L'escorte de l'héritier

J'atteins promptement le bas de la montagne et fais, à contrecœur, mes adieux à Iovannen. Je ne pensais pas la revoir un jour, ni lui faire de nouveaux adieux, et pourtant me voici à rejoindre le sentier de l'Arche Ouest à toute vitesse. Mes bottes à mes pieds, je dévale les dernières pentes de la forêt où patiente sagement le garde de tantôt, les rênes de ma jument à la main, l'air tout aussi penaud qu'à notre rencontre. L'aube se lève et je jette un ultime coup d'œil à la cité elfique. Je n'en distingue presque rien, de par les nombreux hauts arbres aux feuillages imposants, mais je pressens l'attention du Seigneur Eldaer sur moi, mais également d'Amann et de tous les Elfes.

En fait, les chants s'élèvent avec résolution. Des poèmes ancestraux sur le courage des mortels, sur la guerre surtout, sur l'espoir et la détermination, sur les sacrifices et les victoires, sur les défaites et les contre-attaques, m'insufflant autant de courage qu'ils espèrent pouvoir me transmettre avant mon départ précipité. Je les remercie dans un coin de mes pensées et bondis sans tarder sur la selle. 

Le garde me tend les rênes aussitôt. Il ne prononce aucun mot. Pourquoi faire ? Que pourrait-il m'offrir de plus que tous les chants de son peuple, toutes les mélodies de Lumière ? Je les grave dans ma mémoire et dans mon cœur, lui qui est en cet instant au bord de mes lèvres, et je m'en vais sur ces cris de détresse.  

Sans pause, ni détour, je chevauche en ligne droite dans les bois qui entourent Iovannen et perce la plaine qui s'étend au sud, longée par les Monts d'Or, la principale résidence des Nains, là où ils ont trouvé le plus de richesse, un lieu déserté d'intérêt dorénavant, hormis celui de l'héritage du passé. Ils y ont tout pillé, tout miné, tout vidé, mais ils y ont établi leur trône bien avant l'avènement des Mages Fous et s'en servent aujourd'hui de forteresse et d'abri sûr pour leur peuple ; ils y ont réuni les enfants, ainsi que les hommes et les femmes qui ne peuvent se battre. Tous leurs guerriers sont répartis dans toutes les autres montagnes qu'ils possèdent, placés par leurs esprits stratèges pour combattre l'ennemi. 

La plaine à découvert révèle tout au sud ce qui apparaît comme une forêt. Il s'agit du Bosquet des Saules qui borde le Marais Gris. Bien que l'avancée y soit complexe, éreintante et démoralisante, je suis convaincue qu'Orist aura choisi cette route-ci, car elle s'ouvre sur des territoires affranchis, elfiques ou mortels, et mène vers le Roi des rois. Il ne risquera pas des chemins secondaires. L'ennemi l'imaginerait davantage sur des sentiers perdus ou oubliés de tous – de tous, sauf des êtres anciens, ce qui inclut l'intégralité les Mages, qu'ils soient libres ou fous. 

Toutefois, un hurlement déchirant l'air me prouve le contraire. En relevant les yeux du Bosquet, je distingue tant bien que mal des vautours planant dans le ciel, à demi masqués par la brillance du soleil. Je presse ma jument ; il me faut pénétrer sous les arbres avant qu'ils ne décident de prévenir d'autres adversaires que je ne tiens pas à affronter.

Malheureusement, je m'aperçois combien j'ai sous-estimé les forces de l'ennemi, quand des chevaux sombres et belliqueux apparaissent dans la plaine, galopant derrière moi avec une vélocité terrifiante. Ils me rattrapent et le Bosquet ne me sauvera pas. Qui plus est, je ne voudrais pas les attirer vers la troupe d'Orist, je dois donc les abattre dès à présent et ne pas m'aventurer sous les arbres. 

Soit. Un regard sur les attaches de ma monture et je tire immédiatement mon épée de son fourreau. L'animal comprend. Elle est intelligente et maintient une vive allure sans exagérer sa foulée, adoptant un rythme souple et soutenu, régulier et habile sur ses sabots. 

Les cavaliers se rapprochent, je perçois les souffles de leurs chevaux et les hennissements qu'ils poussent dans le but d'effrayer leur proie. Ce serait mal me connaître. Seulement, ils ne viennent pas à mon niveau, ni ne me dépassent. Je zieute par-dessus mon épaule. L'un d'eux me vise de son arc. Certainement pas ! Je me redresse tout à coup, bascule sur le côté et m'assois face à eux. Ils sont quatre. Le plus proche fouette sa monture qui braille bruyamment et enfin, il se retrouve à mon niveau. Tant mieux. 

Il me menace de son sabre. Des hommes armés de la tête aux pieds. Des serviteurs mortels des Mages Fous. Rien de plus. J'échange quelques coups et le désarme sans la moindre difficulté, puisqu'il est davantage focalisé sur sa monture que sur notre combat. Je me lève sur la selle et bondis sur lui. Sans lui offrir une chance de répliquer, je l'égorge et l'éjecte du cheval. Ce dernier ne me veut pas sur son dos et me le fait comprendre. A contrario de ma jument qui se dirige seule, celui-là se cabre, ralentit brusquement et essaie par tous les moyens de me propulser par terre. 

Je profite qu'il soit pratiquement à l'arrêt pour me jeter au sol. Je roule et me relève sans mal, assez vite pour accueillir mes prochains adversaires. J'esquive les sabots d'un cheval au galop, je pare une flèche qui se serait plantée dans mon front et taillade, un peu au hasard je l'admets, le flanc droit d'une monture en touchant le talon de son cavalier. La douleur de l'animal le fait cabrer et l'homme chute lourdement, je l'achève d'un coup dans le cœur. L'archer ne peut guère décocher un nouveau projectile ; ma jument lui fonce dessus et le fait tomber de sa selle. Je me rue sur lui et il n'a pas le temps de dégainer une lame ou d'attraper son carquois. Il meurt rapidement.

Le dernier tourne en rond et je me prépare à le recevoir, mais il change subitement d'avis, se ruant vers le bosquet. Il sait. Ces serviteurs ne me pourchassaient pas. Ils étaient envoyés pour vérifier une piste, une rumeur, ou peut-être l'ennemi est-il déjà au courant de la route exacte de la troupe. Ma jument me rejoint dans la seconde et nous traquons le cavalier. Nous nous avançons vers les arbres et j'entends quelque chose de sinistre dans mon dos. Il me faut agir. Je le vise et lance mon épée. La lame vole sur toute la distance et se fiche entre ses omoplates. Le cheval devient hystérique.

Au passage, je tends le bras et extirpe mon épée de son corps, le faisant s'effondrer dans la terre. Le cheval s'enfuit, tandis que le mien s'arrête progressivement, de façon à ce que je puisse observer dans la direction nord, avec l'esprit calme. Mais je ne vois rien de bon. Un autre cavalier fonce vers moi, vers le Bosquet, mais celui-ci est différent des autres. Sa monture n'est constituée que d'ombres et son corps n'est composé que d'os décharnés. Un mort-vivant. Un messager des Mages Fous.

L'unique bonne nouvelle, car il y en a une, c'est que les Mages Fous contrôlent mal la nécromancie et s'en servent à de rares occasions. À en juger par son aspect squelettique, il a péri des décennies auparavant et fait partie de leurs vieilles créations. Je ne crois pas que des créatures semblables le suivront.

Je saute hors de ma selle et tapote son épaule, lui indiquant de gagner le Bosquet. Elle rechigne, se doutant de mes intentions, mais elle obéit tout de même. Hors de question qu'elle reste à proximité de cette créature.

La monture d'ombres accélère. Il cherche à m'écraser. Je me tiens prête, solide sur mes appuis, et dès que je sens la pestilence de sa carcasse, je me déplace sur le côté en une vive pirouette dont j'ai le secret et je transperce son cheval sur toute la longueur. Les ténèbres se dispersent et le mort s'écroule au sol, un os traîne derrière lui, mais il n'en tient pas compte, se relevant d'un coup. Tout-puissant qu'il se présume, son squelette ne saisit pas son épée rouillée et il dresse des bras menaçants, prévoyant sûrement de m'étrangler.

La plupart fuient devant un tel adversaire. Les morts-vivants sont tenaces, certes, mais ils ne demeurent pas aussi forts après s'être fait couper en morceaux. Les créations de la nécromancie jouissent de leur puissance au tout début, lorsqu'ils sont imbibés de magie noire. Lui, il boite sans sa monture. Rien d'insurmontable, loin de là. Je comble l'espace et le frappe trois fois : les tibias, la cage thoracique et la gorge. Ma lame explose ses os qui se répandent tout autour de lui et toute sa pauvre carcasse ruisselle dans l'herbe, retournant à l'état de poussière en un claquement de doigts.

Je ne pars pas tout de suite. J'écoute. Je scrute. Plus personne n'attaque. Personne ne s'aventure par ici. Je me détends au fil des minutes et trottine jusqu'au Bosquet des Saules, regagnant ma jument qui frotte d'instinct son museau contre mon bras. Je la rassure et tout en surveillant les environs, je m'enfonce sous les branches tombantes. La terre sèche se ramollit, annonçant le marais.

Au loin, à l'ouest me semble-t-il, le vent m'amène des chuchotements. Ma jument se stoppe de son propre chef, déduisant mes prochaines actions. Je m'en éloigne et me glisse de saule en saule jusqu'à la provenance de ces murmures qui se veulent discrets. Mes yeux plissés se posent sur une vision qui me réjouit et mes muscles tendus se relâchent dans l'instant.

Portant un bas qui longe mes jambes, rentré dans mes bottes, ainsi qu'une tunique qui m'arrive en bas des mollets, par-dessus un corset de protection, je prends garde à piétiner souplement la terre de plus en plus boueuse, évitant de faire craquer une branche ou de trébucher sur une racine.

Mais ma discrétion est vaine. Alors qu'ils ne m'avaient guère remarquée et que je m'apprêtais à les interpeller, l'un d'eux, assis tranquillement sur un rocher, se retrouve sur ses jambes en une fraction de seconde, une flèche déjà à son arc, me visant la poitrine. Et il la décoche. Je n'ai pas le temps d'analyser la situation, lui non plus.

Nous savons tous deux, en revanche, que la flèche ne touchera jamais ma poitrine et que je l'intercepte aisément. Il est surpris, mais empoigne une seconde munition. Cette fois, il ne tire pas. Tous les autres se lèvent avec stupéfaction, sauf un. L'Elfe de cette troupe me tient à distance, l'œil perforant. Le Nain soulève sa hache. L'Homme agrippe fermement sa poigne au pommeau de son glaive.

C'est évidemment le Mage qui ne bouge pas. Orist me fixe de ses orbes nonchalants en grignotant sa viande séchée.

Je suis étonnée de découvrir une fille avec eux. Jeune. Treize, quatorze ans à peine. Blonde avec une chevelure de reine rendue grise par une très mauvaise hygiène, des taches de saleté sur son joli visage, des habits d'une qualité déplorable. Qui est-elle ? Je me le demande, mais me désintéresse pour le moment d'elle et me recentre sur l'Elfe.

Il paraît entre ses vingt et trente années mortelles, mais ses yeux profonds et ses mouvements aguerris témoignent des siècles qui se sont fracassés à son immortalité. Contrastant durement avec les cheveux de la fille, les siens scintillent d'un blond quasi-blanc, avec des lueurs ensoleillées ou argentées selon sa position, et ses pupilles d'un mélange de bleu et de gris caverneux découperaient une âme en deux s'il détenait ce pouvoir. Un bleu azuré brille des deux gemmes incrustées dans ses épaulettes. Les traits stricts mais gracieux de son visage, son corps élancé, ses grandes jambes, son dos droit et parfaitement aligné, et sa posture irréprochable ; tout le désigne Elfe Sylvain, un être qui atteste autant de la beauté que de la férocité de son clan. Sa tenue ne trompe pas, non plus. Des nuances terreuses mais vives, de bronze et de vert obscur. Pour se fondre dans leur nature qu'ils adorent. Son arc luit d'une teinte glacée et ses flèches, ayant tout l'air de projectiles gelées, presque transparents, d'une finesse absolue, ont été fabriquées avec le meilleur bois elfique, qui ne peut être trouvé et manipulé que par leur espèce, et en particulier par les Elfes de Lune. Ce qui, en fin de compte, me permet de confirmer qu'il provient du sud, fils de la Lune, et non un Sylvain. Sa tenue est trompeuse. Il a dû la revêtir pour davantage de furtivité.

— Déclinez votre identité ! crie l'Homme.

— L'on ne vous fera aucun mal, gente Dame, si vous passez votre chemin et oubliez que vous nous avez croisés ici, continue le Nain.

— Qu'en dites-vous, Orist ? Elle ne ressemble pas à une simple voyageuse, conclut l'Elfe. Son épée est maculée d'un sang noir.

Cette voix. Légère et assurée, douce et chantante, froide et autoritaire. Je suis paralysée devant lui. Devant cet Elfe de Lune. C'est Orist qui me ramène sur terre, abrupt, et je range mon épée dans son fourreau.

— Vous commettriez une grave erreur, Seigneur Laerran, en décochant une seconde flèche. Cette Dame n'aurait aucune difficulté à s'en emparer et elle ne vous pardonnerait pas cet autre affront. 

Ne parle pas à ma place, vieillard encapuchonné. Il dévoile d'ailleurs ses courts cheveux blancs, comme s'il avait lu dans mes pensées. Or, il n'a lu que dans mes yeux acérés. Je marche vers le Mage et tous les autres ne s'autorisent plus à réagir, perturbés par mon apparition. L'Elfe baisse son arc, mais ne replace pas sa flèche dans son carquois argenté. Je me plante aux pieds d'Orist qui, assis, persiste à manger. 

— Vous n'avez pas pris une ride, marmonne-t-il.

— Vous avez vieilli, rétorqué-je.

— Vous ai-je manqué ?

— Non.

Un lourd silence s'installe, entrecoupé par les souffles perplexes des autres membres de cette troupe, et bientôt par un toussotement provenant d'un tout petit être, si petit que je ne l'avais point aperçu à mon arrivée. Je darde ma curiosité sur lui. Un bébé, et non un enfant ainsi que je le présageais. L'héritier du Trône des Hommes. Le descendant d'une union mal comprise entre un mortel et une immortelle, un hybride qui ne serait pas accepté par la majorité mais qui représente un espoir insensé pour tous. 

— Qui est-ce ? Que vient-elle faire ici ? Vous la connaissez. Dites-nous, magicien ! 

La fille s'exprime d'un ton mordant et orgueilleux. Une jeune mortelle des plus typiques. Je replonge dans le regard inquiet d'Orist – tourmenté par ma réponse sévère qui pourrait très bien être vraie, d'une cruelle honnêteté. Je ne prolonge pas ses tracas et mes lèvres se fendent d'un mince sourire. Tout son buste s'affaisse et il acquiesce comme pour se ressaisir. Il se hisse difficilement sur ses jambes et écarte les bras. Mes sourcils se froncent et je lui adresse une expression de pur dégoût.

 — Même pas en rêve, magicien ! cinglé-je en reprenant le timbre mauvais de la fille.

Il ricane et déclare, sans appel :

— Vous pouvez rengainer vos armes, mes compagnons, car cette femme a été convoquée par votre guide et elle participera à notre quête, bien que son retard ne manquera pas d'être souligné.

Orist prétend une mine de reproches.

— J'étais occupée et ne pouvais partir dès la lettre en ma possession. Je vous signale que le messager m'apporta votre missive trois jours après la précédente et que ce n'est pas à votre convocation que j'ai répondue, mais à la requête de cette première lettre. 

J'appuie mes propos d'un long regard insistant. Il pousse une exclamation de compréhension, mais ne commente pas. Derrière moi, les autres s'agitent, en particulier l'Homme. Des trois races présentes, la sienne adhère le moins à l'idée que les femmes puissent se battre. Je le prive de toute protestation en faisant volte-face et en me postant tout près de lui. Je me courbe quelque peu et proclame d'une voix similaire à celle d'Orist, décidée et irrévocable :

— Seigneur Duran, du Royaume des Hommes, clamé-je en me souvenant des noms prononcés à la hâte par le Seigneur Eldaer, je vous salue et vous remercie par avance pour votre accueil au sein de cette troupe de valeureux guerriers. Je vous assisterai de mon mieux et vous accompagnerai aux périls de ma vie, je le jure. Si par mes faits, je peux aider ce monde à survivre aux assauts des Mages Fous, j'irai au-devant de tous les dangers et braverai toutes les épreuves du destin. Mais, dans le cas où mes compétences feraient défaut à notre quête ou dans l'hypothèse où je faillirais à ma mission, je vous jure également que vous n'aurez pas besoin de me chasser de cette troupe, puisque je prendrai congé de moi-même et irai me repentir pour mes lacunes. 

Bouche bée, il ne parvient pas à répliquer à cette tirade. Il gesticule pourtant, mais les mots ne sortent pas. C'est pourquoi je pivote vers un autre de mes nouveaux compagnons. La barbe broussailleuse et fournie, rouquine à sa pointe et brune sur la tête, un air charmeur et espiègle, je m'incline face au Nain, à la manière de son peuple, le nez tout près du sol. Il apprécie et me rend l'attention.

— Maître Torebok, je me réjouis de vous rencontrer malgré ces temps funestes et me trouve fortunée de voyager en présence d'un forgeron si réputé. Tout particulièrement, c'est à vous et à ce bébé que j'offre et promets mes services, dans la vie et dans la mort, pour vous permettre d'achever votre tâche.

— Ma Dame, vous vous fourvoyez. Vous ne devriez pas vous sentir honorée de croiser notre route, au contraire de nous autres, qui avons la chance de rencontrer pareille créature enjôleuse. 

Il s'empare avec délicatesse de ma main et la baise du bout des lèvres pour ne pas m'offenser. Je lui souris, un rictus poli qui a l'air de le désarmer. L'Elfe roule des yeux, irrité par la situation inattendue et probablement à cause du manquement d'Orist qui aurait pu les avertir de ma venue... Mais, si je n'étais pas sûre de les rejoindre, comment aurait-il pu l'être ?

— Bon sang, les hommes et leur obsession pour les belles femmes, ils perdent la tête et deviennent complètement stupides. Ne lui faites pas confiance, il n'est pas aimable d'habitude et ne produit cet effort que pour vous séduire.

La fille ponctue son intervention en tirant la langue au Nain. Celui-ci fait mine de saisir sa hache, mais se contente de lui renvoyer sa grossièreté.

— Ne l'écoutez pas, gente Dame. Cette peste aboie plus qu'elle ne mord !

Elle entrechoque ses dents dans une morsure imaginaire et il la foudroie d'une œillade tempétueuse. Je me détourne du Nain et m'intéresse à elle. Sans que je n'aie pu la questionner, Orist m'informe :

— Cette petite s'occupait du bébé à l'orphelinat où il était caché pour sa sécurité. Lorsque je négociais avec les sages demoiselles qui gardent les enfants, tout en emportant le bébé, elle s'est procuré un cheval et m'a filé jusqu'à une auberge où je me reposais. Je n'ai pas eu le cœur de la rejeter. 

— Je l'ai volé, affirme-t-elle d'un haussement de sourcil querelleur. Le cheval, je l'ai volé. Quant à la filature, le magicien dissimule mal ses traces. Je l'ai pisté plus facilement que du gibier dans les neiges d'hiver.  

Bien sûr, Orist avait conscience qu'elle épiait leur conversation à l'orphelinat, qu'elle s'apprêtait à le suivre et qu'elle l'avait retrouvé à l'auberge, parce qu'il lui avait permis tout cela et lui avait tout facilité. À quel dessein ? Je l'ignore et je ne l'interroge pas, pour le moment. 

— Et comment vous nommez-vous, voleuse de cheval et traqueuse de magicien ? 

Ces titres lui plaisent et la flattent, mais elle flaire vite la raillerie et se rembrunit. Elle crache son nom :

— Veseryn.  

Je hoche lentement de la tête, lui adressant un authentique sourire, que j'espère complice mais dont elle se moque en se penchant au-dessus du bébé, me tournant le dos. Un bref regard à Orist et nous tombons d'accord. Cette fille-là n'a pas vécu une existence facile ou sereine, l'orphelinat lui a forgé ce vilain caractère et l'avenir déterminera si son comportement lui jouera des tours ou si elle s'élèvera hors de ses malheurs. 

Pour terminer, je m'incline une dernière fois, un bras enroulé sur le ventre, comme les Elfes aiment à se prouver leur respect. À cette tendre révérence, son âme princière pleine de manières et de courtoisie l'oblige à m'imiter. Effectivement, je ressens son aura noble, j'entrevois sa lignée. Il est fils de Faerran, marié à Laith la Splendide, elle-même fille de Lafyr et d'Elara, les tristes victimes de la tyrannie du premier Mage Fou. Un descendant de la seule maison royale de sa race. Laerran Ellalen, le Prince du Royaume des Arbres d'Argent, anciennement deux clans elfiques qui ne font plus qu'un. Je ne prononce aucune parole et Orist se lasse des présentations. 

— Notre pause s'est éternisée et puisque vous êtes parmi nous, inutile de se reposer plus longtemps.

Veseryn veut rouspéter, mais je la devance.

— Vous ne pourriez avoir davantage raison, Orist. Au travers de la plaine, tout près du Bosquet des Saules, quatre cavaliers m'ont attaquée et ils étaient talonnés par un squelette animé par la nécromancie. Je redoute que l'ennemi ne se doute de votre position et débute une traque sans merci. Pressons le pas. 

Le visage du Mage se voile à cette mention. Il se retranche dans ses pensées, tout en rassemblant ses affaires. Les autres obtempèrent à l'ordre silencieux. 

— Vous n'êtes pas blessée, au moins, s'enquiert Torebok le Nain. 

Je lui souris sans autre précision.

— Zestari, ma jument serait-t-elle désirée ou dois-je la renvoyer ?

— Je vous conseillerais de vous en séparer, grommelle Orist. Notre route ne convient pas aux montures, pour notre grand désarroi. 

En particulier le Marais Gris où les gens meurent de désespoir et où les animaux sont engloutis par une sinistre magie. 

— Dommage, elle aurait été mon compagnon préféré dans cette troupe, maugrée-je pour la forme.

Torebok le Nain s'indigne, faussement.

— Je vous assure, gente Dame, que vous ne serez pas déçue par votre plus fidèle serviteur. Moi ! Vous pourrez toujours compter sur Torebok et quand nous aurons accompli notre destinée commune, et que les Mages Fous seront vaincus, je vous forgerai à tous les armes les plus tranchantes, je vous confectionnerai les bijoux les plus brillants. À vous, j'imaginerai les plus majestueuses des créations, mais elles ne rivaliseront jamais avec votre beauté innée.

Oh. Je n'étais plus accoutumée aux compliments des Nains. Veseryn s'esclaffe d'un rire démesuré qui vexe Torebok. 

— Non, Maître forgeron, vos créations ne seront égalées, ni par les femmes, ni par aucun artefact de ce monde, j'en suis persuadée.

Il rougit, mais Veseryn n'a pas fini de l'ennuyer.

— Elle est polie, c'est tout ! Ne t'emballe pas, le Nain. 

Me tenant à l'écart de leur chamaillerie, je cours jusqu'à ma jument et lui susurre tout un tas de paroles dans des langues anciennes, je lui caresse le museau, effleure sa crinière et fais un pas en arrière qu'elle interprète comme un au revoir. Elle se retourne, non sans un regard sur le côté hésitant, et s'élance au galop, direction Iovannen où elle patientera jusqu'à mon retour et portera au Seigneur Eldaer l'information que sa cavalière s'est jointe à la troupe avec succès. 

De retour à leur campement vide, le bois aux braises éteintes diffuse une forte odeur de fumée. Je capte la vigilance de l'Elfe braquée sur moi. Sans que les autres n'entendent forcément, je lui dis, sarcastique :

— Ne vous méfiez pas de moi, Prince des Arbres d'Argent. N'avez-vous donc pas confiance en Orist ? Il n'inviterait pas une espionne ou une menace à votre quête. 

— Je ne me méfiais pas de vous, à l'instant. J'étais simplement curieux des paroles que vous avez murmurées à votre monture. 

Bien sûr qu'il les a perçues de loin. Il se pourrait que je l'aie volontairement laissé entendre.

— L'ouïe des Elfes m'impressionnera toujours.

— Néanmoins, je n'ai guère anticipé votre venue.

Je l'ai pris au dépourvu, ce qui le désole autant que cela le rend confus. J'ai usé du chant de la nature pour m'approcher d'eux sans qu'il ne le décèle. J'ai marché dans le sifflement du vent et dans les murmures du Bosquet.

— Pour votre défense, je maîtrise l'art de la discrétion mieux que quiconque à ma connaissance et je me surprends encore que vous ayez réussi à décocher cette flèche.

Ce n'est qu'à cette évocation que je me souviens du projectile que je tiens toujours. Je le contourne sous ses orbes d'acier et glisse la flèche dans son carquois. Nous échangeons un regard plus long que les autres, qui contient plus de mots qu'une phrase toute entière ; il me sonde sans arriver à tirer la moindre information, ce qui finira par l'alarmer au fur et à mesure de notre progression. 

— Vous disposez de tous nos noms et de quelques renseignements sur nous, de toute évidence, mais nous ne savons rien de vous. Ma Dame...?

Torebok attend une réponse, tout comme Orist. Sous quel nom se présentera-t-elle ? médite-t-il. Son incertitude, plaquée sur ses traits tordus, me dévoile sa pensée actuelle. Il s'inquiète de qui j'étais et de qui je suis désormais.

— Dame Aeryn. Bien que vous soyez les seuls à m'octroyer le titre de Dame en ce monde.

Le Nain s'en satisfait et me salue à nouveau, pendant qu'Orist opine mystérieusement du chef, prenant note de ce nouveau nom. Veseryn câline le bébé, elle le berce et lui fredonne une comptine qui est critiquée par Torebok. Ces deux-là ne toléreront pas de sitôt la présence de l'autre, gouvernés par une similitude ravageuse : l'arrogance, celle des Nains et celle des adolescentes. 

— Veseryn, au lieu de vous disputer, dites-moi le nom de l'héritier.

Elle se mordille la lèvre inférieure, embarrassée. 

— La mère est morte en couches, le père n'a pu le voir à sa naissance, un messager s'est échappé de leur palais et a chevauché jusqu'à l'orphelinat le plus lointain de leur contrée, me raconte Orist. Appelez-le bébé ou enfant. Il n'est pas nommé.

Pauvre petit. Il s'étouffe subitement avec sa salive et remue en rechignant, comme s'il avait compris Orist. Cela se pourrait. Les Elfes naissent avec l'esprit éveillé et son sang renferme une part elfique non-négligeable. Le Mage endosse son rôle de guide, Veseryn porte l'enfant et nous suivons. Cette troupe prend vite des airs de cortège, et cela assombrit à la fois mon cœur et le Bosquet. L'aventure commence tout juste pour moi, mais les drames se profilent déjà sous mes paupières.

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