L'éclat de la guerre
Les jours qui ont suivi notre départ de Lacia HoldBorg seront remémorés comme les plus tristes et solitaires de toute l'histoire de cette forteresse, mais de grands noms se sont élevés à cette période, des destins se sont révélés et la race des Hommes s'est prouvée digne de la bravoure et de la témérité dont ils se sont toujours vantés. Les conteurs rapporteront les événements avec une précision méticuleuse, les chants auront tendance à tout exagérer et la légende du Second Siège du Sud s'inscrira dans les siècles et les siècles à venir en tant qu'une des plus violentes batailles de ce monde. Les générations futures n'auront qu'à reconstituer la vérité à partir des différents récits, dans l'espoir de comprendre à peu près ce qu'il s'est produit à cette époque de profonds malheurs.
Lorsque Merialeth, Torebok et moi-même nous quittons Lacia HoldBorg, escortés sur une partie du trajet par Laerran, puis que nous nous séparons tous les quatre, chacun empruntant sa voie, ce jour-là, la destinée des Hommes du Sud se met en marche vers l'inconnu, la souffrance et la guerre. L'ennemi, ayant posté ses éclaireurs ci et là dans les vastes plaines entre le territoire mortel et le Fleuve Agité, sait qui demeure dans la forteresse et qui en est parti. Un sombre dessein se profile alors. Les Mages Fous rassemblent leur force ; ils se réunissent, tous ceux qui patrouillaient par-delà le cours d'eau impétueux, coupés désormais des Huit, et agissant seuls, sans le moindre commandement. Mais, aussi, tous porteurs de magie ou sauvageons postés à proximité de la Grande Mer de l'Est, surveillant les ports et les étendues de sable. Ils ne recherchent nullement la discrétion, mais jouent sur la rapidité. Ils érigent un immense campement et rappellent tous les traîtres, et d'autres répondent à cet appel parmi les couards et les peureux qui préfèrent abandonner les leurs en s'unissant au mal qu'ils estiment déjà vainqueur.
Des milliers d'individus se retrouvent au cœur d'une terrible et cruelle stratégie, l'Obscurité se propage à nouveau sur les terres sudistes. Les Nains s'agitent dans leur Royaume Sur Terre, quelques-uns entreprennent des migrations vers le nord par le biais des Montagnes de l'Ouest et les autres se préparent à la guerre. Mais les Mages Fous ont désigné leur cible et ce sont les Hommes. Ils veulent les abattre pour les avoir ridiculisés durant le siège, qui sera remémoré comme le Premier Siège de Lacia HoldBorg. Ils sont d'abord furieux et trois jours s'écoulent, pendant lesquels ils assemblent une armée colossale, prête pour une ultime bataille, celle où ils perdront la vie s'il le faut, tout pour humilier et écraser les mortels. Trois jours de débats internes et de négociations sur les tactiques à adopter. Trois jours de querelles.
Cependant, à l'aube de ce troisième matin, les décisions sont prises. La guerre peut éclater une dernière fois dans le Sud. Et là, survient une catastrophe pour les Mages Fous qu'ils n'avaient guère anticipée. Ils ont beau se trouver de l'autre côté du Fleuve Agité, loin des Huit et de leur sagesse, ils maintiennent un faible lien avec le nord, grâce à la Source qu'ils sentent à toute heure du jour ou de la nuit. Le soleil se lève à peine à l'horizon et c'est là qu'ils l'éprouvent. La dizaine de ces infâmes détenteurs de magie noire se plie en deux, des croassements de rage et de douleur retentissent sous leurs tentes, les sauvages autour d'eux reçoivent gifles et coups de poing remplis de mépris et de terreur. C'est là qu'ils éprouvent la destruction de leur Source. Tout leur campement en tremble. Le plus horrible des courroux se répand en chacun d'eux et la haine prime désormais sur toutes leurs actions. S'ils comptaient épargner les mortels, en faire des prisonniers et des esclaves, ils changent d'avis. Tous mourront. Tous périront dans les flammes de leur colère. Aucun survivant. Aucune pitié. Ils attaqueront dans la nuit et massacreront ces sudistes orgueilleux.
Nul ne se doute de rien, à Lacia HoldBorg. Le conseil du Roi, satisfait d'avoir envoyé leurs sauveurs au nord, ne déroge pas à leur promesse. Dans l'heure de notre départ, ils dépêchent un garde aux geôles pour annoncer la libération conditionnelle du Grand Seigneur Duran. Voilà, le titre est rétabli, le respect est redonné, mais la confiance n'est point accordée. Quand sa cellule s'ouvre et qu'ils le nomment ainsi, notre ami ne se lève pas, méfiant, il attend. Torebok l'a pourtant prévenu du pacte qu'il a passé avec les dignitaires, mais il refuse de tomber dans un piège quelconque du Sud, surtout qu'il ne détient plus le moindre secours à présent. Néanmoins, un serviteur ne tarde pas à débarquer dans les prisons, déclarant que des appartements privés ont été aménagés pour lui.
À contrecœur, il suit le domestique et le garde qui le conduisent bel et bien au travers du donjon, en direction d'appartements sublimes, propres et convenables pour un noble étranger, c'est-à-dire que ces trois pièces attribuées, une chambre, un salon et une véranda, étalent l'or et le pouvoir du Sud, visant à impressionner les ambassadeurs et autres invités. Celui qui est devenu le Grand Seigneur des Rivières Blanches répète à plusieurs reprises qu'il a cédé cette fonction à son cousin, Davro, mais ils persistent à user de ce titre, ce qui l'agace passablement.
Duran découvre son nouvel environnement, doux avec les tapis, lumineux avec les nombreuses fenêtres, agréable avec un parfum de fleurs. Tout est mis en place pour satisfaire son séjour, y compris sont présentés à lui des paniers de fruits, des vins raffinés et des manuscrits de ces contrées afin qu'il ne s'ennuie pas.
— Le conseil est toutefois navré de vous avertir que toute visite de cette jeune fille qui vous a accompagnée ici sera interdite. Des courtisanes viendront vous voir, de temps à autre. Libre à vous d'accepter ou non de les recevoir pour votre divertissement personnel. Vous pouvez également demander une audience auprès de l'illustre conseil, mais ses membres sont très occupés en ce moment et le délai d'attente risque d'être long. Les portes seront verrouillées par ordre du conseil pour la sécurité d'autrui et pour la vôtre, Grand Seigneur. Certains vous accusent du meurtre de feue sa Majesté et pourraient essayer de vous nuire. Deux gardes et un domestique, votre humble serviteur que voici, veilleront devant votre porte. Vous n'aurez qu'à toquer si vous manquez de quoi que ce soit... Oh et, s'il vous plaît, ne vous enfuyez pas. Il serait désolant de devoir vous poursuivre et vous remettre les fers.
Le serviteur s'incline très bas et s'éclipse sans attendre une réponse de Duran. Celui-ci est fixé sur l'extérieur, les deux pieds dans la véranda, bras croisés sur son torse. Ses appartements possèdent une vue bouleversante vers le nord. Champs brûlés ou champs fleuris, le bleu quasi-imperceptible du Fleuve Agité, des montagnes d'un côté et des cités, des villages de l'autre. En bas, en dehors du donjon, des petits hommes gesticulent dans tous les sens. Il reconnaît l'uniforme militaire qui se mélange aux habits communs du peuple. Tous travaillent main dans la main pour reconstruire ou pour réaménager correctement la forteresse. Il ne peut s'empêcher de comparer cet endroit avec les Rivières Blanches. Lacia HoldBorg a étonnamment subi peu de dommages. Ils ne doivent pas tout rebâtir, ils pleurent un dixième tout au plus de leur population et, bien sûr, ceux qui n'ont pas choisi le refuge de ces murs d'onyx ont péri. Le siège n'a pas engendré autant de dégâts qu'il l'aurait imaginé, au contraire de ce qu'ont enduré ses gens et tous les malheureux des plaines centrales.
Quelques heures plus tard, ou quelques minutes, il ne saurait le dire, la porte se déverrouille. Il ne se retourne pas et ne s'intéresse pas à ses visiteurs, bien qu'il tende l'oreille, à l'affût d'un son suspect. Mais il ne perçoit que des gloussements appréciatifs. De toute évidence, le serviteur ne mentait pas. Il ignore de son mieux les courtisanes qui s'assoient au petit salon et observent son dos en murmurant entre elles. Duran se serait bien passé de leurs compliments à la limite de l'offensant et il se rapproche de sa chambre qui contient également tout le nécessaire d'une salle d'eau.
Un minuscule miroir lui montre son visage ; il a l'air vieilli, sa barbe lui donne les traits d'un sauvage, sans parler de la saleté. Il tire un paravent et commence à se nettoyer, dénichant des vêtements plus ou moins à sa taille dans une armoire. Il rase ses poils proéminents et élimine toute trace de crasse. Le bas est trop serré, le haut est trop grand, et les bottes lui vont assez bien. Inutile de compter sur la présence de son glaive ou d'une autre arme.
En revenant au salon, dans le but de se poster derechef à la véranda, unique endroit de ces appartements qui comblent son ennui et son impatience, ils tombent sur les courtisanes. L'une s'est allongée, lascive, sur le lit, s'éventant avec un regard lubrique qui veut accrocher le sien. Une autre se pavane sur un fauteuil, la manche a glissé de son épaule, dévoilant une épaule délicate et saillante. La dernière a baissé son corset, de sorte à ce que sa poitrine déborde de rondeurs. Duran reste pensif face à elles, il se dit que ses compagnons lui manquent atrocement, qu'eux ne se seraient pas comportés ainsi et il déteste être mis à l'écart de l'aventure.
— Pourquoi Veseryn ne pourrait-elle pas me rendre visite ? s'enquiert-il, tout à coup. C'est à elle que je souhaiterais parler.
Les courtisanes pouffent de concert et l'une d'elles rétorque avec un mépris sourd :
— Vous...êtes davantage attiré par une enfant que par de vraies femmes ?
Le sous-entendu est frappant. Duran serre la mâchoire et les poings, retient son soupir et il ravale des paroles pleines de condescendance envers elles ; notamment sur le fait que Veseryn dépasse en courage et en vertu ces soi-disant vraies femmes de loin et qu'elle vaut plus que les trois ensemble. S'il prononçait ces mots, il ne donnerait pas cher de sa peau. Soit elles se vengeraient en lui rendant la vie impossible, soit elles rapporteraient tout au conseil. Donc il inspire un bon coup et se dirige vers la véranda, gardant une indifférence constante pour les courtisanes. Elles ne prennent congé qu'à la fin de la journée et affirment qu'elles reviendront le lendemain.
Sa nuit est ponctuée de cauchemars ; tantôt il se voit dans une bataille, Torebok et Laerran avec lui, tous les trois couverts par la magie de Dame Aeryn, il s'aperçoit que le lieu n'est autre que Morra Narbethec, tantôt il se tient près de leurs tombes, la jeune Veseryn en larmes, abattue et lui, le visage creusé de remords. Il se réveille en sursaut à chaque fois, erre dans la chambre un instant et se recouche en espérant que son esprit se soit calmé. Au lever du soleil, il est épuisé et sans force. Pour y remédier, il entame une série d'exercices, se met à courir en rond, il sautille par-dessus le tabouret. Tous les moyens sont bons pour bouger son corps. Les repas lui sont apportés à intervalles réguliers, toujours très copieux. Il ne touche rien de la nourriture.
Néanmoins, à l'arrivée des courtisanes, aux alentours de onze heures du matin, il s'adoucit en apparence et leur propose de déjeuner avec lui et en homme galant, il les fait manger en premières. Constatant qu'elles ne meurent pas empoisonnées, il profite aussi de ce repas et il les convie à son souper. Elles supposent que la nuit a ravivé son appétit pour les femmes et une comédie similaire à la veille s'installe. Épaules dénudées, poitrines bombées, robes relevées sur les mollets. Dans l'après-midi, Duran invente une technique pour les avoir à disposition sans être obligé d'entretenir la conversation. Il attrape quatre manuscrits et leur explique sur un ton des plus sérieux :
— Aujourd'hui, j'aspire à vous partager un peu de nos coutumes. Aux Rivières Blanches, les hommes suivent des protocoles très stricts en compagnie des Dames. Une des activités de prédilection à faire entre des personnes du sexe opposé est ceci... La lecture ! Tenez, nous allons nous amuser.
Il feint le sourire le plus idiot et s'assoit dans le fauteuil, ouvrant immédiatement son manuscrit pour se cacher derrière. Les courtisanes ne pipent mot. Elles observent ces tas de feuilles avec suspicion et incompréhension. Au final, elles ne lisent pas et conversent toutes les trois, fichant la paix à Duran qui ne se penche pas une minute dans sa lecture et se plonge plutôt dans ses pensées. Torebok lui a rapidement exposé le plan. En conséquent, il visualise chacun de ses amis dans la nature sauvage de ce monde. Que font-ils ? Où sont-ils ? Le souper arrive, elles mangent et ne meurent pas, il se permet donc de se nourrir.
Cette deuxième nuit se déroule exactement à l'image de la précédente. Bien avant l'aube, il abandonne toute tentative de sommeil et s'adosse au mur de la véranda, scrutant le ciel noirci, les étoiles luisantes et la haute lune brillante de mille éclats. La forteresse s'éveille peu à peu. Certains se réveillent très tôt, des gardes vagabondent dans les rues, à moitié endormis. Le service nocturne pèse sur leurs épaules, mais ils le termineront coûte que coûte et ensuite, ils iront dormir.
Duran contemplait le lever du soleil, lorsqu'une lumière étrange attire son attention. Il bondit d'un coup et les deux mains posées à plat sur les grandes vitres, il dévisage l'horizon. Il n'a pas besoin d'une seconde de plus pour deviner ce qu'il vient de se produire. Un frisson le saisit et le fait chanceler.
Cette lumière pure et lointaine, très lointaine, si lointaine qu'il croit la rêver, un tremblement dans son cœur, une larme au coin de ses yeux. La Source n'est plus. Son corps vacille et il se rattrape à un meuble, puis s'accroupit au sol. Il devrait se réjouir, exprimer son soulagement en un cri de victoire, mais seul le visage souriant et les plaisanteries de Torebok tournent en boucle dans son esprit. Il lui faudra des heures pour se ressaisir. Par terre, recroquevillé, les orbes écarquillés, les poings crispés sur ses genoux. Il paraît que les courtisanes seraient entrées à dix heures du matin, cette fois-ci, et l'auraient trouvé dans cet état. Elles auraient tenté des questions, mais celles-ci n'auraient obtenu aucune réponse. Un chuchotement soufflé leur parvient, mais elles ne le déchiffrent pas.
— Où êtes-vous Laerran ? Où êtes-vous Aeryn ? Où est l'Elfe Merialeth ? Où êtes-vous tous ?
À midi, le domestique amène le déjeuner et les courtisanes l'interceptent avant qu'il ne reparte. Elles le préviennent du changement drastique de comportement de leur invité, et il porte l'information au conseil du Roi. Les dignitaires n'en déduisent pas tout de suite la raison et les heures défilent. Au cours de la journée, des rumeurs se hissent jusqu'au donjon. Les lève-tôt, incluant des boulangers, des forgerons et même des gardes en service, parleraient tous d'une lumière bizarre venue du nord. Là, ils comprennent peu à peu que le Grand Seigneur des Rivières Blanches a sûrement vu ceci. Ils en concluent que leurs sauveurs ont réussi dans leur mission et que la Source n'existe plus. Ils ne s'autorisent ni célébration, ni le droit de confirmer cette merveilleuse nouvelle à leur peuple. Mieux vaut dissimuler la vérité le temps que le mal soit exterminé et par la suite, ils pourront tous se réjouir.
Au soir, le domestique réclame de nouveau une brève entrevue avec eux. Il leur explique que les courtisanes s'inquiètent. Le Grand Seigneur ne mange pas et il ne boit pas, il ne s'est pas redressé de la journée et se serait mis à pleurer en plein après-midi, une poignée de larmes seulement et un sourire se serait plaqué sur sa bouche close. Elles ne s'alarment pas pour sa santé à lui, mais pour leur sécurité à elles, le jugeant fou. Un animal en cage qui perdrait l'esprit de jour en jour. Elles exigent de quitter ses appartements sans devoir lui tenir compagnie le lendemain. Le conseil les délivre de cette tâche, peu enclin à gérer les tracas de ces trois femmes, et ils réfléchissent longuement. En fin de compte, ils appellent les servantes qui se chargent de la Dame Veseryn.
— Qu'elle rejoigne son compagnon. Qu'elle reste avec lui si cela leur chante.
Les servantes se courbent et Veseryn saute de joie en l'apprenant. Ces deux derniers jours peuvent se résumer en un mot : monotone. Elle a visité la forteresse, elle a goûté au pain frais du boulanger, a bu un verre d'hydromel en cachette, elle a grimpé sur un cheval en se pensant capable de fuir cet endroit, elle a dévoré des plats entiers de pommes de terre assaisonnées d'un liquide gras et salé, des viandes goûteuses et des gâteaux sucrés. Rien ne pouvait assouvir ses besoins, si bien que son escorte la tolérait tout juste à la fin. Elles couraient dans tous les sens pour la retrouver, la grondaient souvent et devaient improviser pour la tenir en laisse, incapables de lui soumettre une activité qui la clouerait sagement dans une chambre.
Veseryn pénètre avec fracas dans les appartements de son ami et se moque pas mal du verrou qui se referme dans son dos. Un coup d'œil circulaire dans la pièce lui fait remarquer qu'il n'a pas touché à son repas et qu'il s'est prostré dans la véranda. A-t-il essuyé un mauvais traitement ? Sont-ils tous deux tombés en disgrâce aux yeux du conseil ? Ces derniers ont-ils brisé leur promesse ? Elle se pose toutes ces questions et décide de les balayer d'un revers de main. Duran éclaircira tout cela. Elle sautille et s'assoit bruyamment à côté de lui, mais sa joie disparaît vite. Il semble remonter à la surface, grâce à elle, et ni une, ni deux, l'étreint vivement. Ce geste tendre et désespéré achève ses soupçons et elle se prépare au pire. Tout bas, la gorge serrée, il lui avoue :
— Maître Torebok n'est plus. Il a accompli sa mission.
Son regard s'égare alors à l'horizon, elle se fige dans ses bras et il ne la lâche pas une seconde. Bientôt, la jeune fille est submergée de larmes et la nuit résonne de ses sanglots. Elle le savait, elle connaissait le plan, mais Veseryn s'était bêtement convaincue que ses amis dénicheraient la solution, le moyen qui sauverait la vie du Nain. Affligée, elle repense à tout ce qu'il s'est passé depuis l'orphelinat. Le stratagème d'Orist pour la tirer de là-bas, sa rencontre avec l'Elfe devant une fontaine de Iovannen où il l'avait poliment saluée, ses paroles froides échangées avec l'Homme qui ne s'était pas présenté, et sa dispute intense avec le Nain qui ne la désirait pas dans la troupe. Le Bosquet des Saules et le Marais Gris, l'arrivée inattendue de Dame Aeryn, et puis son attachement à tous les membres de cette compagnie.
À bien y songer, elle considérait en quelque sorte Duran et Aeryn comme ses parents de substitution, ceux qu'elle n'avait jamais eus, Torebok comme son oncle grincheux mais amusant, et Laerran comme le second oncle silencieux et mystérieux. Orist était son grand-père espiègle qui ne divulguait rien de ses projets. Toute une vie chimérique, une famille rêvée, des ambitions et des espérances anéanties par le destin. Le bébé est sain et sauf et elle n'est pas seule ici. Elle se rassure avec cela.
Sur ce mélange bizarre de peine et d'espoir, de chagrin et désillusion, sûrement sont-ils les deux êtres dans toute cette forteresse qui ne se raviront pas de la destruction de la Source. À cet instant d'incertitude, tout bascule une fois de plus pour Lacia HoldBorg.
Duran tique à l'agitation dans la forteresse. Il s'approche du vide, appuyé sur les vitres de la véranda et fixe les petits hommes qui sprintent d'un bout à l'autre, d'une porte à l'autre. D'ailleurs, tous les battants se ferment, sont barricadés, la panique l'emporte. Il ne comprend pas dans l'immédiat, mais la réalité s'impose à lui dans les dix minutes qui suivent. De l'est, une marée menaçante de torches enflammées se détache de la pénombre. Les troupes ne se sont pas encore positionnées, elles marchent là où d'autres se tenaient plusieurs jours en arrière, mais déjà les remontrances commencent.
Il doit plisser des yeux pour le voir : un Mage Fou se soulève dans l'air et atterrit souplement sur les murs de Lacia HoldBorg ; il transporte deux autres acolytes avec lui qui ne tardent pas à agir. Le premier se transforme en bête géante, une espèce d'ours brun, plus large, aux dents plus longues et acérées, aux griffes plus fines et pointues, qui s'abat violemment sur la populace, ce qui signifie les paysans, les fermiers, les gardes. Et le second est muni de deux épées, il s'évapore en un clin d'œil et se révèle être un Maître de la Vitesse. Des têtes sont coupées, des gorges tranchées. Tout advient en un laps de temps si court. Les Mages Fous frappent le Sud. Encore.
La peur l'assaille comme jamais auparavant. Duran le présage sans mal ; ils ont ressenti la destruction de la Source, ils n'ont plus rien à perdre et tout à gagner dans cette bataille. Les Hommes du Sud seront exterminés. Plus question de sadisme et de cruauté lente. Non. Place à la mort et à l'annihilation. Le Second Siège de Lacia HoldBorg est lancé.
Duran hésite un moment, admirant l'innocence reposée de Veseryn qui s'est endormie. Non, il ne peut la laisser là, et la contraindre à se réveiller dans ce désordre et à se débrouiller seule. Il sait ce qu'il doit faire et il la prendra avec lui. Vivement, il la secoue et si elle grogne au début, elle sursaute et s'éveille d'un coup à un bruit sourd. Le Maître de la Lévitation a propulsé une roche enflammée dans la haute-cour, provoquant un tremblement effrayant de toute la structure de Lacia HoldBorg. Elle n'a pas besoin d'explication et son regard larmoyant l'émeut.
— Vous sentez-vous capable de venir avec moi ?
Elle acquiesce sans une once de réflexion, démontrant une énième fois sa ténacité et sa vaillance de cœur. Il ne saurait dire pourquoi, mais il enserre sa main dans la sienne, non pas pour la réconforter, mais pour se consoler, lui. Ensemble, ils se dirigent aux portes de ses appartements et toquent avec dureté. Pas de réponse. Duran martèle le bois. Pas de réponse. Les gardes ont été convoqués à la bataille, les domestiques ont fui ou sont occupés ailleurs. Ils sont coincés ici. Non, certainement pas ! Il recule et prend de l'élan. Ses épaules se heurtent sans répit au verrou, mais il continue. Veseryn l'aide avec un lourd chandelier qu'elle utilise en guise de bélier de fortune.
Finalement, les portes se fracassent, le verrou saute et Duran trébuche dans le couloir. Pas de temps à gaspiller, ils se ruent vers la Chambre du conseil. Veseryn s'y est rendu à leur premier jour, elle le guide de mémoire. De toute façon, cette salle se situe logiquement en haut du donjon. Ils y déboulent sans une once de discrétion et les dignitaires froncent les sourcils à leur apparition. Quelques-uns pivotent par réflexe vers les gardes qui mettent une main sur le manche de leur épée. Il passe outre et fonce sur eux, s'arrête brusquement, quand toute la tension s'apprête à exploser.
— Vous ne devriez pas rester là, leur dit-il sans préambule. Le Maître de la Lévitation et celui qui se déplace plus vite que notre regard, ils pourraient vous atteindre aisément. En général, les hauts-fonctionnaires et les personnes importantes s'enferment dans le donjon. N'est-il pas ? Votre simple présence ici vous expose à de graves dangers.
— Et qu'attendez-vous de nous, le non-Grand Seigneur ? Que nous allions à notre perte à la basse-cour ? Parmi les fermiers ?
— Non, évidemment que non ! Les femmes et les enfants ? Où les avez-vous envoyés ? Dans les montagnes ?
Les dignitaires s'échangent des regards interdits et Duran est sur le point de leur forcer la main, mais l'un d'eux se justifie :
— Nous redoutons que les Mages Fous les traquent dans les montagnes. Ou qu'ils soient désorientés par les nombreux chemins. Ils ne survivraient pas longtemps.
Duran opine du chef. Ils n'ont pas tort. Mais, Veseryn tire promptement sur sa chemise et il se tourne vers elle, le front plissé et les traits fatigués. Il donne l'impression de lui implorer le silence et la docilité, pour l'instant, mais elle insiste. En susurrant, elle lui admet :
— Dans la cellule de Rae Shakhar, vous étiez torturé et nous sombrions dans le désespoir. Maître Torebok n'a pas cessé de nous ensevelir sous ses anecdotes incompréhensibles, mais je crois que...j'y ai médité souvent depuis notre évasion et je crois que ses clins d'œil malicieux soulignaient un double-sens à ses histoires. Et je crois que...
Elle trépigne d'un pied à l'autre, refusant que les conseillers ou quiconque entendent ce qu'elle soupçonne. Duran se baisse et elle finit sa phrase à son oreille.
— Je crois qu'il nous a confié, à Laerran et à moi, les emplacements des tunnels souterrains des Nains. Par énigmes et par railleries, mais si vous me laissiez vérifier ma déduction, je pourrais localiser le tunnel qui mène de cette forteresse au Royaume Sur Terre. Par la suite, les femmes, les enfants et les infirmes pourraient s'enfoncer les montagnes à l'ouest et remonter au nord.
Duran s'interdit de l'embrasser sur la joue et de bénir l'âme noble de Torebok, mais son sourire soulagé ne trompe personne. Il s'adresse au conseil du roi qui a patienté sans un mot.
— Si vos femmes, vos enfants et vos infirmes étaient en mesure de voyager en secret d'ici au Royaume Sur Terre des Nains sans risque de poursuite, où souhaiteriez-vous qu'ils se rendent ? Chez les Nains ou plus loin ?
Les dignitaires parlent, muets, à coup de grimaces et d'expressions perplexes. Leur porte-parole, celui qui se montre ouvert à la discussion, se questionne sincèrement. Vêtu d'une longue robe rouge, un épais collier d'or au cou, il incarne par son apparence la richesse et l'orgueil du Sud, mais, ses doutes et le simple fait qu'il s'adresse à Duran sans l'insulter ou le renvoyer, prouve qu'il représente également la sagesse et la vertu. Il lui offre une réponse hésitante, remplie d'incertitudes et de peur pour son peuple.
— Dans l'idéal, ce serait fantastique s'ils se réfugiaient chez les Nains et s'ils pouvaient reprendre la route au-delà de l'Agité dans le cas où l'ennemi s'attaquerait également au Royaume Sur Terre. Mais, je présume que vous ne disposez pas d'une telle solution miraculeuse parmi vos atouts, Seigneur Duran.
— Moi non, mais un ami à nous aimait transmettre aux autres son savoir, il aimait prendre soin de ses compagnons sans forcément le crier haut et fort. Il aimait... Il aimait ce monde, même s'il disait le contraire.
Sa voix tremble et il s'efforce de ne plus penser à Torebok.
— Que tous ceux qui ne se battront pas se tiennent prêts à partir. Veseryn, dépêchez-vous. Si votre déduction est correcte, prenez les devants et empruntez les tunnels, conduisez-les en sûreté. Ne vous a-t-il pas raconté des anecdotes inspirées de ses séjours au Royaume Sur Terre ?
Elle hoche de la tête avec vigueur.
— Parfait, vous les répéterez aux gardiens des avant-postes et au Roi Nain en brandissant le nom de notre ami. Cela devrait suffire pour qu'ils vous proposent un abri sécurisé.
— Mais...et les tunnels ? gémit-elle. Torebok me tuerait de vendre ainsi le secret de son peuple.
Non. Duran n'a pas le cœur à lui expliquer que, au contraire, Torebok voudrait qu'elle trahisse ce secret, puisqu'il lui a confié dans ce but précis. Parce qu'il a su qu'un moment aussi terrible adviendrait et il a pris les devants. Dans la noirceur de Rae Shahkar, alors même qu'il ignorait s'il survivrait ou non, il a songé à leur avenir proche et il a fourni à ses amis des moyens de s'en sortir, dans l'hypothèse où il ne pourrait pas les protéger lui-même.
— Les Nains en construiront d'autres, peste Duran. Ne vous tourmentez pas pour si peu. La guerre exige des sacrifices. S'ils ne viennent pas en aide aux Hommes du Sud, ils pourront au moins secourir les plus faibles en autorisant l'accès à leurs tunnels.
Veseryn fait volte-face, dorénavant animée par un unique but, mais Duran lui attrape le poignet et la fait valser jusque dans ses bras. Il la serre fort, lui baise le front et elle en pleurerait presque. Faites attention, des mots identiques qu'ils s'exclament en même temps dans leurs regards déchirés. Puis, la revoilà à se précipiter dans les dédales de la forteresse, en direction du plein sud, là où, au croisement de la forteresse et des Montagnes Inexplorées, se dissimulerait l'entrée secrète des tunnels des Nains.
Tous ne peuvent refouler cette foi plus ou moins assumée qu'ils placent sur le dos de cette jeune fille. Les conseillers recommencent avec leur conversation chuchotée, certains s'éloignent dans un recoin de la salle pour discuter à voix basse. Duran est figé vers les portes où Veseryn s'est rué. Il ne se pardonnerait jamais s'il lui arrivait malheur. Jamais. Le cœur piégé dans un étau douloureux, il se retourne et croise l'attention toute particulière des dignitaires posée sur lui.
Il ne les interroge pas et leur porte-parole, répondant au nom de Vagar le Juste, lui énonce leurs pistes de stratégies. Il en discerne la raison : de leur point de vue, il provient d'une nation constamment en guerre avec ses voisins et proche de l'Enclave Nord-Est, bien plus que les Hommes du Sud en tout cas, et par extension, il devrait être capable de prendre les bonnes décisions dans ces circonstances. Il s'agit d'un aveu d'échec, d'un genou à terre, d'excuses et d'un appel à l'union de toute urgence. Duran ne s'en détourne pas, loin d'être revanchard envers le piètre traitement qu'il a reçu ici.
— Rien ne fonctionnerait contre cette attaque, clame-t-il sobrement. Aucune tactique ne sauverait à coup sûr votre peuple. Bien entendu, notre unique chance de survie réside dans l'élimination totale des Mages Fous. Vous pourrez défendre la forteresse contre des sauvages, même s'ils vous assaillent avec des catapultes et des flèches enflammées. En revanche, les Mages Fous perceront la moindre de vos défenses. Il faut les abattre. Concentrez-vous là-dessus.
— Oui, nous y avons pensé, évidemment, marmonne un certain Féoré, et nos soldats doivent déjà être en train de s'acharner sur eux. Mais écoutez les bruits sourds, les fracas de notre roche. Comment tuer un homme plus rapide que tout ? Comment tuer un homme qui peut s'enfuir dans les airs ? Et la bête, Seigneur Duran, comment tuer une bête dont la peau est plus dure que tous les aciers et les cuirs du monde ?
Étonnamment, les légendes raconteront que, dans la tourmente de ce présent, Duran songe à ses compagnons, à ce que, eux, ils auraient fait à sa place. Il dresse des orbes illuminés par l'aversion et le dégoût sur le conseil, déterminés et audacieux, et il paraît que les dignitaires auraient été rapetissés par tant de prestance.
— La puissance de l'unité, mes Seigneurs, c'est par la puissance de l'unité que vous vous débarrasserez de ces monstres. Pour la bête, j'ai une idée. En ce qui concerne, le rapide, il doit être ralenti. Par une diversion. Par un subterfuge. Par un appât. Quelque chose qui le déconcentrerait tellement qu'il s'arrêterait de courir. Quant au Maître de la Lévitation, je ne sais pas, contentez-vous de dégoter un angle de tir qu'il n'anticipera pas et par conséquent, une flèche qu'il ne stoppera pas.
Plus facile à dire qu'à faire, phrase qui danse dans tous les esprits, mais ils lui donnent raison. Sans meilleur plan, moins bancal, ils prennent note avec humilité de sa suggestion afin d'assassiner la bête. Vagar en relâche ses traits tendus et tape brutalement dans ses mains, sonnant l'heure de la bataille.
— Nous participerons ! proclame-t-il. Gardes, allez quérir des armures pour vos Seigneurs et n'en oubliez pas une pour Duran.
Les gardes s'activent et la pâleur comble les joues de certains dignitaires. Tous ne veulent pas se battre, cela ne dupe personne et Vagar ne les force pas avec un long discours encourageant. Il ignore la peur et descendra à la bataille avec ceux qui le talonneront. Un point, c'est tout. À cet instant, Veseryn bouscule les portes de la Chambre, aveuglée par son empressement. Elle se masse l'épaule et essoufflée, se plante face à eux. Duran réussit à mieux respirer, tout d'un coup.
— J'ai trouvé le passage.
Vagar la félicite chaudement et fait signe à un des gardes encore présents de l'escorter dans les salles du sud, là où sont entassés femmes, enfants et infirmes. Il ordonne à ce que tous les soldats disponibles là-bas se déplacent au nord de la forteresse et combattent pour leur salut, à l'exception d'une dizaine d'hommes qui les accompagneront dans les tunnels. La seconde séparation de Veseryn et de Duran est teintée d'une angoisse identique. Cette fois, ils ne s'enlacent pas et se regardent à peine, de peur qu'ils ne puissent pas se dire adieu.
— Si elle revient vivante, annonce un dignitaire trapu et barbu, Kiel, nous la sacrerons Grande Dame du Sud et elle croulera sous les honneurs.
Duran se souvient alors des paroles de la Dame Aeryn, au sujet de ce noble futur qui attendait la jeune fille. Il estimait que ces mots visaient uniquement à la consoler et à la motiver, mais il entrevoit présentement cet illustre avenir pour elle. Subitement, son corps effectue un sursaut inconscient qui fait hoqueter quelques dignitaires. Féoré le Prospère s'avance vers lui, le voyant submergé par ses pensées. Il se mordille la lèvre inférieure, se demandant s'il peut ou non formuler son idée aux conseillers. Après tout, celle-ci germe lentement et il n'est pas certain que cela aboutirait à quoi que ce soit d'utile ou de bien. Il se tient sous une menace périlleuse ; au moindre faux pas, ces hommes pourraient l'accuser de trahison et commander sa mort ou son emprisonnement. Il ne cherche pas à leur attester de sa valeur ou à enterrer le passé compliqué entre leurs deux peuples. Il n'oeuvre que pour la survie de ce monde, de ces innocents. Rien ne l'importe davantage.
— Je me dis que...
Il soupire, mais Vagar l'invite à poursuivre, hochant promptement de la tête.
— Peut-être qu'il y a un moyen fiable pour attirer le Maître de la Célérité dans un piège, comme pour la bête, mais nous avons besoin d'un appât convaincant.
— Développez, développez, ne soyez pas timide ! Vous avez affronté les Mages Fous bien plus que nous, allez ! s'écrie un Hakon, hystérique au possible.
— Eh bien, ils sont dominés par leur rage et renonceront à faire durer leur plaisir, mais ils demeurent des sadiques et nous pouvons user de cela à notre avantage. Faites courir le bruit que vos plus faibles sont sur le point de fuir dans les montagnes, à l'opposé des tunnels des Nains. Cela peut être dangereux pour vos hommes, je vous préviens. En générant un éboulement quelque part dans les montagnes, il sera interrompu et rebroussera vite chemin. Durant ce très bref laps de temps, il faudra créer un autre éboulement, à l'entrée des montagnes. Avec sa rapidité, il pourrait enlever les pierres sur son chemin en moins d'une minute. Vos hommes devront jeter un troisième et dernier explosif, juste avant le second éboulement pour qu'il explose là-dedans. Ils surveilleront l'entrée, au cas où il échappe à l'explosion, et ils essaieront à nouveau de le tuer. Dans le cas où ce plan échouerait, nous en fomenterons un autre.
Les conseillers se taisent et admirent le sol, même le garde posté à la porte n'ose pas se racler la gorge. Duran note le malaise dans l'instant. Quelle faute ai-je commise ? Veseryn pourra fuir avec les rescapés du second siège et le Mage Fou se perdra dans les Montagnes Inexplorées, et non dans les tunnels des Nains. Cela pourrait fonctionner. Vagar lui exprime un regard empli de modestie et de gratitude.
— Je vous veux Ambassadeur dès la fin de cette foutue guerre, c'est compris ?
— Je comptais plutôt voyager au nord et me fabriquer une maisonnette sur les berges des Ondins, réplique Duran avec une franchise désarmante.
Les dignitaires le toisent de haut en bas, impossible pour eux d'imaginer un tel soldat dans sa cabane près des Lacs des Ondins. Vagar explose d'un rire gras et sincère, et leurs plans se mettent peu à peu en place. Ils ne se hâtent pas, réclament des nouvelles de l'extérieur et agissent en accord avec ces nouvelles informations. Peu importe où ils se déplacent à travers Lacia HoldBorg, il ne fait plus aucun doute que le nordiste s'est joint au conseil du Roi et tous les gardes et les citadins le respectent avec d'amples révérences. On leur rapporte que les plus faibles se sont volatilisés. Veseryn aurait insisté pour que seules les personnes concernées ne puissent s'approcher de l'emplacement exact des tunnels. Quand les gardes sont retournés là où ils avaient laissé leurs gens, ils n'étaient plus là. Duran ricane et leur promet qu'ils ont franchi le passage secret, autrement ils seraient tombés sur une rivière de cadavres.
Apparemment, le Maître de la Lévitation voltige de tour en tour, se juchant dans les hauteurs de la forteresse dans le but évident de rendre plus ardus les tirs des archers qui ne parviennent jamais à viser assez bien ou assez vite pour le surprendre. La bête ravage le marché et les conseillers listent tout le nécessaire à la préparation du plan de Duran. Quant au Maître de la Vitesse, il apparaît à des lieux différents à chaque cinq minutes environ. Il bouge sans repos, ne s'immobilise pas plus de deux secondes et ce n'est guère suffisant pour le tuer. Au-dehors, les sauvages ont terminé leur marche funèbre et ont ancré les catapultes. Ils n'envoient pas de roche, patientant pour les ordres des Mages Fous. Tous suspectent que d'autres détenteurs de magie noire couvrent les arrières de ces trois-là, au cas où ils seraient vaincus.
Le Second Siège de Lacia HoldBorg ne fait que commencer.
Les dignitaires gagnent l'armurerie au pas de course. Comme promis, une tenue complète est tendue à Duran. Il l'examine sans volonté de jugement, mais celle-ci ne le protégerait pas longtemps. Un coup d'œil dans la pièce lui permet de conclure que le conseil ne bénéficie pas de meilleurs avantages. À vrai dire, il apparaît que les équipements performants ont tous été utilisés, sont portés par les soldats ou gisent avec leurs cadavres. Ils se contenteront des restes. Les divers plans passent d'oreille en oreille, l'on évite soigneusement les zones à risques. Tous ceux qui sont choisis pour traiter la menace du Mage Fou à la vitesse délirante empruntent des chemins intérieurs, le donjon est barricadé et tous font le maximum pour que le haut de la forteresse ne soit pas prise. Ils se faufilent dans des dédales étroits où les domestiques sont repliés contre les murs ci et là ou courent avec affolement en poussant des cris effrayés. Pour les autres qui s'occupent de la bête, ils se séparent en deux groupes distincts, entre ceux qui prépareront le piège et ceux qui la surveillent. D'autres doivent à tout prix flairer le point faible du Maître de la Lévitation et se répartissent parmi les allées extérieures, esquivant des chariots, meubles et corps volant dans les airs.
Duran se porte volontaire pour étudier le cas du Maître de la Lévitation. Il en a tué un, auparavant. Il peut recommencer. Les dignitaires lui souhaitent bonne chance. Lui-même leur retourne la politesse et il ralentit devant les portes scellées du donjon. Les gardes sont interdits devant lui. Doivent-ils lui ouvrir ou non ? Il ne voit pas leur confusion et ferme les yeux. Il ne s'agenouille pas en position de prière, mais pose une main sur son torse et en silence, se coupant de tous les bruits alentours, le délicat visage de son épouse se dessine dans son esprit. Il la perçoit encore mieux que si elle se tenait là, face à lui. Dans ses bras, sa petite fille rit aux éclats, sa chevelure de flammes, héritée de sa mère, gigote à ses soubresauts de gaieté. C'est pour elles qu'il se bat. Pour tous les partis trop tôt qui auraient dus jouir d'une vie magnifique, privés de ce bonheur par le funeste destin.
Il achève sa prière sans un mot et reprend sa progression. Les gardes ne commentent pas, ne lui disent absolument rien et poussent les portes avant de les refermer brusquement. Duran se confronte à l'extérieur pour la première fois. La nuit a été dérangée par l'ennemi, voilà des heures que leurs torches ont pointé à l'horizon. Rajouter à cela l'installation des sauvages au pied de la forteresse, le chaos causé par les trois Mages Fous, la ridicule évasion de sa chambre-prison, toutes les conversations avec le conseil, la fuite des plus faibles ; le jour a percé le ciel, le zénith s'est présenté récemment. Le Sud se heurte à leur première journée de siège, avec le lent déclin du soleil.
Duran fonce tout de suite vers la basse-cour, mais il dévie en toute hâte vers les remparts. Sur son chemin, une poigne de fer serre tout à coup son plastron et le tire en arrière. Il s'avère que ce soldat vient probablement de lui sauver la vie, puisque, tout près, le Maître de la Vitesse engendre un massacre horrifiant. En moins d'un clignement de paupière, trois jambes ont été arrachées de corps, quatre gorges égorgées et deux têtes roulent jusqu'à lui. Le poing sur la bouche, s'empêchant de vomir, il s'élance malgré tout sur la place, incapable de résister à cette vue, mais le Mage Fou s'est déjà envolé pour d'autres tueries.
— Heureusement, il ne tue pas tout ce qui bouge ou tout ce qu'il croise, le renseigne le soldat. Plusieurs minutes peuvent s'écouler sans que sa présence ne soit détectée. Celui-ci obéit toujours à son sadisme.
— Heureusement ? répète Duran, ahuri.
— Vous savez, mon Seigneur, dans ces moments-là, nous nous réjouissons de toutes nos chances, même les plus minuscules et pittoresques.
Duran ne reverra plus cet homme. Peut-être a-t-il péri dans le siège, ou peut-être leurs routes ne sont-elles pas vouées à se mêler à nouveau. Il se joint enfin aux remparts ; de loin, tout à l'ouest, il discerne le Maître de la Lévitation, ainsi que des ombres. Il fait entrer des sauvages par les airs dans la forteresse. La plupart sont accueillis par des flèches ou des coups d'épée et meurent dans les cinq minutes suivant leur arrivée, mais le sens caché de cette tactique s'illustre bientôt. De l'autre côté des murs d'onyx, l'armée mortelle a eu tout le temps et le loisir de hisser d'immenses échelles, si hautes et larges qu'il n'en croit pas ses yeux. Quand les ont-ils construites ? Chaque soldat posté en hauteur dégaine leurs lames et se positionne sur leurs appuis. La peur ne persiste plus en eux, ils l'ont domptée et se fichent de trépasser aujourd'hui et dans ces circonstances. Une puissante union les incite tous à se défendre, bec et ongles, ils renoncent à la fuite et à la couardise, résolus à refuser la victoire au mal.
L'après-midi, sous un terrible soleil, en sueur et sans grand espoir de survie, se traduit en affrontements brutaux et barbares. Les soldats des remparts finissent couverts de sang, le leur ou celui de l'ennemi, ils sont épuisés et donnent des coups au hasard, presque aussi bestiaux que la créature qui s'en prend désormais aux quartiers des servantes où se sont rassemblés deux régiments entiers pour l'abattre. En vain. Par chance, elle n'en tue pas autant qu'elle le voudrait. Ils l'occupent. Duran frappe les sauvages, les bouscule, secoue les échelles, verse de l'huile bouillante que des jeunes gens, ceux qui ne connaissent pas le maniement des armes mais qui n'ont pas fui par loyauté, lui apportent avec une précaution minutieuse. Il se brûle l'index droit et une parcelle de peau de son poignet, et il ne réagit pas.
Les chants accentueront l'admiration des Hommes du Sud pour le Prince des Rivières Blanches ; il recevra d'ailleurs ce nouveau titre, car les poètes l'apprécieront beaucoup. Ou bien, certains le nommèrent Duran le Dévoué, le Serviteur Prodige des Rivières Blanches. De nombreux surnoms se glisseront dans les légendes et les éloges ne tariront jamais sur ses exploits de ce jour-là. Bien sûr, il rappellera souvent que, comme d'autres avec lui sur les remparts, il ne faisait rien de plus que survivre, mais, après une telle guerre, il fallait ériger des héros et il remplissait tous les critères.
Toute la nuit, en tout cas pour les soldats des hauts remparts, se dédie uniquement à cette riposte virulente et déterminée contre les sauvages. Ces derniers montent d'un niveau leurs offensives et ne réservent plus leurs gros rochers pour plus tard. Les catapultes s'actionnent les unes après les autres, la basse-cour est peu à peu abandonnée, l'on se réfugie aux étages supérieurs. Duran devient Capitaine la minute qui suit cinq heures du matin. Il le sait et s'en souvient encore, parce que leurs adversaires peinaient à replacer les échelles et à grimper tout en étant visés par les archers du Sud, et il s'accroupit pour reprendre son souffle et ses esprits. Soudainement, le clocher de Lacia HoldBorg résonne et les coups bruyants font vibrer ses tympans. Les soldats autour de lui paniquent et il se redresse, soupirant.
— Je ne pourrais pas me reposer une minute, marmonne-t-il avant de parler plus fort. Que se passe-t-il encore ?
— Prince ! Le Capitaine de l'aile ouest vient de tomber. Il a reçu une hachette en plein front et a dégringolé jusqu'en bas. Les sauvages l'ont piétiné comme si de rien n'était ! Que faisons-nous, Altesse des Rivières Blanches ?
Duran se pince l'arête du nez à cet entêtement à le nommer ainsi et rétorque :
— Qu'importe ? Vous n'avez besoin de personne, d'aucun ordre pour défendre ces remparts.
Or, les soldats ne semblent pas satisfaits, loin de là. Il pivote, jetant un œil aux progrès de l'ennemi en contrebas, et c'est là qu'une voix émerge et recouvre le vacarme ambiant :
— Vous avez été entraîné à la guerre, vous avez déjà combattu des Mages Fous et des sauvages sur votre route, vous êtes noble et juste. Devenez notre Capitaine.
Il secoue la tête avec vigueur, mais des clameurs font écho à cette suggestion.
— Au moins pour cette nuit, supplie le soldat.
En fin de compte, il endossera ce rôle jusqu'à la fin du siège. Son rôle s'étendra des remparts à tout le secteur ouest de la forteresse, ce qui inclut les habitats, la forge, la grand-place, et la fontaine du Roi. En tant que Capitaine, il effectuera la liaison avec ses homologues des autres aires. Il organisera la défense et tentera à plusieurs reprises des contre-attaques. Elles n'échoueront pas toutes, ou ne seront pas toutes inutiles. En effet, durant des heures et des heures, s'éternisant sur tout un après-midi, une nuit dans son intégralité, et une journée à inventer des stratégies plus farfelues les unes que les autres, son imagination était devenue connue et respectée de tous. Duran a largement sous-estimé la puissance de son enseignement aux Rivières Blanches, lui qui se fascinait plutôt pour la diplomatie et la politique pure, et moins pour la guerre. La plupart de ses ruses leur ont offert du temps et du répit, mais ne seraient pas venues à bout de l'ennemi ; d'autres se sont soldées en franc succès, les débarrassant de quelques dizaines d'adversaires en un coup bien pensé.
Au cours de la deuxième journée du siège, lorsque ses hommes à l'ouest ont contraint le Maître de la Lévitation à fuir vers le nord et malheureusement vers le donjon qui s'est métamorphosé en infirmerie, un messager parvient à Duran. Celui-ci se bat sous un soleil défaillant. Il a défendu ces remparts plus de vingt-quatre heures. Il est exténué, titubant, saletés et sang séché lui collent à la peau, son armure ne brille plus, et il a l'air déboussolé par moments, à l'image de tous les soldats. Quelques-uns ont perdu connaissance plus tôt et depuis midi environ, sous le joug des rayons chauds et lourds, ses effectifs ont été réduits d'un cinquième à cause des températures. Les évanouis ont été traînés à l'écart et il arrive parfois que des bottes ou des mains soient écrasées dans la précipitation.
— Capitaine !
Duran fait volte-face par réflexe, habitué à ce titre-là qui lui convient assez bien. Le messager ne l'identifie pas, de par la crasse et les croûtes rouges, marronnasses, un peu partout sur lui, mais il délivre son message à la seule personne qui se retourne vers lui.
— Capitaine, des nouvelles de l'académie. La bête y a été conduite, comme convenu, et le piège a parfaitement fonctionné. Le Mage Fou n'a rien vu, il s'est avancé sous l'arche étroite et la guillotine l'a scindé en deux. Nous avons brûlé les morceaux, par prudence.
— Qu'en est-il du rapide ? Il ne nous a pas rendu visite.
Là, le messager grimace.
— Il y a une raison à cela, Capitaine. Toujours selon le plan, il a été berné et amené sous les montagnes et notre spécialiste en déflagrations a confectionné les meilleurs explosifs qui soient, mais cela n'a pas suffi. Nous ignorons comment, mais il a survécu. Seulement, son Éminence, le Seigneur Vagar, s'est empressée de lire les cartes des Montagnes Inexplorées, dans le cas où le Mage Fou ne périrait pas et il a ordonné l'installation de poudres supplémentaires...
— Et donc ?
Duran ressent sa réticence à terminer son discours, cela ne lui plaît pas.
— Son Éminence a insisté pour déclencher lui-même le dernier explosif, celui que le Mage Fou devait éviter s'il souhaitait s'extirper pour de bon des Montagnes Inexplorées. Il a affirmé que, si ce scélérat leur échappait à cet ultime essai, il ne pourrait plus se regarder dans un miroir et il préférerait se sacrifier plutôt que de subir son échec.
— Il n'est plus, déduit Duran. Le Mage Fou ?
— Mort aussi, Capitaine. Paix à son Éminence, son trépas n'aura été vain.
Plus qu'un, se dit Duran. Il ne réussit pas à éprouver du chagrin ou de la compassion pour le Seigneur Vagar, parce qu'il ne songe qu'à la guerre, qu'à Lacia HoldBorg et rien d'autre ne lui importe. Il incarne des cheveux aux orteils ce guerrier dépourvu d'intérêts personnels que les Hommes du Sud espéraient. Quelquefois, ses pensées dérivent sur ses compagnons. Pour qui devrait-il le plus s'angoisser ? Veseryn qui marche sous des tunnels sans aide, son courage pour motivation, et qui guide la moitié de tout un peuple, portant leur fardeau sur ses frêles épaules ? Laerran qui chevauche dans le monde entier, s'exposant à un grand péril et qui attire le mal avec sa Lumière ? Ou Merialeth et Aeryn qui, après avoir dit adieu à leur vaillant Torebok, se rapprochent inexorablement de l'Obscurité à son état le plus terrible, qui ne tarderont pas à voir Morra Narbethec de près ? Par ailleurs, ont-ils tous survécu ? Ont-ils péri et l'ignore-t-il ? Peut-être qu'ils sont tous morts. Peut-être qu'il ne reste plus que lui. Il ne le saura pas de sitôt et choisit de croire qu'ils poursuivent tous leur objectif.
La deuxième nuit est dévorée par le temps, les soldats s'épuisent et les sauvages, à force de tomber des échelles, de se relever, de se battre, de soigner leurs blessés, finissent également par proclamer une pause. Mais pas le Mage Fou. Il lévite jusqu'à l'aile ouest, ayant bien compris qu'un ennemi de taille s'y trouvait. Les hommes de Duran ne soufflent pas, saisissent leurs armes et lancent tout ce qu'ils peuvent ramasser à leur portée. Ils dressent leurs boucliers, esquivant les projectiles de cette ordure, qui s'amuse à les faire voler dans tous les sens. Il prend particulièrement plaisir à les propulser dans le vide, côté externe, et leurs adversaires sont toujours prêts à les accueillir s'ils ne se transforment pas en bouillie à l'atterrissage.
Duran est projeté par-delà les remparts et roule dans la basse-cour, s'éclaboussant de sang et se cognant à des cadavres. C'est à cet instant que le Seigneur Féoré débarque en courant, escorté par ses hommes. Il lui tend la main pour le hisser sur ses jambes. La chute l'a privé de sa voix et penché, il pointe les hauteurs en guise d'explication. Le dignitaire aperçoit le Maître de la Lévitation et s'entame alors la lutte la plus longue et épouvantable de tous les combats de ce siège.
Au total, plus de deux cents soldats et volontaires auront été unis contre ce scélérat, et quatre-vingt-trois d'entre eux auront été tués par lui, et il leur aura fallu cinq heures. Cinq heures de désespoir, de colère et de concentration intense. Cinq heures pendant lesquelles le Sud se dévoua corps et âme à la traque et à l'élimination de ce Mage Fou, tandis que les sauvages sortaient de leur silence momentané et réitéraient leurs assauts. Toutefois, nul ne peut survivre en croulant sous des douzaines et des douzaines de flèches, de haches, d'épées et de glaives envoyés dans sa direction. Il se retrouve pendu par l'épaule à l'une des plus hautes tourelles, le cadavre fendu de six différents aciers.
Un cri de victoire parcourt les troupes et se répand dans tout Lacia HoldBorg. Voilà cinq jours que la troupe s'est divisée, deux jours complets que Torebok a disparu et a emporté la Source avec lui et les trois Mages Fous ne menaceront plus le siège. Les Hommes du Sud célèbrent avec joie et l'espoir renaît, telle une flamme impitoyable qui brûlera vive les sauvages.
Et pourtant... Duran analyse l'horizon, se focalisant sur les régiments patientant au pied de la forteresse, et il se fige. Les braillements joyeux, les ricanements méchants et les insultes balancées en contrebas sonnent faux à ses oreilles et il comprend vite pourquoi.
Des rangs ennemis, une haie d'honneur se forme et laisse entrevoir un homme confiant dans son avancée. Il se plante devant les portes, poing serré et il frappe une première fois. Duran le voit faire, ahuri. Les murs d'onyx en tremblent, ce qui calme immédiatement les Hommes du Sud. Ils se courbent aux remparts et cherchent la cause de ce désordre. Le Maître de la Force frappe une deuxième fois. Les battants se fissurent. Ils céderont. Duran réagit le premier. Il cherche son épée, mais il l'a perdue au cours de leur combat contre Lévitation. Une flèche gît dans l'eau ensanglantée. Il l'a saisie, empoigne l'arc d'un soldat à côté de lui. Un troisième coup confirme son angoisse. L'Impénétrable se fissure. Il bande et tire, mais ne touche que son épaule, à la jonction de son cou. Rien qui ne tue le scélérat ou l'empêchera de se battre plus tard.
— Tous aux portes ! Tous aux portes !
Trop tard, songe Duran. Les portes volent en éclats et les soldats cueillent les sauvages avec un regain de détermination, bien que leur minable victoire contre les trois précédents Mages Fous ne les ravisse plus. Subitement, à l'autre bout des lignes de l'ennemi, des minuscules lumières apparaissent. Vertes en majorité. Quelques-unes brillent d'un bleu éclatant et d'autres d'un violet sombre. Il reste planté face à cette nouveauté et comprend vite que leurs adversaires détiennent un Maître de l'Alchimie. Dans les minutes qui viennent, tandis que les hordes de sauvageons empiètent sur le territoire des Hommes libres, des fioles grosses comme des poings serrés s'élèvent dans le ciel et s'explosent contre les remparts, ou parviennent jusque dans la basse-cour.
Les vertes répandent une odeur âcre qui pique les yeux et les narines, et déboussole le plus concentré des soldats. Les sauvageons sont préparés et portent tous des tissus imbibés d'un étrange liquide odorant pour se protéger contre les vapeurs. Des larmes incontrôlables roulent sur les joues des Hommes et ils peinent à se défendre contre leurs adversaires, puisqu'ils voient mal et ont tout de suite l'envie de vomir. Les fioles de couleur bleu éclatent en une simple déflagration qui suffit à les blesser mortellement, selon l'endroit où elles tombent – elles tuent ennemis comme alliés, d'ailleurs. Enfin, les violettes se dispersent en étincelles hautement inflammables et se transforment vite en feu ardent, qui se nourrit semble-t-il des cadavres et du sang pour se propager.
Comme si la lourdeur de leurs âmes n'était pas assez conséquente, le Maître du Ciel, qui s'amusait auparavant à recouvrir le plafond voûté d'orages et de ténèbres, apprécie les effets de la chaleur naturelle du Sud sur les soldats qui, même s'ils y sont habitués, étouffent et suffoquent sous l'effort et leurs armures contraignantes. Il décide donc d'amener les rayons du soleil directement à eux. Ils en ressentent tous la touffeur et la moiteur en un claquement de doigts, ils croient mourir sur-le-champ, dévorés par les flammes du ciel et celles sur terre libérées par les fioles violettes. Comment se concentrer dans son combat, quand tout désoriente et alourdit ? Quand les espoirs sont perdus entre la pluie de fioles lumineuses et les cadavres de leurs amis sur les pavés inondés de leur sang ?
Cette vicieuse attaque advient à l'aube. Une troisième aube de siège et Duran se rend compte à cette seconde précise que le Second Siège de Lacia HoldBorg durera longtemps et que les batailles s'enchaîneront, que les morts s'empileront et que cet endroit regorgera de terreur pour des décennies. La triste scène de malheurs démesurés. Il félicite mentalement Torebok pour avoir confié l'emplacement des tunnels à Veseryn et celle-ci d'en avoir percé les secrets. Il se réjouit de la savoir loin et même si elle est effrayée, solitaire et désemparée, il se sent apaisé à son éloignement. Il contemple la mort, la salue sans crainte et ne protesterait pas à ce qu'elle le prenne dans ses bras.
Les sauvageons engloutissent toute la basse-cour et les Capitaines ordonnent le repli immédiat des troupes restantes à l'étage supérieur. Et s'ils s'évertuent à bloquer l'accès, ils abandonnent vite et ne se fatiguent pas pour rien, car le Maître de la Force chamboule tout sur son passage. Toutefois, il s'agit d'un homme confiant et méprisant. Sans crier gare, pris dans un passage resserré d'une rue de la forteresse, Duran plaqué contre un mur par trois adversaires, une voix s'élève.
— Couard ! Lâche ! Se cacher derrière sa force et se battre à distance ! Couard ! Lâche ! J'aurais honte de porter un tel pouvoir et de m'en servir à peine, couard ! Si tu le mérites, si tu ne me crains pas, affronte-moi en combat singulier !
Et Féoré n'attend pas la réponse du Maître de la Force. Il le charge sans une once d'hésitation. Au début, les sauvages ignorent s'ils doivent l'arrêter, l'abattre ou le laisser à son maître. L'infâme créature puissante jubile de cette provocation, trop sûr de le vaincre, et il l'autorise à foncer droit sur lui. Dans toute sa bravoure, Féoré n'a pas l'occasion de le toucher. Il reçoit un coup de massue si vif qu'il est écrasé au sol. Autour de son faible corps mortel, les pavés se fracassent et la citadelle le pleure déjà. Ses hommes hurlent de colère et s'élancent à leur tour pour venger leur Seigneur. Duran profite du chaos pour se délivrer et tue les trois sauvageons sur lui. Mais, il recherche le conseiller d'un regard attristé.
Le Maître de la Force rit et n'avance pas, bien décidé à rester à l'écart, à attendre ses semblables, utilisant ses sbires pour faire son combat. Il tourne même le dos au carnage l'espace d'un instant pour regarder les remparts brisés, là où les sauvages se heurtent encore pour entrer, où l'Alchimiste arrive, jonglant avec ses fioles. Le Maître du Ciel ne marchera pas sur la forteresse. Il se complaira sous sa tente en écoutant les cris et les pleurs. Duran hésite. Doit-il venger Féoré ? Ou au-delà de la vengeance, doit-il s'attaquer à l'immondice à quelques pas de lui, qui est une menace sans nom pour Lacia HoldBorg à cause de sa force inhumaine ? C'est en se posant la question, débordé par la foule de traîtres à massacrer sur son passage, qu'une ombre se hisse des pavés, épée en main, et s'époumonant en un cri de guerre, il plonge sa lame au tréfonds du dos gras du Maître de la Force.
Féoré recule pour mieux lui transpercer la cervelle, cette fois-ci. Le Maître de l'Air ne peut crier, ne peut se protéger, ne peut se sauver. Il chute raide mort et dans sa force, il rompt les pavés sous ses pieds, créant une fissure qui s'ouvre jusqu'aux remparts. Cela désarçonne les traîtres et les Hommes libres saisissent cette chance de les éliminer vite et bien. Duran accourt aussitôt auprès du conseiller, qui ne voulait pas se battre avec Vagar, mais qui s'est rallié à sa volonté par pure loyauté. D'autres de ses fidèles égorgent les sauvages pour se frayer un chemin jusqu'à lui.
— Mon Seigneur, souffle Duran à son côté.
— Oui ! crie alors Féoré. Oui, mes amis, je me sens bien ! Je me sens vivant ! Je suis vivant ! Lacia HoldBorg n'est pas tombée et elle ne tombera pas, tant qu'il y aura des fous pour la défendre ! Oui à l'aube rouge ! Oui à la mort ! Oui au peuple des Hommes ! Et oui à notre beau monde délivré des Mages Fous et de leur corruption !
Cela produit l'effet escompté chez ses hommes qui répètent ses cris en échos dans toute la forteresse et les mots se murmurent dans tous les cœurs, s'entendent sur toutes les bouches et la fatigue s'amenuise pour laisser place à la bravoure des Hommes. Duran et Féoré remontent tous deux, épée contre épée, vers les soldats qui malmènent encore les hordes de sauvages. Ceux-ci ne réussissent pas à percer un passage vers les étages supérieurs, là où ils pensent que les femmes, enfants et infirmes se dissimulent dans quelques pièces secrètes, ou vers les Montagnes Inexplorées, mais c'est trop tard pour leur porter ce coup fatal.
Et puis, aux cris répond le vent de l'espoir. Un cor. Un cor retentit par-delà la forteresse, par-delà les remparts, par-delà les troupes de l'ennemi et par-delà les tentes et les pruniers brûlés. Les sauvages et les traîtres blêmissent d'autant plus et l'Alchimiste se fige dans la basse-cour. Duran empoigne vivement les épaules de Féoré et d'un soldat à côté de lui, la joie et le soulagement renaissant en un torrent insatiable en lui. Il reconnaît ce cor. Il l'a déjà entendu.
Le cor des Arbres d'Argent. Duran délaisse momentanément les soldats pour grimper plus haut, avoir une meilleure vue. Sur l'une des deux tourelles est de Lacia HoldBorg, un vent réconfortant se glisse enfin dans ses mèches sales et ensanglantées, pendant que des nuages colériques recouvrent le soleil étouffant du Sud. Il ne faut pas longtemps pour que le ciel ne change plus, signe que le Mage Fou caché sous sa tente est en fuite ou mort. Il plisse les yeux et voit s'approcher une armée d'une blancheur éclatante. Tout à son devant, un Elfe trône sur un cheval immense et splendide, et les diamants sur sa tête chassent l'Obscurité. Laerran a porté le message d'espoir et son père n'a pas abandonné les Hommes à leur sort. Le Roi Faerran leur prête main-forte.
Et alors même que ses yeux s'humidifient de gratitude pour son ami, et pour le père de cet ami cher, un second cor résonne à l'est. Duran se tourne promptement et distingue avec clarté les armures lourdes et les chars de guerre des Nains. Le Royaume sur Terre se joint à eux. Féoré et tous les autres conseillers et tous les autres Capitaines entament un chant de rassemblement et appellent à redescendre vers la basse-cour pour en expulser l'ennemi. D'autres Mages Fous interviendront sûrement et les trois races connaîtront de graves pertes, mais Lacia HoldBorg ne tombera pas.
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