Iovannen, la Grande

Ma jument au pas, nous franchissons plusieurs cours d'eau et contournons par l'est le dense labyrinthe d'arbres qui entoure Iovannen. Je laisse la magie qui habite ces hauts troncs m'effleurer, mais je ne parviens pas à déterminer si nous sommes les bienvenus, ou non. Nous ne pénétrons pas sur le territoire des Elfes, pas entièrement. Nous ne nous en écartons pas et nous nous contentons de prendre la direction d'une arche par laquelle je connais un passage secret pour traverser et grimper sur le flanc de la montagne. 

Ma belle et intrépide monture comprend tout de mes choix et elle se dirige, presque sans que je ne tienne les rênes, droit vers l'arche. Elle ne s'y est jamais aventurée par le passé et pourtant, elle longe le sentier étroit qui y mène. La magie éthérée des Elfes l'attire, elle lui murmure aux oreilles et elle écoute. Ils peuvent charmer les animaux, aussi bien que les êtres mortels. Rien n'y fait, mon cœur ne flanche pas à leurs doux enchantements. Ici, bien que leur pouvoir ne me protégerait pas en cas d'attaque, je baisse quelque peu ma garde. Nulle créature de l'ennemi ne se risquerait à me pourchasser si près des frontières. Ou du moins, je le crois.

Les chants des oiseaux s'élèvent parmi les feuillages, ils s'envolent, tournoient dans les airs en une danse dont ils préservent le secret. Des écureuils observent et à l'apparition d'une intruse, ils s'enfoncent davantage dans la forêt. Le vent porte toutes les odeurs de la nature – les fleurs de part et d'autre du sentier, le bois des arbres, le parfum de la verdure, la senteur pure de l'eau et celle plus discrète des poissons, et nous pourrions même deviner quel animal est passé par là, récemment. 

Je desserre totalement ma prise sur les rênes et descends de la selle sans que ma jument ne s'arrête. Elle continue sa route, sereine, en s'assurant que je lui emboîte le pas. Ne pouvant m'en empêcher, je glisse mes doigts dans l'eau cristalline. Elle est fraîche, mais pas désagréable. J'ai l'impression que ma main a été lavée de toutes les saletés du voyage, et je n'ose me baigner dans ce cours tranquille, de crainte de le souiller de mes impuretés. En revanche, je m'enhardis à ôter mes bottes pour marcher dans l'herbe froide et délicate, un tapis de confort qui se déroule sous mes pieds. 

Je brave même les règles hospitalières des Elfes et sans y avoir été invitée, je cueille une pomme parsemée de rouge vif, de jaune luisant et d'une douce couleur verdâtre. Mûre. En croquant dedans, tout le goût de la nourriture elfique me revient en mémoire, le jus s'échappe de mes lèvres, je le récupère du bout de mon doigt et m'en délecte. 

Qu'importe tout ce que j'ai juré ou renié autrefois, je pourrais tout regretter rien que pour ces sensations perdues – perdues oui, mais pas oubliées, car personne n'oublierait la saveur et les fragrances des Elfes, personne n'oublierait les bienfaits des sources vierges, personne n'oublierait la chaleur réconfortante du soleil ou les mélodies de leur forêt. 

Les Elfes de Lumière, de tous ceux de leur espèce, maîtrisent le mieux les incantations d'un temps révolu et leur pouvoir veille sur leur terre, pour l'éternité. Ils se remémorent souvent les Vieux Jours où magie ne rimait pas avec nostalgie ou hérésie. Ils ne redoutent pas les remontrances des autres peuples. À jamais, ils useront de ces enchantements sans se soucier un instant des peurs du monde. 

Par ailleurs, rares sont les imbéciles qui leur réclameraient de cesser tout sortilège et de briser tout lien avec leur nature profonde, parce que, malgré la terreur qu'inspirent aujourd'hui les formes de magie, les pouvoirs elfiques sont respectés et leur beauté est adorée dans toutes les contrées, y compris les plus lointaines, y compris par les peuples qui ne partagent pas cet attrait pour les charmes elfiques, comme les Nains. 

Eux qui creusent leurs mines et forgent les meilleures armes, bâtissent les meilleurs habitats, créent les meilleurs artefacts, eux-mêmes s'inclinent devant la magnificence des Elfes, surtout de Lumière. 

Le hennissement de ma jument me sort de mes pensées. Je délaisse le tronc rêche que j'étais en train de considérer gravement pour rejoindre en quelques enjambées ma monture. Elle s'est stoppée net et broute l'herbe, sage, sans me prêter attention. À quelques pas d'elle, se dresse l'arche recherchée ; haute et charitable, elle est ornée d'arabesques généreuses et admet des vagues de plantes verdoyantes sur toute sa courbure. Seules des runes anciennes restent visibles. Elfiques, bien sûr. Elles invitent les amis de la Lumière à s'avancer sur les terres de la cité de Iovannen, mais que les importuns prennent garde à ne pas s'introduire sans permission. 

Voici venu le moment de tester l'hospitalité des Elfes. 

Il fut un temps où je n'aurais guère choisi le chemin de l'Arche Est. J'aurais coupé court par la forêt et escalader la montagne sans une once d'hésitation. J'ignore si je dispose encore de ce droit. 

Reprenant les rênes de ma jument, sans remonter sur la selle, je la guide sous l'arche et m'engouffre pour de bon dans la forêt de Iovannen. Aussitôt, la mélodie des oiseaux s'efface de plus en plus, remplacée par les chants elfiques. Bien qu'ils vivent haut sur la montagne, dans de somptueuses demeures nimbées de soleil, leurs voix résonnent sur toutes leurs terres et me parviennent d'en bas. Je reconnais l'une des chansons. Les paroles, si vagues soient-elles dans ma mémoire, s'extirperaient naturellement de ma bouche si je m'autoriserais à produire le moindre son. Ils psalmodient en l'honneur des Vieux Jours qui, pour les Elfes, sont récents et brûlants dans leurs esprits d'immortels. Ils évoquent le mariage d'Elara et du monarque, Lafyr, qui unirent deux clans jusqu'à ce qu'une tragédie ne les sépare, le jour où le premier Mage Fou décida d'exécuter sa tyrannie et de sortir de ses ténèbres. Il aurait pu assaillir n'importe quel royaume mortel, ou détruire les monts des Nains, mais il apporta la ruine au peuple des Elfes Sylvains, ceux qui, sous la bénédiction de leur précieuse nature, perduraient en paix dans leur bois. Elara, Princesse vénérée de Lumière, et Lafyr, Roi sylvestre, périrent d'un même soupir, vaincus par la magie noire du Fou. La disparition soudaine et brutale de ces deux êtres purs marqua pour toujours ce monde et tous les peuples, et ceux qui n'étaient a priori pas concernés par cette guerre, donc les Hommes et les Nains, pleurèrent leur mort et jurèrent de les venger, si les Elfes ne réussissaient pas à maudire ou à tuer le Mage Fou avant eux. 

Cette chanson me rend particulièrement triste et mon cœur s'alourdit à son entente. Je n'ai point connu Dame Elara et sa Majesté Lafyr, bien sûr, puisque leur légende date du commencement de la guerre ancestrale entre tous les peuples libres et les Mages Fous, cette période que les Elfes nomment les Vieux Jours, c'est-à-dire l'ère où tous pensaient que le conflit ne durerait pas et que les terribles mages seraient anéantis vite et simplement. Une époque qui n'a pas remporté l'épreuve du temps, car les espoirs furent bientôt annihilés avec les enchaînements perpétuels de batailles sanguinaires et l'apparition de nouveaux ennemis. Je suis sensible à cette histoire de vies gâchées et d'un amour ravagé.

— Halte-là, voyageuse !

Par réflexe, je m'immobilise et tends l'oreille, pose un regard circulaire sur la forêt. Le chemin est dégagé, je ne vois aucun homme et néanmoins, je ne rêve pas, une voix elfique, c'est-à-dire douce et calme, m'a interpellée. Je ne perçois plus le chant. L'on dirait que la mélodie s'est estompée et que j'en suis privée. Docile, je ne patiente qu'une poignée de secondes. 

Un Elfe bondit d'un arbre à ma gauche et atterrit souplement à deux pas de moi, je ne cille pas. L'espace d'un battement de cœur, je distingue un spasme d'incompréhension dans ses orbes brillants, mais il met de côté sa confusion et place une main sur le pommeau de sa fine épée. Vêtu d'une armure légère mais robuste, il semblerait menaçant à quiconque n'a jamais mis un pied à Iovannen. Ces gardes-là, je les ai vus boire à outrance et se gaver de raisins des heures durant, à se pavaner et à se prélasser, lors de leurs jours de repos.

— Voyageuse qui entrez sur les terres du Seigneur Eldaer, vous ne pouvez aller plus en avant. 

— De coutume, les Elfes de cette forêt saluent d'abord les voyageurs, qu'ils soient bienvenus, égarés ou malvenus. Puis, ils leur demandent les raisons de leur voyage et les conduisent au Seigneur Eldaer, ou les escortent gentiment en dehors de ces terres. Mais, sans un doute, ils ne renvoient pas les voyageurs, comme s'ils étaient de fâcheux intrus. 

— Vous êtes-vous déjà présentée au Seigneur Eldaer pour parler ainsi de nos coutumes ?

Sa main quitte le bout de son pommeau et je note une part de curiosité authentique dans ses orbes plissés.

— Oui, honorable garde de l'Arche Est, et je ne dirai pas que vos coutumes aient changé à ce point depuis ma dernière rencontre avec votre Seigneur.

Il paraît subitement penaud. Ce garde n'est pas habitué à ce qu'un intrus lui réponde et argumente. 

— Combien de temps s'est écoulé depuis votre dernière venue, je ne le sais. Permettez que je vous informe que, avec les hordes de l'ennemi aux portes de Iovannen, nos lois se sont durcies et nous n'accueillons plus les voyageurs, qu'ils soient égarés ou malvenus. Nous ouvrons avec plaisir nos portes à ceux qui ont été conviés et nous faisons preuve de vigilance pour tous les autres, même envers les nôtres, même envers nos cousins des terres éloignées. Ne vous offensez pas, si je réitère ma suggestion de partir tant que...

— Tant que je le peux ? l'interromps-je. Tant que vous l'ordonnez aimablement ? Tant que vous ne vous fâchez pas ? Honorable garde, vous ne m'offensez que peu, car je comprends votre intention de protéger vos terres. Toutefois, je vous apprends que cette humble voyageuse insiste pour une bonne raison. J'ai bel et bien été conviée, non pas par votre Seigneur, mais par le Mage libre, Orist Norfir qui, à ma connaissance, séjourne entre vos murs. Faites-le quérir, ou envoyez-lui un message, et il vous renseignera mieux que moi. 

Maintenant, il est gêné.

— Je veux vous croire, bien entendu, mais le Mage libre a quitté Iovannen pendant la nuit d'avant-hier et il ne pourrait confirmer vos dires à moins qu'il n'ait laissé une note ou un mot à mon Seigneur. Mais je ne souhaite pas non plus vous abandonner sous l'arche. Si vous êtes réellement notre invitée, je me sentirai fort malheureux de vous avoir chassée. 

— Qui plus est, rappelez-vous que je serais déjà écrasée sous un tronc ou ligotée par une racine, dans le cas où votre forêt me prendrait pour une ennemie. Ayez confiance en votre magie.

Dès que je prononce ces mots, son masque de grâce s'effrite et se reforge rapidement, si bien que je doute de ma vue. Un Elfe ne se laisse pas si aisément surprendre. Il doit être encore jeune. Peut-être cent ou deux ans maximum. Je commence à discerner une ombre qui plane sur Iovannen... Ce tronc de tout à l'heure, fébrile et desséché...et là, une telle réaction de la part d'un être aussi noble, de telles incertitudes quant à leur propre magie... Quelque chose cloche en ces terres et je dois découvrir ce que c'est. 

— Je peux me débrouiller sans escorte, la route cachée m'est connue. Guidez ma jument au travers de la forêt. Elle devra être prête à mon départ.

Je lui offre les rênes sous son air mi-indigné, mi-troublé, et m'élance sur le flanc de la montagne. Il tente quelques protestations avant de s'exclamer :

— Quand sera votre départ ? Où partirez-vous ? Par l'Arche Est ?

— Aucune idée, mon brave. C'est pourquoi elle devra être prête à mon départ.

Sur ce, je débute la fastidieuse montée. Les Elfes de Lumière ont établi leurs demeures loin et haut dans la montagne pour se rapprocher du soleil qu'ils aiment tellement. J'ai grimpé plus d'une fois ces escarpements, je me suis accrochée aux mêmes branches, je me suis reposée aux mêmes terrains plats et je constate avec stupéfaction que ma dextérité et ma souplesse m'appartiennent encore. Le garde négligé là, en bas, avec ma jument, je ressens tous les mouvements des sentinelles qui ont écouté notre conversation et qui m'épient, perchés dans leurs arbres. Ils n'interviennent pas.

J'atteins l'un des premiers pics en deux ou trois heures. Le soleil s'est couché. Dommage. J'aurais adoré revoir cette cité illuminée par les rayons chauds. Les sentinelles ne réagissent pas, quand je pose une botte et l'autre sur les dalles lisses de Iovannen. Les demeures, s'extirpant des arbres, se révèlent à mes yeux émerveillés. Elles parcourent toute la montagne et s'étendent à perte de vue. 

L'architecture est identique à mes souvenirs, ancienne et élégante, travaillée et recherchée, exposant tout l'art du savoir-faire des Elfes. Je l'admire aujourd'hui, tout comme par le passé. Je ne m'en lasserai pas. 

— Vous n'avez pas salué le Seigneur Eldaer que vous commandez déjà ses gardes. Je me souviens là de la témérité des gens mortels. Ou plutôt la témérité d'une femme du Royaume des Hommes, en particulier. 

Une silhouette se détache des demeures, parcourt le petit jardin de la fontaine et se plante devant moi, ses bras reposant dans son dos à l'image des penseurs elfiques, les plus sages. 

— Seigneur Amann, me courbé-je, vous m'honorez par votre seule présence. 

— Ne cherchez pas à me flatter. Ni aucun Elfe de Iovannen, et surtout pas le Seigneur Eldaer. 

— N'apprécie-t-il plus la courtoisie et la bienséance ?

Pour toute réponse, un de ses yeux tressaute et se rétrécit, fixé sur moi. Amann ricane, ses longues mèches brunes remuant sur ses épaules carrées. Même lui n'a pas été altéré par le temps, toujours vêtu de sa tunique bleu nuit, symbole de son statut important, voire primordial, ici, puisqu'il est le bras droit du Seigneur Eldaer.

— Il n'appréciera pas votre courtoisie et votre bienséance. Il préférera votre honnêteté, aussi cinglante et directe soit-elle. Venez, je vous mène jusqu'à lui.

Je ne réplique rien et le suis. Les ruelles se ressemblent toutes et ont conservé leur éclat scintillant des premiers jours. J'aperçois plusieurs fontaines, une cascade qui chute très bas et ne forme qu'un avec la rivière qui descend la forêt par l'ouest et se répand dans la plaine voisine, sur l'un des territoires des Hommes et s'en va sous un mont de Maîtres mineurs pour rejoindre le fleuve de Khallias – le nom d'un Seigneur Nain qui, selon son mythe, aurait forgé une hache invincible, le plus doué de tous les forgerons, jadis. 

— À quel point me déteste-t-il ?

La question prend Amann de court et il peine à trouver une réponse correcte sur le coup. Il réfléchit, les bras à nouveau dans son dos, les sourcils froncés. 

— Vous détester ? Non... Non, assurément non. Il s'est langui de vous. Orist et le Seigneur Eldaer se sont beaucoup souciés de votre disparition. Ils ont longuement repensé à leurs actions. Peut-être leurs décisions étaient-elles injustifiées ? L'avenir nous le dira. Ils auraient agi de la même manière, évidemment, si tout devait advenir à nouveau. Les Elfes regrettent peu leurs actes, quand ils sont sûrs d'eux. Le Seigneur Eldaer était persuadé d'œuvrer pour le mieux. La véritable question, vous la déduisez par vous-même.

Nous nous faufilons entre deux demeures plus larges que les autres, l'une contenant les archives de Iovannen et l'autre étant un lieu de rassemblement. Tout près de nous, une douzaine d'Elfes porte des liasses de documents pour les étudier ou les ranger. 

— Je ne le déteste pas, avoué-je. J'ai seulement eu du mal à supporter la douleur. 

— Vous leur avez pardonné.

— Pas du tout, parce que je ne leur devais aucun pardon. Il me fallait endurer la chagrinante réalité et j'ai fui, au lieu de l'affronter ici. Au final, nous sommes tous en faute dans cette histoire. N'est-il pas, Amann ? 

— Je ne suis pas d'accord avec vous, mais je saisis votre raisonnement. Vous avez scindé la responsabilité en deux. De mon point de vue, tous les partis n'étaient guère en faute. En réalité, nulle faute n'avait été commise, mais vous avez tous subi des conséquences qui vous dépassaient. 

— Inutile de ressasser le passé, je suppose.

Amann sourit, tout en déviant son chemin vers de courts escaliers débouchant sur une vaste terrasse d'une demeure faite de larges piliers, ouverte sur le ciel, éclairée par la lune.

— Vous supposez bien. Quoi qu'il en soit, nous sommes heureux de vous retrouver inchangée et sachez que les terres des Elfes vous accueilleront tout au long de votre vie. Toutes les terres de notre peuple. 

J'intercepte son allusion à peine dissimulée et la balaie d'un revers de manche. Ses orbes scrutateurs se déposent un instant sur mes pieds nus. Je n'ai pas remis mes bottes, et je m'empresse de le faire. 

— Vous pratiquez toujours les usages des Elfes.

Sa remarque pèse plus qu'elle ne le devrait sur moi, mais il se désintéresse tout à coup de moi, se dirigeant avec grâce vers la terrasse du Seigneur Eldaer. Une appréhension me serre le cœur. Aucun retour en arrière possible.   

— Mon Seigneur, la voici.

Amann s'incline et quitte sur-le-champ la demeure. Je le vois s'éclipser au détour d'un pilier, tandis que je m'approche à pas de loup. Le Seigneur Eldaer, enveloppé dans sa lourde robe aux teintes orangées, marron et rouges de l'automne, se tient droit et digne au bord du vide d'où s'échappe la cascade. Sa chevelure d'ocre est surplombée d'un magnifique diadème composé de fleurs impérissables. Il se retourne avec une lenteur calculée, plongé dans une indécision similaire à la mienne, et dévoile un buste orgueilleux couvert d'un tissu vert prairie. Avant que je ne m'en rende compte, mon menton touche mon corsage en une révérence polie.

— Vous revoilà après toutes ces années. La même, mais si différente. Je le lis dans vos yeux. Je l'ai su à votre arrivée sur ces terres. Vous êtes née une première fois, et vous naissez une seconde fois en ce jour de renouveau. Sous quel nom voudriez-vous vivre cette autre existence ? 

Quelques paroles, ce ton fluide et perçant, et une vérité dictée de façon à ce qu'elle ait l'air d'une évidence. Eldaer a raison. J'ai expérimenté un aspect de la mort que je ne soupçonnais pas ; ni mon corps, ni mon âme n'ont souffert de blessures irréversibles et fatales, mais j'ai dépéri et je suis revenue au monde. Désormais, il me faut retourner parmi ces peuples, puisque je m'en suis coupée trop longtemps. 

— Aeryn. S'il vous plaît, j'endosserai le nom d'Aeryn, à présent.

Il acquiesce, perdu dans ses réflexions une minute. Fille de la terre. Traduit mot à mot, ce nom indique nettement mon appartenance à un territoire dont j'ai été dépossédée et qui n'existera plus jamais. Mais, son sens métaphorique est synonyme de protection et de dévotion. Je ne renais que pour cela. Pour protéger et me dévouer à la cause commune de ce monde. Ainsi, le Seigneur perçoit toutes mes intentions.

— Je vous proposerais un verre de mon vin le plus savoureux et mes mets les plus raffinés, je vous proposerais de siéger à ma table et un lit pour la nuit, si les heures ne défilaient pas, impétueuses. 

— Vous ne dérogeriez pas à votre devoir d'hôte, Seigneur Eldaer. Je sais les obligations qui ont entraîné cette rencontre, fortunée je l'espère, après cette absence prolongée. Parlez sans détour et allons aux faits. Je suis attendue ailleurs, me semble-t-il. 

— Vous n'ignorez pas la situation de notre monde.

Il ne me questionne pas, mais j'opine du chef par automatisme. Eldaer laisse son piédestal et se joint à moi, rapidement. D'une main, il me fait signe de l'accompagner et je marche à ses côtés en écoutant son discours sans un mot.

— Les Mages Fous ont assiégé la forteresse imprenable des Hommes la semaine dernière et ils pourraient la réduire en cendres, avec une facilité insultante. Les Hommes résistent à la pression et ont même fusionné en un unique royaume pour contrer les forces de l'ennemi. Malgré toutes leurs tentatives et tous leurs efforts, les Mages Fous diminuent en nombre, mais pas en puissance, et tant qu'il en restera debout et vivant, ils tourmenteront ce monde et au-delà. Les Elfes aident. L'année écoulée, les Elfes de Lune ont rallié leur armée aux Sylvains pour rétorquer aux assauts incessants de l'ennemi. Ils l'ont repoussé de leurs terres et ont essayé de leur barrer la route aux régions mortelles, mais ils ont échoué à empêcher tout passage. Les Nains ont évacué leurs mines pour se concentrer sur la défense de leurs palais sous les monts et autour des monts. À la détresse des Hommes, ils ont vaillamment combattu dans les vallées dévastées, venant au secours de populations étrangères, décimées. Jamais les peuples affranchis ne s'étaient unis à ce point. De cela, vous êtes au courant. Or, il vous manque certaines informations.

— Non. Si vous faites référence à la cruciale discussion qui s'est entretenue entre vos murs, je possède presque autant d'informations que vous, mais probablement pas tous les détails. Orist n'a pas développé sa pensée dans sa missive. Quelqu'un d'autre m'a prévenue. Une lettre est arrivée, avant celle d'Orist. Elle m'a tout raconté de vos desseins. De la troupe qui s'est rassemblée ici et qui se trouve sur les routes, en ce moment. 

Il ralentit l'allure, presque immobile à présent. Eldaer songe profondément à ceci et hoche de la tête avec légèreté. Il a, avec une clairvoyance déconcertante, déterminé l'identité de l'expéditeur de la première lettre. Il aurait été vain de ma part de mentir ou de contredire son intuition, puisqu'une seule personne pourrait me contacter à la hâte sans envoyer un messager à l'aveuglette. 

— Orist a lancé plusieurs hommes à votre recherche, Dame Aeryn. Nous aurions gagné du temps, si nous avions su où vous adressez la missive.

— Oui, cela ne fait aucun doute, Seigneur Eldaer, mais je compte garantir ce secret tant que le futur sera incertain. 

— Comme vous le désirez, Dame Aeryn. Quelles informations cette lettre vous a-t-elle divulguées, je vous prie ?

J'opère un rapide tri entre les lignes qui nous concernent et celles que je ne communiquerai pas. Eldaer n'a pas besoin de tout entendre de cette lettre. 

— Elle évoquait un enfant en danger, pourchassé par l'ennemi, et un forgeron qui détiendrait un morceau d'une arme capitale pour le dénouement de la guerre. De quoi vaincre les Mages Fous. Par la suite, deux valeureux guerriers, le forgeron et le Mage libre se sont portés volontaires pour effectuer le périlleux voyage jusqu'à la forteresse assiégée où le reste de l'arme sommeille jusqu'à ce qu'elle soit complétée et qu'elle puisse servir. L'enfant, lui, serait l'héritier du Roi des rois des Hommes. Il serait né d'une union entre un mortel et une Elfe, par conséquent immortel et un péril pour les Mages Fous. Les Elfes et les Nains vivent sur des siècles, contrairement aux Hommes. Les Mages Fous ne permettront pas qu'une nouvelle lignée d'Hommes immortels voie le jour au travers de cet enfant. Ils aspirent à l'éliminer, lui, et le forgeron, l'unique Nain qui serait capable d'assembler les deux parties de l'arme.

Nous arrivons au plus bas de la cité, à l'orée de la forêt. Plusieurs gardes sont postés là, des sentinelles courent dans les arbres et tous déplorent la nuit dans l'attente du soleil. Le Seigneur Eldaer se montre pressé ; à l'époque, il se serait assis sur son large fauteuil de pierre, aurait contemplé Iovannen et aurait conversé vivement avec ses invités, qu'importe l'urgence de la situation. Ce qui souligne le caractère essentiel de cette quête et la peur qui gronde dans tous les esprits de tous les êtres des peuples libres. Ce qui réaffirme mon impression, là-bas, au pied de la montagne. Qu'ils n'ont plus confiance en leur magie. Qu'elle ne suffira plus.

— L'ennemi vous attaque sans relâche, n'est-ce pas ? Ces derniers jours, vous avez essuyé un assaut, à l'Arche Est. Votre magie a repoussé l'ennemi, mais de peu. Les forces de l'adversaire redoublent de rage et de noirceur. La pureté des Elfes faiblit devant toutes ces ténèbres. Vous vous inquiétez que les Elfes ne parviennent plus à agir dans cette guerre et vos pouvoirs décroissent. 

Ses yeux, pour la première fois depuis que je l'ai rencontré des années en arrière, affichent une profonde terreur. Il croule sous l'horreur de la potentielle chute des Elfes et si son peuple s'effondre, les autres suivront. Eldaer me saisit doucement le bras et chuchote à toute vitesse, dans un souffle désordonné :

— Partez, Dame Aeryn, partez au grand galop et gagnez la troupe qui voyage seule contre tous les opposants du monde libre. Ils ont emprunté les sentiers à pied. Vous les rattraperez vite. Je crains que vous ne serez pas de trop. Cette quête nécessite de puissants pouvoirs. Serez-vous en mesure de les appeler ? 

Ses espérances s'écrasent sous ma mine désolée. Je me dégage de son emprise, sans colère aucune, mais navrée.

— Je me dois d'être tout à fait sincère avec vous, Seigneur Eldaer, puisque vous me confiez votre espérance une fois de plus. Ma magie s'est enfouie à l'intérieur de moi et n'est pas réapparue. Je ne l'utilise plus et je ne le souhaite pas. Si nécessaire, je m'efforcerai de la faire jaillir, mais je peux seulement vous promettre de me battre de toutes mes autres forces et je ne baisserai pas les bras. Je transporterai cette arme et conduirai le forgeron à la forteresse, et je défendrai l'enfant autant que je le pourrai, mais ne fondez pas vos prières en ma magie perdue. 

Le Seigneur elfique ne ravale pas sa déception, mais il est compréhensif et m'encourage d'un murmure fatigué. Les chants se sont tous éteints, l'on croirait à une cité morte. Eldaer dévisage Iovannen, des demeures à la forêt, il se nourrit de cette vision pour se réconforter. 

— Le monde libre ne tombera pas sous le joug de l'ennemi, conclus-je.

Ma détermination le ranime un peu et ses lèvres reprennent vie.

— Oui, oui, je le pense aussi, Dame Aeryn.

Je lui dis au revoir sans plus de cérémonie et dévale au pas de course le flanc de la montagne.  

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