L'Enfant du Mal

Il achève sa lecture sur une note douce-amère. Pendant que je me suis évertuée à détendre les muscles de mon corps un à un, incitée à bouger par Torebok qui s'enhardit au fil des minutes, songeant déjà à un plan d'évasion, je m'aperçois combien le rejet de ma magie toutes ces années engendrera quelques soucis dans un avenir proche, dont le premier étant des tremblements dans mes membres, des paralysies soudaines et passagères ou des sursauts corporels dictés par les élans de mes pouvoirs qui, en cage, se révoltent et cherchent une échappatoire, un moyen de jaillir. D'un côté, j'espère pouvoir sortir au plus vite et me débarrasser de son impatience. Mais, d'un autre, je redoute plus que tout le moment où elle sera libre et où elle sera en mesure de se déverser sur le monde. Réussirais-je à la dompter ? Les souvenirs cuisants de Iovannen n'arrangent rien à mon état d'esprit. Je méprise les barreaux qui me brident et me tourmentent, mais peut-être protègent-ils les autres de moi. 

Laerran affiche sa nette consternation à la lettre. Il ne cache pas ses froncements de sourcils ou la confusion régnant en lui. J'éprouve une peine infinie pour cette famille. La mère disparue, le père ne devient plus qu'une ombre et délaisse un fils négligé qui pense alors que son Roi le déteste, le repousse par pur dédain ou par indifférence, et le prive de toutes ses chances de faire ses preuves. Il se rend compte maintenant que toutes ses croyances reposent sur un masque trompeur, et beaucoup de chagrin et de deuils et de lamentations, ainsi qu'une vive et douloureuse incapacité à montrer ses sentiments et à s'ouvrir aux êtres aimés. 

Faerran a toujours été difficile à cerner. Souriant et bienveillant, mais d'apparence froide et renfermée face à des inconnus. Il s'épand de compliments et de conversations légères avec ceux qu'il apprécie et il n'hésite pas à chanter et à rire ou à pleurer, n'écoutant que son cœur. Or, si celui-ci se durcit et se noircit sous les attaques cruelles de la vie, il peut se transformer en la personne la plus sombre et austère du monde. Aujourd'hui, je me retrouve dans cette cellule de Rae Shakhar avec le fils de l'homme que j'ai considéré en meilleur ami et mentor, et qui ne saisit pas tout des lignes rédigées sur ce morceau de papier. Il n'ose y placer ses espérances, de peur qu'à son retour aux Arbres d'Argent, il se confronte à nouveau à un mur de glace impénétrable. Et témoin de toute sa détresse et en connaissance de tous les non-dits qui planent sur le père et le fils, je l'interroge sans jugement aucun :

— Avez-vous seulement essayé de le comprendre ? Quand il s'est braqué contre vous, quand il s'est éloigné et cloîtré derrière sa fausse indifférence et sa mascarade de mépris, avez-vous recherché les possibles raisons de sa froideur ou lui avez-vous posé la question ?

Le visage blanc comme la neige, il ressemble à un être fragilisé de l'intérieur, abattu. J'en déduis que, jamais auparavant, n'a-t-il songé que son père pouvait bel et bien l'estimer et lui vouer le moindre amour. 

— Vous avez beaucoup de choses à vous dire, tous les deux, conclus-je. J'ai, en partie, accepté de laisser mes occupations d'exil pour réparer cette injustice entre vous. Je ferai en sorte que vous reveniez sain et sauf devant Faerran et il aura intérêt à s'excuser comme il l'a souhaité dans sa lettre. Aussi longtemps que nos vies, nos six vies, seront liées par le destin, je ne baisserai pas les bras. Et vous, Laerran ? Abandonnez-vous l'espoir ? Autoriserez-vous l'ennemi à dominer et à écraser votre Lumière ? 

Bien que Veseryn soit complètement perdue et nous regarde tour à tour, l'Elfe et moi, elle ne pipe mot et en fait, se réjouit du réveil de l'enfant qui recommence à gazouiller sans grande conviction. Ce peu de vivacité de sa part la réconforte. Torebok fait mine de se concentrer sur les traces de sang séchées tout autour de lui. Seul Duran semble à peu près interpréter toute l'ampleur de ce qui se déroule en cet instant à l'intérieur de notre ami ; un trouble tel qu'il ne parvient ni à penser correctement, ni à exprimer ses ressentis. 

— Un jour, Faerran se rachètera et dès lors, vous apprendrez tout de la longue existence de vos parents, avant, durant et après leur rencontre. Faerran vous racontera combien Laith la Splendide était adorée de tous, en particulier de son peuple, et comment elle pouvait apaiser les âmes les plus fissurées d'un unique regard. Un jour, il sera à la fois votre père et votre Roi, et vous endosserez enfin votre véritable rôle d'héritier et de fils. Et si vous jugez que Faerran avait tout de même tort et que sa tristesse a dépassé les limites de ce que le deuil provoque chez certains et cause à d'autres, vous aurez toutes les occasions et le droit de lui crier au visage vos plaintes et vos regrets. Pour cela, vous devez d'abord survivre à l'Obscurité ici, et vous défaire de son emprise néfaste tout de suite. 

L'esprit d'un Elfe n'est pas compris aisément ; plongé dans la torture de cette prison, loin de toute Lumière, piégé dans les mensonges de son père et dans la désillusion, les yeux à demi-ouverts sur l'amour que Faerran lui porte réellement, ce trop-plein de sentiments contradictoires et violents le pétrifient. Duran, empli de compassion pour lui, se contente d'une main sur son épaule qu'il serre et le tire de ses rêveries envahies de noirceur. Il lui prend doucement la lettre et la replie avant de la renvoyer entre les barreaux. Je me penche pour la ramasser, évitant de justesse que les sauvages ne la voient entre nos deux cellules, et je la remets à la garde de mon poignet, sous mon vêtement. 

Je ne m'attendais pas à ce que Laerran se ressaisisse sur-le-champ, car les siens méditent longuement sur leurs tracas, en général. Son constat ne manque pas de calmer et d'alourdir mon cœur :

— Le poison trompeur du Seigneur des Chaînes de l'Ombre ne peut contenir une once de vérité, car, en quoi seriez-vous l'Enfant du Mal, vous qui vous destinez à éclairer les plus sombres des obscurités ? Je refuse d'admettre ses mensonges pour vrais. 

Veseryn hoche vigoureusement de la tête, et même si Laerran n'a pas dit ceci pour obtenir une explication de ma part, toutes les paires d'yeux braquées sur moi ne ravalent pas leur curiosité. Les prenant tous de stupéfaction, je lâche un rire nerveux, rendu rauque par mes jours de semi-inconscience – donnant quelque peu une impression d'hystérie, je suppose.

— En approuvant cela, c'est moi qui abuserais de vous, et non cette ordure d'Asemo. Je ne nierai pas que ses tirades perfides à mon encontre renfermaient leurs vérités, et un certain lot d'affabulations. Il a certes remanié la réalité à son avantage pour semer le doute en vous et...

Le regard dans le vague, je repense à ce qu'ils ont affirmé au départ d'Asemo. Ont-ils prétendu ouvertement me faire confiance et en leurs pensées, ont-ils été criblés d'incertitudes ? Je l'ignore et ne veux pas le savoir. 

— ...je ne remercierai jamais assez vos mots qui m'ont été d'un grand réconfort et grâce auxquels j'ai pu grimper la montagne de ténèbres qui me coinçait dans cet état d'immobilité et de transe. En revanche, j'userais d'un discours tout à fait identique à celui de Duran, au Mont de Fer Rouge. Sûrement aspireriez-vous à dégainer vos armes, à les glisser sous ma gorge et à m'expulser de la troupe. Du moins, si vous les aviez à disposition. Je tiens à préciser, avant d'en révéler davantage, qu'Orist Norfir, le Seigneur Eldaer et Maelan, qui, tous, étaient au courant de mes dispositions et auraient pu vous en faire part, se sont contraints au secret par simple respect et par prudence. Ma langue ne déploie aucun mal et je ne vous séduis pas pour vous trahir ensuite. J'ai tu mon identité et mon passé, puisque la loyauté n'existait pas entre nous et que, à coup sûr, vous n'auriez pas accordé votre foi aveugle à quelqu'un comme moi, à la lumière de mon histoire. Surtout vous, Maître Torebok. Vous auriez tous préféré me savoir le plus loin possible de vous, de l'arme et de l'héritier du Sud. Orist a choisi le silence afin que ma présence parmi vous ne soit point compromise.

Il ne faut pas patienter plus d'une minute pour que Torebok soupire avec lourdeur, et marmonne sous l'attention toute particulière de nos compagnons :

— Quelles parties de ses inventions résultent de la vérité et lesquelles sont entachées de mensonges ? Êtes-vous vraiment la descendante directe de Zergrath, le Maudit Seigneur des Huit ? 

Veseryn bloque sa respiration ; elle a beau découvrir tout juste le nom de cette créature corrompue qu'est Soran Zergrath, elle saisit parfaitement le poids de cette question et ce qu'une affirmation de ma part signifierait. Pourtant, je tiens parole et leur offre le réel en acquiesçant avec une lenteur calculée. J'observe leurs réactions et elles sont pour la plupart affligées, mais pas haineuses ou répugnées. Je me hâte de rectifier un détail essentiel qui ne change pas mon ascendance, mais plutôt ce que je suis.

— Seuls les Huit détiennent la complète vérité sur la magie qui m'habite, mais je soupçonne que leur fidèle serviteur, Asemo, a été mis dans la confidence. Je ne suis pas née avec des pouvoirs, dis-je avec un écœurement distinct dans la voix, personne ne naît avec de la magie en lui. Pas les mortels, en tout cas. Les Mages, qu'ils soient Fous ou libres, ceux qui se sont baignés dans la Source, se condamnent à la stérilité. La Lumière permet la fécondité, mais pas l'Obscurité. 

— Comment les avez-vous acquis ? interroge Duran, le ton dépourvu de toute sentence. Par la Source, n'est-il pas ? 

— Eh oui, dans les eaux noires de la Source, comme tous les autres qui m'ont précédé. J'ai pu utiliser cette magie. À vrai dire, je m'en suis servie à deux reprises. Lorsque les Huit me torturaient afin de faire émerger mes capacités et lorsque j'ai causé le Grand Éboulement. Oui, cela n'est pas une affabulation d'Asemo. J'étais instable et une crise de colère est survenue. Je me suis stoppée à temps, heureusement, mais la terreur de moi-même s'était déjà installée en profondeur dans mon être et cela a conduit à mon exil immédiat. Je ne voulais pas reproduire cette catastrophe et faire pire encore.  

— À trois reprises, corrige Veseryn tout bas, car vous avez sauvé l'Elfe de la mort. Et cela prouve que votre magie n'égale pas au mal.

Torebok me toise ardemment, attendant que je donne raison à la jeune fille..., mais j'en suis incapable. 

 — Je ne sais pas... C'était la première fois qu'elle produisait du bien. Et j'ai, par ailleurs, confirmé une hypothèse restée en suspens, tout ce temps. Quoi qu'ils tentaient et expérimentaient sur moi, qu'importait la forme de leurs tortures, ils ne m'ont jamais soignée, mais je guérissais rapidement, trop pour que ce soit normal. J'ai présumé qu'un don de guérison m'avait été octroyé, mais je me questionnais sur sa portée. S'il était possible que j'emploie ce don sur autrui... Je l'avoue, je n'aurais pas envisagé qu'un brin de Lumière se soit épanoui en moi par-delà l'Obscurité.

— Vous n'êtes pas facilement corruptible ! s'exclame Veseryn, telle une évidence. Votre âme est pure et bonne.

Bien sûr, l'affaire se complique et elle ne se doute pas des circonstances qui ont mené à l'alliage d'une pareille magie à cette âme dite pure et bonne. Je n'ai pas le cœur à leur raconter l'interminable et épouvantable nuit à la Source, où noyée et engloutie dans ses eaux les Huit s'acharnèrent à me convertir en leur race impure, en une version améliorée et exploitable, disaient-ils. Mes yeux se voilent et tous le constatent, sauf Veseryn et son innocence naturelle. Ils ne prolongent pas leurs interrogations, pressentant que les détails restants ne les concernent pas d'une part et d'autre part, comportent leur pesant de douleurs. 

— Je n'ai plus qu'une dernière remarque à faire. Par tous les moyens, il faut empêcher les Huit de m'obtenir. Je ne leur appartiens pas, non, mais ils me réclameront et ils me briseront. Ils ont à l'époque influencé ma magie de la leur, et ils repartiront à zéro et ils me transformeront en arme d'une puissance sans précédent et dévastatrice. Si j'ai puisé la force nécessaire pour m'échapper de Morra Narbethec, c'était bien animée par le fouet de la panique à l'idée de me plier à leur volonté et d'anéantir tout ce que j'aimais et qui comptait. Sous aucun prétexte, m'entendez-vous, sous aucun prétexte, ils ne doivent me récupérer. Nous partirons ce soir, devançant l'aube.

Cela va de soi qu'ils hochent tous de la tête avec détermination. L'Elfe retrouvant un peu de ses couleurs et leur étrange guerrière de nouveau éveillée, l'angoisse aux tripes, ils sont enflammés par la hâte et ils renvoient tous la même force : celle qui serait capable de déplacer des montagnes. Toutefois, je me dérobe un instant à cette attention brûlante, taraudée par mon propre mutisme. Nous partirons avant l'aube, ou tout est fini. Et devant notre tâche, aussi périlleuse qu'aux conséquences désastreuses si nous échouons, je m'aperçois que je suis devenu un fardeau pour eux. Un péril terrifiant. Je n'autoriserai pas les Huit à m'utiliser contre ce monde que j'ai aimé et que j'aime encore. Mon être ne sera pas fracassé par la cruauté de mon père. Je ne lui appartiendrai plus jamais. J'ai fait ce choix auprès de Faerran, il y a près de deux cents ans. Je m'y tiendrai, quitte à en payer le prix fort. 

— Nous fuirons, ou je trouverai une solution.

Mon murmure résolu les fait aussitôt tiquer et si Laerran n'a pas perdu son expression incrédule depuis qu'il a lu la lettre, Duran s'assombrit au sous-entendu qu'il décrypte sans peine.

— Quelle solution ? 

De nouveau, cette candeur typique de Veseryn. Torebok se pose la même question. Pas Laerran qui lit ma peur, transperce le voile de mes orbes vibrants de colère et de décision, et il traduit mes pensées à voix haute :

— Vous abandonnerez la vie. Tout vaut mieux que de tomber entre les mains perfides des Huit, voici vos sombres pensées. 

Veseryn est prise d'un hoquet de stupeur et me scrute, voulant que je le contredise, mais j'approuve sans crainte, ni incertitude. En fait, j'ai rarement été aussi sûre de moi. Je ne peux qu'imaginer ce que les Huit prévoient pour moi, comment ils m'intégreront dans leur plan, au vu du nombre d'années passées à me rechercher. Ils n'ont cessé de saccager des villages elfiques, des forts de mortels et ils ont même retourné les terres souterraines des Nains, là où j'avais l'habitude de me battre, pour m'avoir derechef entre leurs griffes. Jamais plus.

— Soyez conscients de ceci. Je ne possède pas uniquement la capacité de guérison. Je ne m'étalerai pas sur le sujet, mais les Huit m'ont créée de telle façon à ce que différents pouvoirs parviennent à cohabiter en moi sans que je ne m'effondre. Je suis presque persuadée, en réalité, que l'usage de tous ses pouvoirs diminuera grandement mon espérance de vie si j'en use et que l'immortalité de la Source se dérobera peu à peu, rongée par l'Obscurité trop vaste. Mais, pour le moment, je dispose d'aptitudes absolument effrayantes qui, placée entre de mauvaises mains, celles des Huit, formeront une arme abominable toute prête à se diriger contre le monde. Je ne réfléchirai pas et ne les laisserai pas faire. Soit nous nous évadons et nous courons à toute vitesse au Sud pour terminer cette guerre, et nous éradiquons la menace des Huit, soit j'opterai sans détour pour la mort, car elle seule nous protégera tous de moi. 

Et là, je note dans leurs orbes écarquillés qu'ils comprennent au final pour quelle raison je m'étais exilée, quel genre de motivation obligerait une immortelle à disparaître. La pitié. La pitié pour le monde, pour tous les peuples libres. J'ai songé sans cesse à la mort ; de la sorte, je ne constituerais plus un danger dormant, mais je n'ai pu m'y résoudre. J'ai travaillé à la suppression de cette magie. J'ai tout testé pour l'extraire de mon être, sans succès. Alors, en ultime recours, je l'ai chassée et réprimée et oppressée pour qu'elle soit réduite à une fine poussière enchaînée à mon âme, sans possibilité de me dominer et de faire sa loi. Par malchance, il a fallu que tous mes efforts soient balayés en un battement de cils, à la vue du corps étendu et ensanglanté de Laerran. Devrais-je le regretter ?

— Dites-nous donc, souffle Torebok, quel plan d'évasion avez-vous fomenté au cours de votre léthargie ?

Je hausse un sourcil, d'un air de lui soumettre ce même problème. Hormis opérer par la force, nous ne pouvons rien contre toute une tour, puis toute une ville-prison remplie de sauvages brutaux et armés, ainsi que leur Seigneur qui alertera tous les Mages Fous des alentours dès notre premier mouvement hors des cellules. Nous devons neutraliser Asemo coûte que coûte et miser sur une évasion discrète, mais efficace et prompte. Éliminer tous les hommes sur notre chemin sans qu'ils ne sonnent l'alarme et fuir suffisamment Rae Shakhar pour atteindre un lieu sûr. Cela reviendrait à pénétrer dans la Grande Région ou dans les bois argentés de Faerran, nos options les plus proches. Autrement dit, une tâche impossible à réaliser sans encombre et sans résistance de leur part, et étant plus nombreux, ils nous arrêteront au bout de dix pas. 

— Peu importe la tactique, il semblerait que vos pouvoirs soient réquisitionnés plus tôt que prévu.

Duran s'adresse à moi avec délicatesse et précaution, ayant deviné toute la haine que me procure ma magie. J'expire ma frustration, et opine du chef. 

— Trouvez comment me faire sortir de cette cellule et mes pouvoirs ne tarderont pas à réapparaître. Dans tous les cas, je ne serai pas assez forte pour les réfréner.

Mais serai-je en mesure de les contrôler et de les manier en toute conscience de mes actes, ou serai-je dévorée par leur puissance réveillée ?   

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