Épilogue
Les légendes forment d'excellents recueils historiques, mais seulement celles qui n'exagèrent pas, ni ne diminuent les exploits ou les altèrent. Elles sont rares, certes, mais précieuses. Parmi elles, quelques-uns racontent la fin du Second Siège de Lacia HoldBorg. L'arrivée inattendue de femmes, d'enfants, d'infirmes et à leur tête, d'une jeune Dame téméraire, dans les tunnels souterrains et secrets. Les Nains se seraient regroupés entre deux dunes de leur Royaume Sur Terre tout d'abord pour déterminer ce qu'ils feraient de tous ces gens et ensuite, pour déterminer quelle serait leur réaction face à la guerre. Il s'avère qu'ils ont non seulement accueilli les mortels en leur territoire, leur pardonnant plus ou moins l'usage des tunnels secrets, mais qu'ils ont aussi décidé de participer à la bataille sous les encouragements pressants de Veseryn.
Ils sont malheureusement arrivés durant les dernières heures, presque en même temps que les Elfes de Lune qui ont finalement choisi de quitter leur Repère et leurs Bois pour venir en aide aux Hommes. De justesse ! L'Union du Sud restera dans la légende, tout autant que la Grande Alliance des Races par-delà le Fleuve Agité, au nord-est.
Plus tard, il paraîtrait qu'à la chute des huit tours, le monde tout entier aurait tremblé et rugi, et tous les Mages Fous auraient ressenti la mort de leurs Grands Seigneurs de l'Obscurité. Ceux du Sud se seraient enfuis ou seraient morts en essayant de venger les Huit et de punir les Hommes. Les sauvages se seraient tous dispersés, mais, en voyant leur chance tournée, les soldats auraient ouvert les portes de la forteresse et les auraient traqués comme des bêtes.
Une victoire écrasante pour les Hommes du Sud. Ils ont partagé leurs célébrations avec les deux autres races et pour la première fois, les ont invitées à l'intérieur de la forteresse. Bien sûr, celle-ci était dévastée et les Elfes nettoyèrent les dégâts avec les soldats mortels, tout en soignant les blessés à l'infirmerie. Les Nains proposèrent leur aide pour reconstruire Lacia HoldBorg et suggèrent quelques améliorations dont le conseil du Roi prit note. Ce dernier avait été grandement amputé, mais il tenait bon et ses membres comptaient bien organiser des votes dans les jours à venir pour élire de nouveaux représentants. Ainsi qu'un monarque, par ailleurs. La question qui brûlait toutes les lèvres.
Les moins optimistes ne célébrèrent pas. Au final, des Mages Fous demeuraient libres et dans la nature, capables du pire, et les sauvages se terreraient le temps que le courroux se passe et qu'ils puissent se mêler aux peuples. Hors de question. La guerre n'était pas terminée. Loin de là. Il y avait encore beaucoup à accomplir et l'ennemi les menaçait toujours, même s'il avait subi des coups fatals en une poignée de jours. Duran faisait partie de ceux-là, mais il ne pipait mot et observait.
Il était traité comme un haut dignitaire. Des servantes l'avaient poussé dans un bain et il n'avait pu se laver seul, ou s'habiller sans elles. Il revêtait des habits de noble et tous s'inclinaient à son passage. Les soldats l'estimaient énormément et l'appelaient Capitaine... Le peuple murmurait Roi. Duran les ignorait tant bien que mal, ce qui nous mène au moment présent.
Un matin, quelqu'un frappe aux portes de Lacia HoldBorg. Un messager est conduit à la Chambre du conseil. Il s'agit d'un Elfe et il est accompagné. Il décline son rang et son identité, et ses semblables de Lune le reconnaissent. Immédiatement, les domestiques fouillent toute la forteresse en quête du Seigneur Duran. Ils le trouvent sur une terrasse, mélancolique, et le traînent en toute hâte jusqu'au donjon. Quand il entre dans la pièce, il discerne le cavalier elfique et deux autres présences auxquelles il ne s'attendait pas.
— Très bien, souffle-t-il, faussement agacé. Comment justifierez-vous, Veseryn, que vous êtes revenue d'un royaume Nain avec un Elfe ? Et que vous portiez le bébé contre vous ?
Elle fait la moue pour toute réponse, se remémorant son empressement à quitter le Royaume sur Terre, à retraverser le Fleuve Agité en sens inverse et à croiser les sentinelles elfiques, et c'est le messager qui l'avise :
— Elle errait sans escorte et nous l'avons conduit à notre Roi. Sa Majesté a consenti à renvoyer l'héritier du Sud chez lui et a confié à cette jeune mortelle la tâche de le rendre au conseil, car mon Roi n'avait pas le goût de retourner au Sud si peu de temps après être rentré de la guerre. Dame Veseryn a insisté pour veiller sur l'enfant, elle y semblait très attachée et je ne m'y suis pas opposé.
— Vous avez bien fait, réplique Duran, sinon elle vous aurait sauté dessus et mordu.
L'Elfe affiche une mine perplexe, un brin outré, et Veseryn ricane. Contre toute attente, Duran comble l'espace entre eux et l'enlace avec tendresse, faisant attention à ne pas étouffer l'enfant qui gazouille avec joie. Il le présente aux conseillers qui s'intéressent de plus en plus à la discussion. Impérieux, ils invitent le messager à se joindre à ses semblables s'il le désire et ils renvoient tous les gardes, ne laissant qu'eux dans la pièce. Féoré fixe longuement le bébé et opine du chef en guise d'approbation.
— Voici donc notre futur Roi, s'exclame-t-il d'une voix solennelle. Mais, il ne peut régner aujourd'hui. Nous avons réfléchi et débattu ces derniers jours. Notre rôle consiste à conseiller le Roi ou d'en sacrer un nouveau, en cas de nécessité. Ne prenons pas de chemins détournés, Duran. Nous voulons de vous sur le trône. Le peuple vous réclame sur le trône. Vous y avez droit, par ascendance avec votre distant cousin, feu Brovas. Puisque vous avez renoncé aux Rivières Blanches, rien ne vous empêche de régner ici. Vous déciderez alors si le Roi des Rois existe encore ou si cette époque est déjà révolue, comme le montrerait le retour des monarques sur les trônes des Trois Royaumes.
Veseryn toise les conseillers avec un rictus goguenard. Elle se doute de ce qu'il s'apprête à se produire et elle ne fait rien pour contrecarrer les plans de Duran. Elle sait très bien ce à quoi il pense. Par ailleurs, le voilà à tourner en rond dans la Chambre. Il jette des regards à l'enfant de temps en temps et le silence s'éternise, rendant le conseil nerveux. Il hoche plusieurs fois de la tête, en signe d'irritation, ce qui ne les rassure pas. Féoré s'essaie à des discours brefs pour le convaincre, mais il s'aperçoit sans mal que ses paroles se heurtent à des oreilles sourdes. Soudainement, Duran s'arrête en plein milieu de la salle, l'expression décidée. Quoi qu'il dise par la suite, rien ne pourra changer cela.
— Non. Non ! Je ne puis le prendre ou le revendiquer. Je ne puis usurper un trône sur lequel je ne m'octroie aucun droit, ni de naissance, ni de valeur. Ce n'est pas une once de sang en commun qui me relierait à Brovas qui désignera votre prochain Roi. Je ne serai pas votre nouvelle tête couronnée. J'abhorre les trônes et les héritages de monarque. Je connais le cœur des Seigneurs, que dis-je, des Rois dépouillés de leur titre. Je ne gouvernerai pas, mais je vous conseillerai, moi aussi. Ne forcez pas ces malheureux des plaines centrales à se plier à genoux devant un quelconque Roi des Rois. Ils ont protégé leurs terres, ils méritent leur couronne. Ne décevez pas les Trois Royaumes en vous moquant de leur souveraineté, cela conduirait à une énième guerre et nous n'en avons pas besoin. S'ils désirent se battre entre eux, ceci n'est plus mon problème. Je n'objecterai pas, qu'ils se débrouillent ! Car qui suis-je pour gouverner le cœur de tous les Hommes de ce monde ? Même un dieu n'obtiendrait pas ce droit. Un Roi des Rois devait émerger et diriger les Hommes. Brovas a accompli sa mission et la guerre s'est terminée grâce à l'union de tous. Les Vieux Jours ne perdureront que dans de tristes légendes et dans les chants de mort et de ruine.
Féoré, se sentant âgé tout à coup, se laisse tomber dans sa chaise. Les autres se regardent étrangement. Veseryn ne peut contenir son sourire et ses yeux pétillants d'admiration. Il est devenu tout ce qu'elle imaginait d'un Grand Seigneur. D'ailleurs, il s'embrase de sa passion pour le monde que la victoire et l'union ont réussi à déverrouiller en lui.
— Place aux Nouveaux Jours, mes Seigneurs ! Où la splendeur du monde renaîtra de ses cendres. De ce fait, non, je ne puis m'asseoir sur le trône maudit du Roi des Rois, et certainement pas sur le trône du Sud, car je ne proviens pas de ces terres et je ne m'en sens pas digne du tout. Surtout, je ne puis dérober injustement l'héritage d'un enfant sur lequel j'ai veillé et que j'ai juré de protéger à jamais. Il a regagné sa terre natale et il régnera pendant des siècles, je le prédis. Il sera illustre et incontesté. Jusqu'à ce qu'il soit en âge de gouverner, je vous offre mon humble avis. Couronnez-le, mais établissez en parallèle une régence. Que ce trône lui appartienne dès à présent, mais qu'une personne ou plusieurs s'assurent du bien-être du royaume en attendant. Je ne parle pas de n'importe quelle régence. J'évoque une Régence de Conseil, presque ce que vous faites déjà, en fin de compte. À tous les amis avisés de Brovas, vous qui m'écoutez, nul ne vous chassera de votre place ici, car vos actions ont prouvé votre mérite. Réunissons un conseil, un nouveau et plus fort qu'auparavant, qui n'aura d'autre but que de préparer l'avènement du Roi.
Il marque une pause, mais les conseillers n'osent pas l'interrompre et ils patientent. Duran pivote vers la fille qui le regarde bouche bée, impressionnée. Il se penche sur le bébé et ému, il embrasse son front. Avant de se redresser et de parler à sa jeune amie :
— Dame Veseryn se joindra à ce conseil et y contribuera activement. Non, je n'accepterai pas de refus ou de protestation, ni de vous, ni du Conseil. Du moins, si vous songez à adhérer à mes idées.
Au Conseil, il clame :
— Elle est noble et juste, et elle agira en tout temps pour le bien de l'enfant. Je continuerai de veiller sur lui, avec l'assistance et l'amour de Dame Veseryn qui sera sa sœur et sa mère, les deux à la fois. Elle l'élèvera et le secondera aussi longtemps qu'elle vivra. Quant au Roi, il ne deviendra pas Roi des Rois, mais Roi des Peuples Libérés et sous sa couronne seront unis à jamais tous les Hommes qui le souhaiteront et tous les clans elfiques qui l'approuveront. Pas une gouvernance, non, mais un lien indéfectible entre les deux races. Le pivot entre les mortels et les immortels. L'Héritier des Hommes et des Elfes. L'étendard du Sud. Les Nains seront les bienvenus dans ce royaume et celui-ci ne fermera aucune porte à ses amis. Son règne achèvera l'hostilité entre les peuples pour des siècles et des siècles, je le prédis.
Les conseillers ne révèlent rien de leurs opinions et se rassemblent dans un coin, comme ils en ont l'habitude. Féoré ne se lève pas et ne participe pas au débat. Son avis est tranché depuis les derniers jours de bataille. Veseryn applaudit en silence et Duran s'éponge le front, elle s'esclaffe. Il n'avait pas imaginé combien cet instant serait éprouvant pour lui.
Elle en profite pour l'informer des bribes de renseignements cédés par le messager elfique. Il lui apprit sur la route que son Prince, Laerran, a survécu, mais aucune trace de Merialeth ou d'Aeryn. Parmi les dirigeants, son cousin Davro est retourné sain et sauf aux Rivières Blanches. Le Seigneur Kaïlu a tristement péri au côté du Seigneur Themmig, se battant ensemble – ironique, puisqu'ils se méprisaient tant. Les deux peuples ont couché leurs corps dans un tombeau commun, sur lesquels ils pourront se recueillir à jamais, un sanctuaire entre les Jours Éternels et le Fer Rouge, près du Fleuve Creux.
Maelandroth est pressenti pour endosser la charge de Seigneur des Jours Éternels, mais il y réfléchit encore. Le Roi des Deux Couronnes a eu la tête tranchée et un remplaçant sera bientôt sélectionné par la Reine Kendel. Aucune autre perte de la sorte ne fut déplorée. Le nombre de morts et de disparus grandit de jour en jour, les recherches ne s'arrêtent jamais et tous tiennent à enterrer leurs soldats, peu importe le temps que cela prendra pour retrouver les dépouilles.
— Le conseil s'est prononcé, proclame Féoré, leur porte-parole après la mort tragique de Vagar. Bien que je n'aie partagé mon opinion avec eux, j'apprécie leur décision et m'y accorde entièrement.
Il ne semble pas très réjoui et Duran est prêt à tout entendre. Mais, peut-être est-il seulement las et souffrant de ses blessures. Son dos ne s'est pas remis de sa confrontation avec le Maître de la Force.
— D'une part, vous serez tous deux élevés au rang de Grand Seigneur et de Grande Dame du Sud, que cela vous plaise ou non. Par principe de gratitude. Il s'agit de nos traditions et vous ne les bafouerez pas avec votre honneur, Duran ! D'autre part...
Féoré expire brusquement et adresse un signe de la main vers l'enfant.
— Il lui faut un nom. Brovas répétait sans cesse qu'il le nommerait lorsqu'il le verrait... Vous serez sa sœur et sa mère, n'est-ce pas ? Alors, nommez ce bébé, Grande Dame Veseryn.
Ses joues se teintent d'un rouge vif. Pour la première fois en des semaines, un sourire véritable et sincère étire les lèvres de Duran. Le rêve enfoui de la jeune fille se réalise et elle n'ose y croire, presque larmoyante face aux conseillers. Elle se sent toute petite, mais son ami l'encourage, une main sur l'épaule. Elle se met alors à détailler l'enfant sous tous les angles et elle hésite, mais les hommes font preuve de patience. Sa tête lui tourne, elle en vacillerait, ce fardeau la prend de court et l'angoisse, et puis, elle s'écrie à toute vitesse pour stopper ce flot de prénoms en tout genre dans ses pensées :
— Filarion ! Il se nommera Filarion, premier du nom... Est-ce...un bon choix ? Je me suis dit que ce prénom sonnait aussi bien elfique que humain et...
— Calmez-vous, Veseryn, lui chuchote Duran. Longue vie aux Nouveaux Jours et longue vie au Roi Filarion !
Le nom se répand vivement dans toute la forteresse et dans tout le Sud. Les royaumes elfiques du Centre sont étonnés, mais pas déçus. Ils prennent note de tous les divers choix pris par le Sud en cet instant déterminant du monde et se réjouissent de cette volonté sincère de partager l'héritage du Roi Brovas avec les Elfes, de par son ascendant maternel. S'ils reconnaissent le Roi Filarion qui sera couronné dans les semaines suivantes, ils ne l'acceptent pas en tant que monarque de leur propre peuple.
Cependant, les Arbres d'Argent ne parviennent pas à se consoler et à célébrer le triomphe des peuples libres. En raison de l'absence de leur Prince. Celui-ci a une fois de plus contourné les ordres de son père et poursuit les recherches dans les décombres de l'Enclave Nord-Est. Ils ne fêteraient rien sans lui et par conséquent, ne fêtent rien du tout jusqu'à ce qu'il soit de retour. Néanmoins, un jour, il reçoit un message pressant de Faerran et il rentre sur-le-champ, ne souhaitant pas attiser sa colère.
Il apparaît que leur relation, pour l'instant des plus diplomatiques et cordiales, n'est guère perdue et qu'ils peuvent la renforcer avec le temps. Il ne voudrait pas le contrarier en si bon chemin. Faerran a tout de suite rendu l'héritier aux Hommes et Laerran n'a gaspillé aucune minute précieuse en négociations quand il exigeait la marche de leurs troupes au nord. Le Prince relève ses efforts. Son père prend sur lui pour ravaler son deuil éternel et pour se montrer moins acariâtre. C'est pourquoi il chevauche sans pause jusqu'à son royaume, se promettant de regagner le carnage de Morra Narbethec anéantie pour poursuivre ses recherches. Avec la fuite des Mages Fous, les routes ne sont pas sûres, et il ne se repose pas, évitant tous les risques. Il laisse sa monture à l'orée des bois et termine à pied, joignant promptement la cité des étoiles. Les gardes de son père lui ouvrent la voie, ce qui le perturbe. Avant, il devait implorer une audience. L'époque change, se dit-il, et les gens changent avec elle.
— Votre Majesté, s'incline-t-il dès son arrivée, j'ai fait au plus vite. Je comprends votre désir de soulager notre peuple avec des festivités. Je séjournerai ici selon votre volonté et repartirai à la fin des célébrations. Nous comptons une vingtaine de disparus et je ne négligerai pas ces fouilles. Qui plus est...nous n'avons repéré aucun corps qui s'apparenterait à celui de Dame Aeryn... Votre Maj-Père, je ne pense pas que son corps ait résisté à l'effondrement. Nous devrons envisager de lui creuser une tombe, malgré tout.
Au silence de son père, il hésite. Faerran est assis à son trône au milieu de ses précieux bois et tapote nerveusement sur son accoudoir. Laerran n'ose même pas le regarder droit dans les yeux.
— Redressez-vous et cessez de raconter vos bêtises. Seriez-vous aveugle depuis la bataille ? Avez-vous reçu de la poussière enflammée sur votre visage ? Redressez-vous et contemplez la victoire de la Lumière sur l'Obscurité.
Laerran obtempère, confus par cette soudaine ardeur, et c'est là qu'il se fige. En passant sous l'arche et les piliers des quartiers royaux, il n'a effectivement pas relevé la tête, avançant les épaules voûtées et déterminé à esquiver l'attention de son père qui le met si mal à l'aise. Devant lui, se tient évidemment le Roi Faerran, enveloppé dans un long et souple par-dessus anthracite brillant, mais également la Dame Aeryn, vêtue d'une robe légère de noblesse, d'un gris perle qui souligne la noirceur de sa chevelure, un rictus narquois sur ses lèvres. Il n'en revient pas.
— Voici la raison de votre convocation immédiate, fils. Si vous vous entêtez dans ces fouilles pour en sortir le cadavre de cette folle arrogante, vous pouvez arrêter.
Je tique à cette appellation. De toute évidence, il n'a pas digéré mon coup de vendetta personnelle, seule, à Morra Narbethec. J'aurais dû mourir et il en a parfaitement conscience, ce qui l'énerve et il n'est pas prêt de s'en remettre. Sans ma magie, et ce don de guérison ou d'adjuration, j'ignore lequel m'a préservé de l'effondrement, je serais morte et aucun corps n'aurait été sorti des décombres. Laerran a raison.
— Ne soyez pas stupide, rétorqué-je, n'insultez pas l'altruisme et la bonté de votre fils. Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, il aime venir en aide aux autres et il n'abandonnera pas vos défunts.
— Je connais mon fils, merci.
— Ah bon ?
Faerran me lance un regard outragé et se rassoit rageusement sur son trône. Nous nous jaugeons avec un défi évident dans le regard, jusqu'à ce qu'un rire fluet nous coupe. Laerran a l'air rajeuni, et heureux. Je revois l'insouciance de Laith en lui et le sourire me revient comme par magie.
Le monde ne se rétablira pas de sitôt. Je sais que Cigge Ozandre a survécu, le dernier des Huit, le Maître de la Guérison. Et peut-être que Soran Zergrath a pu survivre grâce à son pouvoir de nécromancie. Peut-être a-t-il été réduit à l'état de spectre. Je les traquerai en temps et en heure. Je ne baisserai pas les bras tant que les Mages Fous existeront toujours. Et puis, je me suis battue pour ce bébé. J'assisterai au moins à son règne. Et ces deux-là, le père et le fils, devront d'abord se réconcilier avant que je ne trouve enfin la paix. Il reste tant à accomplir.
Sans crier gare, j'empoigne le bras de Laerran et le tire au cœur des bois. Son père ne dit rien, mais un sourire attendri se forme sur son visage sévère. Je ne compte pas éterniser la balade, accrochée à lui pour ne pas boitiller. Nous ne faisons pas plus d'une vingtaine de pas à l'écart des quartiers royaux qu'il fronce les sourcils, dévisageant ma jambe qui clopine. Des questions fusent dans son esprit, je les entends. Il les contient, n'aspirant pas à m'ensevelir sous sa curiosité. Je les formule à sa place.
— Pourquoi ne vous ai-je pas rejoint dans les décombres ? Je n'y étais plus à mon réveil. Vous avez averti Maelandroth et le Seigneur Eldaer de mon dessein à Morra Narbethec. Eh bien, le Seigneur Eldaer s'y est rendu plus vite que vous et a déplacé la roche et le marbre pour m'extraire de leurs étaux. Mon corps était...plus ou moins indemne. Disons que j'ai fini brûlée et les membres fracturés, cassés, désarticulés pour certains. Il a fait quérir Maelan et ce dernier m'a amenée à la Forêt selon les ordres du Seigneur de Iovannen. Par la suite, la magie d'Avarae, en plus de ma capacité de guérison, a fait le reste. Pourquoi ne vous ont-t-ils pas prévenu ? Ils n'ont pas tu cette vérité par malice, bien sûr. Maelan me pensait morte, ou sur le point de trépasser, ce qui était le cas, soit dit en passant. Il s'est interdit de partager la moindre information tant que ma mort n'était pas confirmée. Et puis, le Seigneur Eldaer ne voulait pas vous avertir de mon triste sort, alors que vous vous teniez dans les ruines de Morra Narbethec. Il a cru que cela aurait raison de votre cœur pur. J'ai quitté la Forêt dès mon réveil, ce qui a fortement déplu à Maelan. Je ne suis pas entièrement guérie, comme vous le voyez. Quelle ne fut ma surprise en trouvant un Faerran déprimé et seul. Je me doute bien que ces fouilles vous importent, mais, franchement, Laerran, laissez votre père ainsi dans la tourmente...
Il fait la moue et je glousse, le jugeant ravissant avec cet air de jeune homme grondé. Sur notre passage, des Elfes s'inclinent et Laerran s'aperçoit que leurs courtoisies me sont tout autant adressées qu'à lui.
— Vous êtes radieuse, Dame Aeryn, conclut-il de but en blanc. Et les couleurs de la vie vous conviennent mieux que la noirceur de la mort. Ne me faites plus pareille frayeur... Nous ferez-vous l'honneur de séjourner parmi nous ?
Je grimace et pointe les quartiers royaux d'un roulement d'yeux qui l'amuse.
— Parce qu'il m'autoriserait à vous quitter, déjà ? Il sera néanmoins nécessaire que je regagne le Nord et que je m'occupe des terres désolées. Que je vérifie que la vie se déroule sans encombre là-bas et il faudra que je médite à une solution sur le long terme pour les gens des Anciens Royaumes mortels du Nord. Maintenant que les Mages Fous sont en fuite, ils pourraient être tentés de s'y installer à nouveau, là où ils martyriseront les survivants de leur précédente tyrannie. Non, hors de question. Soit les terres désolées pourront se reconstruire, soit les survivants de l'oppression devront migrer ailleurs. Nous verrons bien.
Il acquiesce avec sérieux, comme s'il méditait à un moyen de m'aider à cette entreprise. Je le lis dans ses orbes vibrant, qu'il n'a pas envie de rester plus longtemps que nécessaire aux Arbres d'Argent. Je me souviens alors de la fin et du renouveau. Lorsque l'Obscurité avait gagné sur tout, sur moi, et que je sombrais dans la mort parfaite et violente. Et puis, Avarae se pencha au-dessus de mon corps sans vie déposé sur un autel des Jours Éternels et dans sa grâce, m'insuffla de nouvelles respirations, fit battre mon cœur à nouveau.
— J'ai grondé Maelan, vous savez. Pour ne vous avoir rien dit et pour être parti avec mon corps sans vous prévenir.
Laerran ne peut réprimer un sourire attendri pour notre mentor à tous les deux.
— Il a l'habitude de prendre des décisions pour les autres, dit-il.
En effet, tout comme le Seigneur Eldaer et Faerran... Têtus et autoritaires sont les Elfes qui s'estiment avoir tellement vu et vécu qu'ils sont maîtres des destinées, capables d'interdire la mort de frapper aux portes des mortels.
— De toute façon, comment pourrais-je vous quitter de sitôt, tous les deux ? Je dois encore me faire pardonner auprès de votre père, et votre père doit se faire pardonner auprès de vous. Vos tourments doivent s'estomper pour de bon. Ensuite, je ferai d'abord un arrêt au Sud pour revoir nos amis. Le Nord peut m'attendre. Les Ondins, la Mer et le fleuve Khallias veillent sur eux. Ils apprendront vite la destruction de Morra Narbethec ou sont-ils déjà au courant, et ils fêteront cela en sortant enfin de leurs terres de malheur.
Au final, la balade s'éternise un peu. Je redécouvre le plaisir des choses simples ; des discussions en marchant dans les bois, les chants elfiques, les prières à la tombée et à la fin de la nuit, le quotidien ordinaire. J'étais disposée à mourir là-bas et pourtant, je rêve de mes prochains voyages. Sur les terres désolées pour retourner auprès du peuple nordique opprimé, au Sud avec Laerran pour rassembler ce qui reste de la troupe, rendre visite à Duran et Veseryn, et m'agenouiller devant l'enfant-Roi, et partout dans le monde pour jouir de ses merveilles. Et pour tuer du Mage Fou, cela va de soi. Ainsi est-ce mon destin.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top