de mépris, dirigée sur moi.

— Nous ressentons la pestilence qui émane de vous, fille du Grand Mal, susurre-t-il, tel un perfide serpent. Que penseraient vos compagnons de ceci ?

Pour toute réponse, j'assène un violent coup à la mâchoire d'Orist. Le choc le fait partir sur le côté et je le saisis pour qu'il ne s'écroule pas. Sur-le-champ, Duran dévale les escaliers et en remonte en courant, précédé de son glaive. 

— Ne paniquez pas, je ne maltraite pas notre magicien. La magie l'influençait et je l'ai ramené à nous. 

Orist se redresse et opine du chef, en se massant la mâchoire, maugréant que j'aurais pu frapper moins fort. Certes, mais cela n'aurait pas été aussi satisfaisant. 

— Venez, et ne regardez pas les miroirs. Baissez la tête et en avant ! les préviens-je.

Ils obtempèrent, non sans leur naturel scepticisme. C'est trop tard. Je le sais. Ils ont, du haut des marches, tous jeté un œil vers les miroirs. Néanmoins, je ne me décourage pas. Me plantant au centre de la cavité, je conserve une place de choix, suffisamment proche de tous mes compagnons pour intervenir au besoin. Veseryn, dont l'innocence transperce, s'occupe l'esprit en répliquant aux gazouillis de l'enfant. Elle dément son inexpérience en cachant les yeux du petit et en vissant les siens au sol. Elle progresse bien. Mais ses lèvres remuent de leur propre chef. Elle se répète une formule de conviction ; la magie l'assaille, elle résiste. 

— Le futur Roi des rois pleurniche dans mes bras. Je dois veiller sur le futur Roi des rois.  

Au final, elle ferme ses paupières et grimpe les dernières marches à l'aveugle, chancelante mais délivrée de l'emprise des miroirs. Elle s'interdit de nous laisser là et de sortir une bonne fois pour toutes, probablement par jugeote – cette fille ne mettrait pas l'héritier en danger, dehors, seule, uniquement pour son confort personnel. Alors, elle trépigne d'un pied à l'autre, angoissée, le dos tourné.  

— Le futur Roi des rois ne se sent pas bien ici, alors je chanterai pour le futur Roi des rois. 

Et elle chantonne pour le bébé à voix basse, de peur de provoquer une catastrophe. Toutes les autres traversées ne se déroulent pas dans ce calme. Orist atteint l'extrémité ouest sans accroc. Il est chanceux. La magie noire l'a épargné. Pas par charité, non. Parce qu'ils ont dégoté des proies plus alléchantes.

L'allure assurée de Duran diminue à mon niveau. Son regard aiguisé se darde sur moi. Il me juge de la tête aux pieds, avec une méchanceté évidente qui ne découle pas de sa volonté. Il se masque de dédain et de haine. J'entraperçois en lui l'image des Seigneurs des Hommes d'antan, nobles et fiers, orgueilleux mais justes quand il le fallait. À bien le considérer, je relève des signes notoires : la courbure du manche de son glaive, les runes antiques sur sa lame, sa façon de la manier, de la brandir devant lui, ses cheveux d'un brun argile mi-longs ajoutés à des yeux foncés verdoyants, couleur des sapins du Nord... Toutes des caractéristiques physiques et un armement que l'on retrouve parmi les Anciens Royaumes des plaines centrales.

Cela m'interpelle. J'aurais présagé qu'Orist invite un membre estimé du Royaume uni des Hommes à ses côtés pour une quête si importante, un proche du Roi des rois, un soldat de confiance absolue. Les guerriers des Trois Royaumes se sont ralliés sous l'étendard du monarque du sud par obligation, et non par choix. Ils n'entretiennent pas la meilleure des relations, si ce n'est la pire. 

— Depuis quand commandez-vous ? siffle-t-il. Depuis quand devons-nous vous obéir ? Depuis quand donnez-vous des ordres ? Il n'a jamais été question de me mettre à la botte d'une femme ! Plutôt mourir avec dignité que de périr sous l'incompétence d'une femelle. Une heure à peine après votre arrivée, les ennuis nous sont tombés dessus. Vous portez malheur, femme, dégagez de cette troupe ou je vous en éjecterai moi-même.

Je hausse un sourcil désabusé, peu impressionnée par sa tirade. Ma nonchalance fait exploser la colère qui vibre en lui et en deux enjambées, sa main s'enroule autour de ma gorge. Il la serre à m'en briser les os. 

— Je ne vous oblige...à rien, soufflé-je, tant bien que mal. Je vous conseille. Tout comme...Orist le ferait. Il ne m'a pas co-convoquée pour être votre poids mort. Si-Si mes conseils vous déplaisent...ne m'écoutez pas et...mourez avec toute la stupidité des Hommes. 

Brusquement, j'envoie mon poing dans son avant-bras, lui faisant desserrer sa prise, et j'enchaîne avec un coup de pied dans son ventre. Duran titube en arrière, mobilisant tout son équilibre pour ne pas dégringoler des marches. Cela l'a réveillé, et son air désemparé équivaut à toutes les excuses verbales qu'il aurait prononcées si je ne l'avais pas bousculé :

— Allez ! Sprintez jusqu'en haut des marches ! Ne vous arrêtez pas ! Ne vous retournez pas !

De toute évidence, mes ordres ne le dérangent pas vraiment, puisqu'il s'active et fonce vers nos compagnons saufs. Torebok subit un sort similaire. Je devance la magie des miroirs et lui décoche un coup de genou derrière la tête. La douleur le sonne un instant et il se cogne à l'escalier, les orbes troublés. Je réitère mes directives et il imite le chemin de l'Homme. J'étais sur le point de franchir les marches à mon tour, mais Orist m'avertit à toute vitesse :

— Derrière vous !

Le cimeterre de l'Elfe Noir en main, je ne perds pas une seconde, pivote et le dresse entre mon visage et l'adversaire qui se révèle en la personne de Laerran. Toute sa nature s'est fracturée ; bien sûr que les miroirs l'ont dévoré, lui plus que les autres, dans un plaisir malsain de déformer le pur en impur. Nos lames s'entrechoquent violemment, tout mon bras en tremble. Il m'aurait découpée en deux. Plusieurs solutions s'imposent à moi. Lui parler pour le contraindre à se ressaisir, ou lui donner un coup pour raviver sa vraie conviction. 

Il m'extirpe de mes méditations de la manière la plus sylvestre qui soit ; il me martèle de coups brutaux, coordonnés et intelligents, sans que je ne puisse reprendre mon souffle ou riposter. Je croule sous ses assauts et lorsqu'il sent sa domination, l'Elfe tape durement dans ma cuisse, me projetant à genoux. Sa lame file droit sur ma gorge. Je pare, roule sur le côté et me remets vite debout pour endurer sa dextérité mêlée à la cruauté des miroirs.  

— N'abusez pas de notre temps, Aeryn ! Achevez-le.

Je grogne à l'irritation d'Orist. Laerran ne m'épargne pas et je supporte la force de son poing deux fois consécutives, contre ma bouche et contre mon nez. Celui-ci saigne instantanément et j'essuie ce rouge écarlate, résolue à l'apaiser. Son coude menace de m'assommer, je le bloque et lui renvoie un coup de tête. Un point chacun. D'une de ses narines, s'échappe également un filet carmin. Je m'emploie à le déséquilibrer avant toute chose, mais l'Elfe demeure ferme sur ses appuis. De ce fait, je passe à une tactique plus agressive. 

Successivement, je vise son torse, son mollet, son bras, son pied, sa tête, l'entraînant dans un rythme effréné qui vole toute son attention, et je réussis à lui balancer mon poing en pleine tempe. Je me paralyse à son expression tordue et guette sa réaction. Il vacille. Secoue la tête. Sèche le sang qui coule désormais sur sa lèvre inférieure. Et il rive ses yeux déconfits dans les miens. 

— Où...? Que...? 

Où sommes-nous ? Que faisons-nous là ? J'ignorais qu'un Elfe, gracieux et distingué, se laissait chambouler et consentait à souffrir d'un puissant ébranlement. Je l'arrache à son émoi en empoignant sa main et l'attirant en dehors de cette zone maudite ; les miroirs le pourchassent, leurs griffes s'accrochent à lui, mais il se retrouve à l'abri, en haut des marches, essoufflé. Il s'évertue à une parole d'excuse ou de remerciement, mais sa gorge sèche se contracte sous la honte. Ces êtres, qu'ils soient de Lumière, de Lune, Sylvain, ou les trois à la fois, détestent plus que tout que la maîtrise de leur corps se soustraie à leur pouvoir. 

— Dame Aeryn...

Je me tourne d'instinct vers Duran, interloquée. Contre toute attente, je suis propulsée contre la paroi rocheuse, son bras grossier broyant ma cage thoracique. 

— Qu'est-ce qu'il vous prend ? gronde Orist. Écartez-vous ! 

— Ce sont les miroirs ! beugle Veseryn, fiévreuse. Ils le possèdent ! 

Faux. L'émeraude d'acier n'abandonne pas sa précaution, et rajoute même une dague sous son bras, pointée sur mes côtes. 

— Expliquez-moi, Dame Aeryn, avec des arguments qui, je vous le suggère, combleront pour de bon les questionnements que nous avons tous à votre égard, expliquez-moi comment vous vous évadez toujours de la poigne de l'ennemi, expliquez-moi pourquoi la magie noire n'a pas d'emprise sur vous. 

Je préfère largement un homme capable de voir le risque de loin, plutôt que se contenter d'une vague justification d'Orist et me croire sur parole. Le magicien ouvre la bouche et la referme à la seconde où Duran presse la lame sur ma chair, transperçant légèrement l'endroit où mon corset laisse sa place à la finesse d'une tunique. Torebok brave l'interdit muet en soulignant d'un timbre assuré et autoritaire :

— Dame Aeryn vient tout juste de nous sauver des miroirs. Une poignée de minutes plus tôt, c'est moi qu'elle a sauvé en sautant dans ce trou sans réfléchir aux potentiels dangers. Je pense qu'elle a prouvé combien son dévouement doit être chéri de nous. Lâchez-la, et partons avant que le mal ne s'enroule à nouveau autour de nos cous.  

Or, Duran ne relâche pas sa prise. Au contraire. La pointe de sa lame s'enfonce dans ma peau et je suis prête à parier qu'une goutte de sang imbibe à présent ma tunique. Laerran rappelle :

— J'ai malgré moi donné une occasion à Dame Aeryn de me blesser ou de me tuer, et je la crois capable de le faire. Cependant, vous l'avez tous vu. Elle a œuvré dans le but unique de me ramener parmi nous. Si elle était espionne du Grand Mal, le Mage libre ne l'aurait pas conviée à cette quête et elle ne fournirait pas autant d'efforts pour nous aider. Assez, Duran. 

Vains secours. L'Homme s'apprête à contre-attaquer en appuyant là où cela ferait trop mal, avec des arguments bien trop perspicaces, et je ne tiens pas à les écouter. Je choisis de le stopper dans son élan.

— Je vais vous répondre. Vos suspicions tranquillisées, vous me promettrez que nous serons amis.

— Je me nommerai votre ami avec grande joie, Dame Aeryn, car je serais honoré de me battre auprès d'une femme aussi prodigieuse que vous. À condition que vos étrangetés ne soient pas des signaux alarmants, annonciateurs de l'Obscurité.

— Très bien, si vous le désirez, vous saurez. J'ai longtemps et longuement été baignée dans les gouffres sans fond du mal. Je l'ai côtoyé de près et j'en ai souffert. C'est pourquoi l'Obscurité ne me tourmente pas. J'ai dompté la frayeur qu'elle m'inspirait et j'en ai fait une arme contre elle. Une arme impitoyable qui me protège de sa main empoisonnée en toute heure. Cette arme, c'est la rage. Le mal ne m'anéantira pas, car je le connais trop bien et j'ai juré de le haïr pour le restant de ma misérable existence. Il ne garde plus aucun secret pour moi. Je l'ai étudié. Je le vaincs de jour en jour. Vous ne m'apprendrez pas à le combattre et vous ne me donnerez pas de leçon, Duran fils des Hommes, parce que je suis une de ses ennemis les plus téméraires. Et ne vous avisez plus de douter de moi !

Sa dague se range dans son petit fourreau. Son bras retombe le long de son corps. Je n'ai rien démontré avec certitude, il en a conscience, mais il abandonne pour l'instant, parce que ma gorge tremble de fureur et cette émotion-là, je ne peux la fabriquer.

— Vous alimentez vos secrets, murmure-t-il, tout bas. Soit. Vos secrets vous appartiennent. J'ai trop souvent frôlé l'Obscurité et ses serviteurs scellent leur destin en rencontrant ma route. Je le conçois, de tous ses serviteurs, vous seriez la plus inattendue et sûrement la plus imprudente... Soit. Vous n'êtes pas contre nous. Soyons de grands amis, Dame Aeryn. 

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