Dans l'Obscurité
— Aeryn !
Le cri pressé d'Orist me glace le sang. Il s'est effondré sur le banc au fracas de la foudre dans le ciel. Je la sens maintenant, la pestilence. Faisant fi des bruits inquiétants venant de la Tour et des grincements du pont-levis, je me jette à ses côtés et le rattrape de justesse avant que son corps, abandonné de toute vitalité, ne roule par terre.
— Que se passe-t-il ? Que vous arrive-t-il ?
— Ce n'est pas important, Aeryn. Vous devez... Vous devez comprendre une chose. Les Mages Fous ne détruiront pas le monde, dans l'immédiat. Leur déraison est si grande qu'ils préfèrent jouer avec leurs proies plutôt que de les dévorer. Ils ne cherchent pas à dominer, mais à humilier, à écraser, à faire souffrir. C'est un avantage pour vous. C'est un cadeau même ! Tant qu'ils ne se sentiront pas au bord du gouffre, ils maintiendront leur siège sans massacrer les Hommes du Sud. Ils veulent que les mortels les supplient et chutent eux-mêmes. Cela explique aussi pourquoi ils usent des Remparts en guise de pantins. Ils s'amusent. Vous retournerez leur perversité contre eux, pour gagner du temps.
— Arrêtez, il suffit ! Levez-vous et ne parlez plus comme si vous vous apprêtiez à mourir. Du nerf, vieil homme !
Je le hisse sur ses jambes qu'il en soit capable ou non, sous ses protestations. À cet instant, les doubles portes de la Tour s'ouvrent d'un coup et déferlent alors la centaine d'invités. Ils forment une folle vague impitoyable qui se répand dans toute la haute-cour et ruissellent à toute vitesse vers les niveaux inférieurs des Remparts. Orist me saisit par les épaules et me tire abruptement derrière le banc, posant un doigt sur mes lèvres pour me faire taire. Je note l'absence de nos compagnons parmi cette marée affolée et m'en rassure en quelque sorte.
Ces citadins ont l'air pris dans une démence telle qu'ils ne pensent plus, qu'ils ne se contrôlent plus, et je comprends aisément ce qui les pousse à agir de cette façon. L'on dirait des chiens qui répondent à l'appel de leur maître. Le Mage Fou, qui les a asservis, s'est avancé dans la cité par le pont-levis, et il a transmis ses ordres. Ils courent à en trébucher sur les pavés, à se bousculer, voire à se marcher dessus. J'assiste à ce chaos sans puissance, ahurie derrière le banc. Ils partent à la chasse. Ce qui signifie que nos compagnons ont échappé à leur vigilance. Ou bien, ils sont déjà capturés ou morts. Refusant cela, je me demande où ils ont fui, et comment. Il nous faut les retrouver et sortir de ce traquenard.
Nous patientons, plus silencieux que des tombes, à l'abri de la pierre. En face de nous, le jardin de la haute-cour donne directement sur un vide menant à la basse-cour, quelques étages en dessous. J'y rampe et m'y penche, aplatie au sol, usant de la pénombre pour me fondre dans le paysage. Mais je ne vois ni paille où sauter, ni quoi que ce soit qui ralentirait notre chute. Par cette voie, nous devrions escalader le mur, peut-être nous servir d'une corde, et ce processus serait trop long, trop susceptible de nous révéler à l'ennemi. Je regagne le banc, pas le moins du monde sereine. Orist s'affaiblit de seconde en seconde.
Le tonnerre gronde une fois de plus, et le ciel ne nous épargne plus. Les étoiles ont disparu, mortes ou éteintes, étouffées par l'Obscurité. Des gouttes ruissellent ci et là, annonciatrices d'une pluie torrentielle qui s'abat soudainement sur la cité. L'eau rebondit contre les balcons, martèle le sol, impitoyable, et brouille notre vue. Je me rends compte enfin que j'ai laissé ma tenue au Palais des Servantes et que cette robe s'alourdit par l'humidité, elle me dérangera si je dois combattre. Peu importe. Le plus important est de fuir cet endroit de malheur.
La pestilence se diffuse tout autour de nous. Un coup d'œil au magicien m'indique que la magie des pantins ne l'a pas atteint. Pas encore. Ou serait-il qu'Orist dise vrai ? Que les Mages Fous joueront d'abord avec nous ? Quel divertissement obtiendraient-ils si nous devenions leurs petites poupées dociles ? Je le surveille tout de même, au cas où l'idée lui prendrait de m'attaquer pendant que je lui tourne le dos.
Toutefois, les paupières d'Orist bataillent pour ne pas se fermer. J'ai beau le questionner sur ce qu'il ne va pas, il ne réussit pas à répondre. Tant pis, je dois en premier lieu l'éloigner de cette pestilence. Glissant un bras sous ses épaules, je le soulève péniblement et commence à le traîner en direction des pentes et des escaliers conduisant aux niveaux inférieurs. Tous les citadins ont libéré la haute-cour, y compris les soldats de l'infanterie.
Nous nous dirigeons vers les escaliers les moins exposés et je laisse Orist passer devant, couvrant nos arrières. Il se déplace avec une lenteur maladive et sa pâleur détonne dans les ténèbres ambiantes. Pour la première fois depuis un moment, j'ai peur. J'ai peur pour nos compagnons, je ne sais pas où ils sont et j'ai peur qu'ils soient morts, que les pantins nous traquent, nous deux car ils auraient massacré nos amis. J'ai peur pour le magicien, parce que j'ai bien l'impression qu'il a prononcé ses derniers discours et que ses forces rompent pour de bon.
Mais, un monde sans Orist Norfir n'existe pas. Il a toujours combattu la pression des Mages Fous, il s'est toujours rebellé contre la corruption et la noirceur de la Source, et il survivra toujours aux guerres et aux âges qui défilent. Je refuse de croire ou d'imaginer le contraire.
De ce fait, je l'aide de mon mieux dans les escaliers, il dérape souvent et je le stabilise. Tout en guettant les alentours, en écoutant le moindre cri bestial des pantins, je lui murmure deux ou trois paroles urgentes d'encouragement. Je ne regarde plus vraiment un magicien sage, un conseiller puissant, mais un vieillard qui arrive au bout de sa longue vie. En plus de la pluie, mes yeux s'embrument de larmes de frustration qui ne coulent pas, je les ravale et me concentre sur notre mission.
Percevant la présence des citadins dans les ruelles qui nous encerclent, j'amène Orist contre un muret et dégaine Aetheria. Sa lame se dévoile sous le ciel grisonnant et brille de son éclat argenté pur pour contrer les ténèbres.
Ils ne tardent pas à fondre de tous les côtés. Des animaux. La maladie de l'Obscurité coule dans leurs veines, altère leur nature profonde, la mascarade s'évapore et la magie noire se dévoile. Je me répète sans cesse que nous pourrons les délivrer. Qu'en anéantissant les Mages Fous, ils retourneront à leur vie. Par conséquent, je n'ai pas le droit de les tuer. Je serais une meurtrière et eux, de pauvres victimes inconscientes de leurs actes. J'ancre mes jambes dans les pavés inondés, solide sur mes appuis, et je les accueille un à un.
Ils affluent à ma gauche, et plus tard à ma droite, quelques-uns se rajoutent au-devant. Certains portent des armes sur eux ; les gardes, les sentinelles et les soldats croisent le fer avec moi et je me contente de les désarmer avant de les neutraliser, tandis que les citadins m'attaquent avec un équipement de fortune qui inclue des bouts de bois, des ustensiles de cuisine, des aiguilles, des couteaux, et j'opère de la même manière. Je les repousse autant que je le peux, tout en visant des points sensibles pour les assommer. Mâchoire, nuque, arrière du crâne, tempe. Je les blesse si nécessaire, dans les cas où je ne me décale pas assez vite et où je dois choisir entre ma vie ou les leurs.
Je les estimerais au nombre de trente. Les hommes, pas tous, ont gardé des réflexes de guerre et de combat. Ils se défendent bien et je m'en essouffle rapidement. J'utilise Aetheria en bouclier ou en moyen de dissuasion, j'évite au maximum d'employer ses côtés tranchants, mais j'échoue quelquefois à préserver ces âmes maudites. Deux soldats accaparent toute mon attention et ils me forcent à reculer. La pluie et le tonnerre atténuent mon ouïe, et je n'entends ni ne constate l'approche fourbe d'une cuisinière dans mon dos. L'éclair subit dans le ciel éclaire sa courte lame et par réflexe, je fais volte-face en plongeant la mienne dans son ventre. Je m'immobilise une fraction de seconde, mon cœur manque un battement. Je desserre ma prise sur le manche de mon épée, comme pour me distancer physiquement de mon geste. Nos regards se rencontrent au moment où le sien se consume.
Le choc est tellement brutal que je ne me réveille pas à temps de la torpeur pour éviter une lame. D'instinct, je bascule en arrière et l'épée du soldat frôle seulement ma gorge. En revanche, une autre taillade mon bras, cruelle. Le tissu de la robe ne me protège en rien et mon sang est essuyé par la pluie elle-même. Je me ressaisis, récupère Aetheria et me secoue un peu pour regagner tous mes sens. Ce combat se poursuit, d'autres se faufilent jusqu'à moi et c'est au final une quarantaine de corps que j'abandonne, gémissant, meurtris, inconscients.
J'accours à la hâte vers Orist, bien déterminée à continuer notre évasion vers l'est de la cité. Je souhaiterais dénicher une faille dans les remparts, une solution pour les escalader. Je l'avoue, je suis terrifiée à l'idée d'emprunter le passage du pont-levis. Des dizaines de pantins et un Mage Fou, au moins, patientent là-bas. Je ne connais pas cette cité, je n'y ai jamais combattu par le passé et je ne l'ai guère visitée, j'ignore les raccourcis et les chemins secrets. Je nous guide donc vers on ne sait où, vers l'espoir d'une survie peut-être.
Dans le ciel, les nuages forment des spirales de fureur et s'abaissent de plus en plus en direction de la terre. J'ai assisté à cela, auparavant. Sous ces tornades colériques, n'importe quel soldat s'enfuirait en pensant que le monde s'achève, que la fin est proche. Il ne s'agit que de l'oeuvre d'un Mage Fou. Il lui suffit de rassembler sa magie, d'ordonner aux puissances célestes et de les manier à sa guise. Tout juste me rappelé-je de mes précédentes épreuves face à ce genre de pouvoir que deux éclairs frappent consécutivement la cité. Des maisons s'embrasent et une lumière suffocante s'élève par-dessus l'Obscurité. Une troisième fend l'air dans la zone nord à proximité.
Au minimum, deux Mages Fous parcourent les rues de cette cité. Dépêchons ! Je remarque un détail intriguant à propos de ces éclairs. Ils ne s'étendent pas sur tous les Remparts, ils sont localisés et leur frappe est précise. Mes compagnons apparaissent tout de suite dans mon esprit. Quel intérêt ce scélérat aurait-il à massacrer les pantins de son acolyte ? Non, il pourchasse le reste de la troupe. Je ne réfléchis pas et dévie ma route droit sur cette zone, Orist sur les bras. La pestilence l'asphyxie, il tousse beaucoup et ne tient plus sur ses jambes, un poids mort pour moi. Je lui parle de temps en temps pour qu'il ne s'endorme pas, mais j'ignore s'il entraperçoit mes mots au travers de sa brume.
Je me stoppe à tous les tournants, veillant à ne plus me battre contre les citadins. Je refuse d'en blesser d'autres. Je le ferai, si je le dois. Le chemin s'est dégagé. Je crains que les forces de l'ennemi se soient focalisées sur mes compagnons et j'accélère le pas autant qu'Orist me le permet. J'envisage de pénétrer dans l'une des maisons et l'allonger en sécurité, mais aucun habitat n'est sûr, en particulier avec les éclairs du Mage Fou. La pluie noie les rues, si bien que mes bottes sont trempées.
— Aeryn...Aeryn, attendez...
Apaisée à l'entente de sa voix, je le porte sous un balcon, un doux répit de la pluie. Il s'adosse au mur, le souffle effréné. L'ai-je trop fatigué ? J'ai pourtant essayé de le soulager au maximum de son propre poids.
— Aeryn, c'est un piège.
Il me semble que mon palpitant cesse de battre une seconde et repart à tout rompre. Bien sûr que c'est un piège. Le Mage Fou contrôle les éclairs pour avertir tous les pantins de sa position et il est possible que nos compagnons soient loin, qu'ils aient quitté la cité ou qu'ils se trouvent à l'opposé, que ce soit une fausse piste pour nous attirer dans ses filets, mais pouvons-nous malgré tout nous détourner d'eux ? S'ils se battent présentement pour leur vie, que serions-nous en les laissant derrière nous ? Des lâches.
Cependant, je n'avais pas saisi le sens de sa remarque et mon erreur s'approche, perfide et destructrice.
Orist pointe fébrilement quelque chose dans mon dos. Quand je me tourne, je tombe nez à nez avec un Mage Fou. Encapuchonné d'un long tissu noir, trempé, cachant une armure d'acier et de cuir. Ayant rengainé Aetheria, je tente de l'attraper corps contre corps, mais il est plus rapide que moi et m'enserre la gorge, donne un coup brutal dans mon estomac et m'envoie valser sous la pluie, de nouveau. Je me lève d'un bond et sprinte sur lui, et c'est là qu'ils débarquent de nulle part. Un tsunami de pantins, plus malades et fous qu'auparavant, des bêtes sauvages qui fusent sur moi et me plaquent douloureusement au sol. Un genou broie mes omoplates, des mains me tiennent les cuisses et les bras, je parviens à peine à redresser mon visage, sinon je ne pourrais pas respirer à cause de l'eau.
Plus près est le Mage Fou, moins vivant est Orist. Il ne résiste pas à l'attraction de la terre et chute par terre. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas ! Pourquoi maintenant ? Pourquoi aujourd'hui ? Pourquoi paraît-il si faiblard ? Relève-toi, vieillard, relève-toi ! J'enrage et m'efforce de délivrer un bras pour empoigner Aetheria, mais ils s'entassent autour de moi et sur moi, à tel point que je me sens d'une inutilité fatale. L'ennemi demeure sous le balcon, mais son rictus mauvais m'est dédié. Il jubile.
— Bien le bonjour, jeune guerrière. Cela faisait longtemps qu'une femme des pays des Hommes n'avait pris les armes contre nous. J'en suis tout étonné.
Il adore me narguer, faire durer son plaisir dans cette conversation à sens unique. Je ne réponds pas, le privant d'une partie de sa satisfaction, et je réprime ma rage.
— Vous vous débrouillez bien. J'ai vu les dégâts plus haut. Mais vous ne tuez pas. Quel dommage. Quel gâchis surtout. Ne le savez-vous pas ? Ne vous l'a-t-on pas appris ? Qu'à la guerre, la pitié ne résulte en rien de bon. Si j'exigeais de mes pantins qu'il vous relâche, vous vous dirigeriez sur moi, et non sur eux, pour m'abattre et pour tenter de les libérer de ma magie. N'est-ce pas ? Mais si vous ne tuez pas d'abord les pantins, ils vous bloqueraient le passage et ils vous feraient du mal. Ce serait une vaine tentative.
Il adopte le ton d'un adulte blâmant un enfant capricieux.
— Vous commettez des erreurs, jeune guerrière. Les mêmes que votre peuple, les mêmes que les Elfes et les Nains. La miséricorde... La compassion... La pitié...
Il crache à ce terme.
— La pitié vous condamnera. Non, en fait, elle vous a déjà condamnée. Vous voulez que je le prouve ? Très bien, observez.
Il se munit d'une dague. La mienne ! Il me l'a volée. Ce fourbe la montre à son assistance à l'image d'un magicien des rues qui réaliserait un spectacle de mauvaise qualité, et il darde son regard venimeux sur Orist, faisant voler sa cape sur son sillage. Une main sous son menton, il l'oblige à se relever. Mes dents se serrent tellement qu'elles pourraient se briser. Mon ami vacille et ce scélérat s'esclaffe à le voir si fébrile. Mon sang ne fait qu'un tour. Il agite encore sa lame et je devine son intention. Non. Maudit assassin ! Laisse-le ! Là, je ne peux refouler mes réactions et me mets à remuer comme un démon emprisonné par des chaînes. Je suis prête à le supplier s'il le faut. Mais il ne le permet pas.
Violemment, il enfonce la lame en plein buste, heurtant le cœur de plein fouet. Non !
Orist hoquette, une inspiration brève et souffrante, mais ses yeux ne brillent pas de regret. Ils sont braqués sur moi et renvoient autant de bienveillance et d'espérances que possible. Promettez, Aeryn, promettez, me disent-ils. Non ! Non ! Dans mon esprit, je hurle, je pleure, je me déchaîne. En apparence, seul un sanglot impuissant m'échappe.
— Voici ce que vaut la pitié. Voici ce que vous gagnerez, misérables fourmis que nous piétinons sous nos bottes, voici votre récompense à la pitié. Bien que, je vous l'accorde, il fut une époque où vous refusiez de nous tuer, nous que vous nommez Mages Fous, parce que vous vous pensiez en mesure de nous sauver de nous-mêmes. Adorables, pitoyables créatures ! Vous faites des progrès, mais pas suffisamment. Comment cette nuit se serait-elle finie si vous aviez décimé mes pantins les uns après les autres ? Auriez-vous pu vous échapper à temps et épargner votre ami de cette mort affreuse ? Posez-vous la question, vous ne l'oublierez pas et elle vous hantera pour le restant de vos jours... Enfin, vos courts jours ! Votre courte heure ? Vos quelques minutes restantes ?
Secoué par un rire mauvais, il pousse Orist en avant et d'un coup, cogne dans ses jambes. Mon ami titube et s'écroule à quelques pas de moi. Sous la pluie battante, le visage noyé. Je tends le bras, mais ils me pressent davantage au sol. Relève-toi, bon sang ! Mais cet espoir-là ne tient pas.
— Ce n'est pas terminé, susurre ce sale serpent. Mes très chers, régalez-vous.
Il fait signe à ses pantins, ceux qui ne me tiennent pas, et ils se postent autour d'Orist. Que font-ils ? Qu'est-ce que...? Et ils frappent. Ils frappent son corps de poings, de marteaux, de talons, de casseroles, de tout ce qu'ils ont à leur disposition. Toute volonté s'envole. Je ne retiens plus ni cri, ni pleur. Ils n'arrivent plus à me tenir, je libère un bras, mais, trop tard, ils l'agrippent une fois de plus. Le Mage Fou scrute les giclées de sang et s'en lèche les lèvres. Lorsque son sadisme est rassasié, il commande la fin de cette horreur, mais ses poupées ont du mal à s'arrêter. Ses orbes rétrécis par la délectation reviennent sur moi avec un air étrange, un mélange de fascination et de désir malsain.
Un doigt dressé et ses pantins me lâchent. Il désigne le corps d'Orist, une autorisation muette de le rejoindre. Les membres douloureux, je rampe à ses côtés. Trop tard. Trop tard ! La pluie nettoie son visage, écarte son sang. Je hisse son buste sur mes genoux. Les larmes s'assèchent vite. Je n'y crois pas. Je... Non. Tout mon être nie ce qu'il vient de se produire. Comment ? Comment est-ce...envisageable ? Un monde sans lui, non, c'est impossible. Je me souviens alors de toutes les discussions que nous n'avons pas échangées, toutes les paroles que j'ai retenues ces dernières heures, tout ce que j'aurais dû lui dire avant qu'il ne soit trop tard. Non. Pitié, non.
— Il le fallait, fanfaronne le Mage Fou. Cet idiot nous agace depuis si longtemps. Et puis, il était marqué par l'Obscurité. Une question de temps, tout simplement. À présent, j'aimerais m'occuper de vous. La nuit file à toute allure et nous conclurons cette affaire avant le lever du soleil.
Ce vil serpent s'apprête à ordonner à ses pantins de me massacrer, mais je me surprends à lui rétorquer :
— Vous n'auriez pas dû me libérer. Si la pitié est notre point faible, le vôtre réside dans votre sadisme. Vous m'auriez tuée dès le début que cela vous aurait sauvé de la mort.
Il explose d'un rire gras, n'y accordant pas le moindre crédit. Un regard à ses pantins et ils foncent sur moi. Je repose le corps du magicien au sol et tire sur-le-champ Aetheria de son fourreau, des intentions bien dessinées en tête. Le Mage Fou, comme Lévitation, blêmit à l'apparition de la lame elfique. Je me contiens du mieux que je le peux, mais mes coups se font moins tendres, je fais moins attention, je blesse davantage, mais jamais mortellement.
Sauf un.
Je me débarrasse des citadins, hors de question de les ménager. Il a raison. Je gaspille des secondes, des minutes précieuses à me restreindre. Le Mage Fou, fiévreux après avoir reconnu mon arme et ses lettres elfiques gravées, se détourne du chaos et s'éclipse au détour des ruelles adjacentes. Non ! Il n'a pas l'occasion de décamper. J'éjecte un dernier pantin de ma route et me rue sur lui. Je l'entraîne en arrière et le propulse par terre, le déséquilibrant par les chevilles. Il s'étale de tout son long, mouillé, recrachant la pluie qu'il a faillie avaler, un peu moins vicieux dans ses expressions faciales, davantage vulnérable. Une épée en main, il se redresse et décide de me contrôler. Un combat entre nous ne l'amuserait pas du tout. En fait, il a vite déduit qu'il ne me vaincrait pas par les armes.
— Que...? Vous êtes elle ? Foutaises ! Elle est morte !
Il s'énerve, parce que sa magie ne fonctionne pas sur moi et il bat en retraite. Aller, serpent, rampe, rampe aussi loin que tu le désires, je vais dévaster ton nid et te couper en deux ! Je perds du temps. Je l'admets. Je pourrais le tuer en un battement de cœur. Mais c'est bon de le voir déboussolé et terrorisé. Surtout terrorisé. Il gigote dans tous les sens, en quête d'une porte de sortie, mais je le coince toujours. Aetheria se défoule sur lui, transperce sa chair un peu partout sur son corps, et un contentement malveillant s'empare de moi à la vue de son sang.
— C'est amusant, cinglé-je, ce n'est pas la première fois aujourd'hui qu'un Mage Fou me dit ceci. Et au bout de cette obscure et funeste journée, deux Mages Fous auront péri par cette lame !
Je n'aspire pas à faire preuve d'une cruauté similaire, car je ne tiens pas à imiter les actes infects et détestables des siens. Ainsi, je ne prolonge pas son procès et rends mon verdict. D'un coup net et tranchant, Aetheria file dans la nuit et scinde son corps en deux. Sa tête roule et le restant de son cadavre répugnant gît sous le torrent. La pestilence diminue aussitôt et l'air s'allège un peu. Je scrute cette immonde créature sans pitié, ni remords, sans plaisir, ni jouissance.
Orist !
Je chancelle jusqu'à son corps et m'agenouille à son chevet. Il repose avec une mine ravagée et des membres disloqués. Oh, par toutes les étoiles de ce monde, qu'ont-ils fait à cet être pur et noble ? Je m'imprègne de la douleur, elle se propage dans toute mon âme, dans tout mon cœur. Nous nous revoyons, elle et moi, des années plus tard. En m'exilant, j'optais surtout pour une existence paisible, à l'écart des pertes, des pleurs et du deuil. J'en avais suffisamment subi, je n'en aurais pas supporté davantage à l'époque. Je ne m'attendais pas à crouler sous une telle souffrance, si tôt. Orist, ce monde a besoin de vous. Le poing serré sur son torse, je m'accroche à lui. Toute joie nous a quittés, toute assurance d'un lendemain meilleur s'estompe. Les jours futurs s'assombrissent. Les ténèbres ont gagné une bataille de plus, une bataille contre toutes les terres, une bataille d'une importance capitale, puisqu'elle nous prive du grand Conseiller des Rois et des Seigneurs, l'homme le plus altruiste, généreux et admirable, le regretté Orist Norfir. Des chants le couvriront bientôt de louanges méritées et tous les enfants de toutes les races connaîtront son histoire et son dévouement pour la paix.
— Aeryn, je vous retrouve enfin ! Trois Mages Fous, à notre connaissance, ont franchi le pont-levis. Le Nain a suggéré un plan de repli. Venez vite ! Où est le magicien ? Le savez-vous ?
Je me laisse choir sur le côté. L'Elfe se pétrifie à la vue dudit magicien et le choc le saisit aux tripes. Un pas en arrière dénote de son désarroi. Je ne tiens plus et les larmes coulent une fois de plus. Il contemple avec amertume le corps sans vie et me jauge de la tête aux pieds, évaluant mon état. Et lorsqu'il mesure toute la gravité de ma haine, il s'évertue à outrepasser sa peine et il me propose une main délicate. Je m'en désintéresse.
— Dame Aeryn, je vous en prie, nous ne pouvons plus rien pour lui.
Il lui faut des funérailles dignes de son nom. Une cérémonie grandiose, de quoi rendre envieux les Rois dans leurs tombes. Les Nains sculpteront un tombeau somptueux. Les Hommes y graveront un épitaphe émouvant qui résumera à la perfection l'illustre personne qu'il était. Ils transporteront son cercueil dans un caveau royal, parce qu'il ne mérite pas moins, et ils s'inclineront devant lui. Les Elfes chanteront tout un mois, nuit et jour sans repos pour que son repos à lui soit comblé d'éloges. Ils prieront à l'aube et au crépuscule, ils écriront des poèmes majestueux et perpétueront sa mémoire pour des siècles et des siècles. Ils inventeront des dizaines de surnoms. Le Clément, l'Illustre, le Magnanime, le Sage, le Juste, l'Indulgent, le Bienfaisant, le Pacificateur... Pour toute une éternité, le monde se remémorera la vie d'Orist Norfir, l'Ami.
— Dame Aeryn, ils approchent, je ressens leur présence. S'il vous plaît !
Je m'assurerai, pour mon temps en ce maudit monde, que tous les peuples et toutes les races respectent sa mémoire.
— Je suis navré, Dame Aeryn, mais je n'ai pas le choix.
Un bras s'enroule autour de mon corps et me hisse sur mes jambes. Je m'assurerai qu'il soit considéré à la hauteur de ses actes, oui.
Je cligne des yeux et son corps a disparu. Je retombe brusquement sur terre, remonte à la surface. Les rues défilent. Laerran me tient le poignet avec fermeté et me traîne à pas hâtifs derrière lui. Un moment m'est nécessaire pour que je revienne à moi. La pestilence nous cerne. J'ai peur. Plus peur que jamais. Je suis seule. Plus seule que jamais.
Laerran ralentit finalement devant le pont-levis. Les pantins ne le défendent plus, étendus au sol, dépossédés de leur maître. Les Mages Fous sont à nos trousses. Il m'indique les douves. Vides de leur eau en cette période de sécheresse. Elles se remplissent brusquement à cause de cette pluie maudite. Je n'escalade pas la roche. Je dégringole. Mes jambes et mes mains frottent contre la pierre inégale, quelques écorchures se forment, je n'en éprouve pas la douleur. Aucun mal physique ne me touche. En bas, Torebok fait de grands signes. L'Elfe doit me pousser doucement pour que je m'élance vers ce qui ressemble à un tunnel sous les Remparts. L'eau montant jusqu'à nos torses. J'y entre sans me poser de question et nous sommes ensevelis par les ténèbres, lorsque Torebok ferme le passage.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top