Bêtes et volatiles

Dans la seconde, des oiseaux fendent l'air, le battement d'ailes frénétique et les croassements monstrueux, se hâtant dans toutes les directions. Ils ne sont pas maîtres d'eux-mêmes et d'ailleurs, je compte de nombreux corbeaux et rapaces, des volatiles annonciateurs de mauvaise augure et qui ne sont pas les bienvenus dans ces bois. Ceux-ci sont habités par des animaux paisibles qui chassent peu, des biches et des lièvres, des moineaux et des colombes. Même les loups et les ours ne seront jamais sauvages ici, mais apprivoisés aussi bien par la forêt que par les Elfes. En tout cas, il n'existe rien dans les parages qui soit agressif et qui s'affole de la sorte.

— Archers..., murmuré-je, cet écho se perdant aussitôt dans le vent.

Maelan réagit à toute vitesse et commande à ses sentinelles :

— Archers, abattez-les ! Abattez ces maudits espions ! Lokaï, portez l'information à l'Intendant que la Forêt est attaquée. Ramenez avec vous les archers de la cité et les gardes de la bordure nord-ouest. Aux premiers, vous leur direz de traquer le moindre volatile, de les chasser de nos terres ou de les tuer si nécessaire. Ils ne doivent pas trouver les voies secrètes des Jours Éternels et surtout, ils ne doivent pas les transmettre à leur maître. Avec les gardes, vous défendrez notre frontière.

L'éclaireur Lokaï opine rigoureusement du chef et s'en va en sprintant au travers des bois. Le Capitaine bande son arc et tire avec ses sentinelles sur les oiseaux qui se confondent avec le brun et le vert des feuillages. Le Prince des Arbres d'Argent les imite, mais tous n'essaient pas de les tuer, contrairement à l'ordre de Maelan. Les Sylvains chassent beaucoup, mais ils massacrent peu. Les bêtes sont leurs amies, ils jouent avec elles et refusent de leur ôter la vie, hormis en de rares occasions où ils se nourrissent parfois de viande ou si des animaux extérieurs pénètrent sur leur territoire, des sangliers ou des charognards en provenance des plaines. Ils s'évertuent surtout à faire peur à ces espions et à les désorienter dans leur vol chaotique.

Les volatiles ne fuient pas, au grand regret des archers. Ils les visent avec plus de précision et malgré leur réticence à tuer, ils percent leurs ailes et leurs cibles tombent les uns après les autres. Une pluie noire macabre. Toute la beauté de la Forêt s'en retrouve ternie, assombrie par l'Obscurité. Pour les Sylvains, cette tuerie d'oiseaux leur brise le cœur et c'est une tâche cruelle que leur impose le Mage Fou qui contrôle ces créatures. Il faut s'en débarrasser pour que les animaux soient libérés de son emprise. De toute évidence, Laerran suit un raisonnement similaire, puisqu'il replace son arc sur son dos, range sa flèche et dégaine ses longs et fins poignards argentés.

— Maelandroth, venez avec moi. Archers, tenez vos positions.

Ils commencent à partir en direction de la bordure ouest du fleuve, alors que les archers se dispersent dans la zone pour couvrir plus de terrain.

— Pas sans moi !

Le Capitaine ne se retourne même pas vers moi, comme s'il s'y attendait. Je pointe un Elfe au hasard et proclame :

— Vous veillerez sur Veseryn et l'enfant. Ne vous avisez pas de perdre l'un ou l'autre ! Veseryn, soyez sage. Ne tentez rien et restez sous sa garde.

Elle acquiesce vivement, bien heureuse d'être protégée, quelque peu effrayée par cette cascade morbide d'oiseaux ensanglantés. Duran saisit son glaive et Torebok prend sa hache, mais Maelan l'arrête d'un signe décidé.

— Non, le Nain demeurera auprès de la jeune fille. Il ne parcourra pas nos bois à sa guise. Les autres, suivez-moi ! Il n'y a pas qu'un Mage Fou aux abords du Fleuve Creux. Par deux, trois ou en groupe, ils se déplacent toujours.

Quel autre pouvoir affronterons-nous ? Le Capitaine, habitué de ses terres, file entre les arbres à vive allure. Duran et moi le talonnons de près, bien que les Elfes soient bien plus endurants et bien moins essoufflés que nous. Nous atteignons rapidement l'endroit où la crise a éclaté et la capacité du second Mage Fou m'apparaît en un coup d'œil. Ces scélérats ont vraiment choisi leur cible avec un plaisir malsain, car l'un possède les bêtes dans le ciel et l'autre les bêtes sur la terre, et je ressens alors toute la détresse des Sylvains débordés et anéantis à l'idée de massacrer des animaux innocents qui les attaquent avec une férocité barbare.

Je ne repère pas les Mages Fous en question. Ma vision est accaparée par la meute de loups et d'ours qui vivent en général d'un côté ou de l'autre du fleuve, et qui s'efforcent par tous les moyens de déchiqueter les gorges des Elfes. Ces derniers se défendent tant bien que mal, font tout leur possible pour les épargner, mais ils en tuent quelques-uns. Corbeaux et aigles royaux piquent droit sur eux, en quête de chairs à dévorer. En retrait, dans les arbres, les archers visent les becs pour que les épées se chargent des crocs et des griffes. Les Sylvains déjà présents, consolés par l'arrivée de renforts, crient à leur Capitaine que l'ennemi n'a pas traversé le ravin.

Cela suffit pour que nous nous élancions vers le Fleuve. Cependant, il est hors de question que je me batte avec Aetheria. Je n'aimerais pas que les Mages Fous apprennent mon retour en ce monde, surtout les Huit. Les terreurs parmi les corrompus, ceux qui dirigent dans l'ombre et fomentent les pires cauchemars à déverser sur les peuples affranchis. Jusqu'à présent, j'ai dévoilé ma lame en étant presque certaine d'assassiner le maudit qui la verrait. Je ne craignais pas qu'il rapporte à ses maîtres le bruit de sa réapparition. En ce petit matin, j'ignore si nous parviendrons à éliminer nos deux adversaires. Ils pourraient s'enfuir et trahir mon secret.

Je croise le regard de Maelan et désigne le manche brisé d'Aetheria ; il comprend facilement, me connaissant mieux qu'une sœur, comme si deux cents années ne s'étaient pas écoulées. Il me lance une épée des plus légères, pratique et docile, je les préfère ainsi. Un hochement de tête en guise de remerciement et nous voilà face à des bêtes sauvages, au sens fauve et furieux du terme. Je n'hésite pas entre ma vie et la leur, et trace un sillon de fourrures tranchées à mon passage. Je dois avouer que cette vue me procure une grande peine, mais nous devons traquer les Mages Fous, c'est une priorité, et les animaux ne peuvent pas nous en empêcher. Plus nous perdons du temps à les combattre, plus ils mourront.

Devant le Fleuve Creux, dont le cours fuit en un torrent colérique vers la Grande Mer de l'Est, la profondeur de l'eau ou du ravin importe peu. Nous dévalons la pente en donnant quelques coups de lames aux animaux qui nous foncent dessus. Ils ne s'intéressent pas tout à fait à nous, ayant sûrement l'ordre de créer une percée dans les rangs elfiques. Une fois sur la plaine, les deux Elfes ne tardent pas à prendre de la hauteur à l'aide des quelques branches épaisses sur lesquelles ils se meuvent avec une agilité presque insultante pour nous autres.

— Séparons-nous et sifflez si vous les débusquez !

Duran dévisage le Capitaine. Un sifflement ? se dit-il. Mais la plaine est vaste, vous ne l'entendrez peut-être pas et je ne me heurterai pas à deux Mages Fous sans secours. Je lis ceci dans le plissement de son front, il ne s'écarte pas et nous trottinons ensemble, les Elfes déjà loin. J'imite le son que Maelan évoquait, tout bas afin que le vent ne le transporte pas.

— Nous avons quitté la Forêt, mais le pouvoir des Elfes s'étend au-delà. Sifflez de cette manière, placez cette courte mélodie sur la brise et elle voyagera jusqu'à eux.

Il opine du chef, marmonnant quelque chose sur le pouvoir étrange des Sylvains et de leur nature tout aussi bizarre, et je ne lui explique pas combien cette magie, très différente de celle des Elfes de Lumière ou de la Source, est pure et ancestrale. Elle n'appartient pas aux guerriers sylvestres, à vrai dire, mais aux arbres qui acceptent de la partager avec leurs illustres habitants. Je n'ai pas l'occasion de lui apprendre cela, puisque des claquements de fer et des martèlements au sol s'élèvent de part et d'autre de notre position.

Nous nous stoppons net et écoutons. Tout à coup, des lances fusent devant et derrière nous, des épées scintillent sous le soleil levant à gauche et à droite. Nous sommes encerclés et ce n'est pas sous le joug des bêtes. Je raffermis ma prise sur l'épée de Maelan et bloque les projectiles de la lame, ou je me décale pour les éviter. Des hommes bondissent de tous les côtés, résolus à se débarrasser de nous. Je les aurais presque oubliés, les serviteurs des Mages Fous, des hommes dont l'esprit n'a pas été altéré et qui se sont pliés aux volontés de l'Obscurité. Des traîtres. Des lâches. Durant les Vieux Jours, ils n'existaient pas, ou peu, mais lorsque les peuples libres ont commencé à douter de leur victoire, des soldats ont déserté les fronts et se sont joints à l'ennemi pour survivre.

N'éprouvant pas la moindre pitié pour ces couards, je ne retiens pas mes coups. Tout en maintenant une attention toute particulière à mon environnement, ne manquant aucune lance, nos lames se cognent durement. Ils sont nombreux, une douzaine, et nous forcent à reculer si bien que, Duran et moi, nous nous gênons dans nos mouvements. Dos-à-dos, tantôt nous reprenons le dessus et leurs corps gisent dans la terre fraîche, tantôt leur assaut coordonné nous pose problème. Ils se pensent surpuissants, sous la protection pitoyable de leurs maîtres. Foutaises. Il serait idiot de leur part de sous-estimer une ancienne guerrière des Vieux Jours et un Homme qui s'est entraîné toute sa vie afin de succéder à son père.

En fin de compte, ces perfides sont vaincus en quelques geignements et contusions pour nous, et de plaies béantes pour eux. Des douleurs et des blessures si infimes que nous les sentons à peine. Duran se munit d'une lance et nous repartons au hasard dans la plaine boisée, à la recherche de nos véritables adversaires. Au loin, nous entendons les hurlements des loups et les grognements des ours, et les pleurs silencieux des Sylvains qui prient à chaque fois qu'ils tuent. D'autres traîtres tentent de nous surprendre, mais nous courons vite et des têtes volent, coupées, yeux exorbités. Nous rattrapons Laerran qui, seul, se bat contre une vingtaine d'hommes, tous enhardis à trancher sa gorge.

Faisons taire leur audace ! Je prends de la vitesse, m'appuie sur les arbres pour m'élever et frappe brutalement le dos d'un soldat qui trébuche et s'empale sur la lame de l'Elfe. Un autre se faufile derrière lui, Duran vise et jette la lance de toutes ses forces. Elle atterrit dans le front du traître, frôlant de près notre compagnon qui ne s'en aperçoit pas, concentré à parer les nombreuses épées sur lui. Sa lame en repousse sept, ce qui lui réclame une immense force dans les bras. Il ne faiblit pas, ou ne le montre pas. Puisque nous nous mêlons de leur combat, certains s'éloignent de lui, pour l'instant, et espèrent nous faucher.

La brève course dans la plaine et nos derniers échanges avec leurs semblables pèsent dans nos mains et dans nos jambes, mais je ne laisse aucune incertitude s'emparer de moi. Je me suis toujours battue avec la conviction que je sortirai vivante du combat, et je ne déroge pas à cette mentalité. Toutefois, nous n'arrivons pas à détourner la majorité des traîtres de leur proie principale et Laerran finit à terre. Non pas qu'il donne l'impression de crouler sous leurs attaques, mais il a plié un genou au sol et ne réussit pas à improviser une riposte efficace ou à songer à une solution efficace contre eux.

J'essaie de le rejoindre, tandis que Duran se charge de tous ceux qui se dressent sur mon chemin. Pourtant, je ne progresse pas assez et je vois une lame surgir de derrière lui, prête à le transpercer de part en part. Je pousse un cri d'urgence, son nom résonne dans la plaine et il fait volte-face à toute vitesse. 

Mais, il n'intercepte pas l'épée qui le menace. 

Non. Car une autre personne le fait pour lui.

Une hache voltige dans l'air et se fiche brusquement dans le crâne du traître qui tombe raide mort. Torebok s'élance dans la mêlée sous les orbes à moitié reconnaissants et à moitié accusateurs de Laerran.

— Ne me remerciez pas surtout, Prince des Elfes ! raille-t-il en ramassant son arme. Vous croyiez réellement que je patienterais docile avec vos sentinelles, pendant que vous prenez tous les risques et récoltez toute la gloire ?

Un rire aigu s'extirpe de mes lèvres, un mélange de soulagement et de nerfs. Je ne m'étonne plus de la ténacité de notre ami Nain, il ne changera pas ! En plus, il a raison. Comment Maelan n'a pu prédire sa désobéissance ? Sa venue soudaine nous aide beaucoup. Les hommes se penchent sur lui, mais ils ne le touchent jamais, recevant des coups mortels bien avant. Il les déconcentre de Laerran. Nous en profitons pour en décimer autant que possible. Les échanges se raccourcissent. Ils paniquent et commettent des erreurs de défense, certains n'utilisent plus leur bouclier, ils se déséquilibrent facilement et au lieu d'aller au bout du combat, ils entreprennent de l'abréger et il ne nous en faut pas davantage pour trouver leurs points vitaux.

— Je suppose que vous n'avez pas rencontré de Mages Fous sur votre route, dit Laerran au Nain.

Celui-ci hausse les épaules, mais il n'a pas le temps de répondre, car le vent nous porte un message alarmant et pressé. Le sifflement de Maelan est répété, perçant et prompt. Il est en danger. Ni une, ni deux, je réagis la première et sprinte dans la direction de cette mélodie funeste, mes compagnons sur les talons. Des images du passé resurgissent et la répétition hâtive de son sifflement me rappelle de vieilles voix oubliées dans un coin de ma mémoire. Et de tous les souvenirs qui m'assaillent à nouveau, la peur prend le dessus et s'engouffre dans tout mon être. 

En me rapprochant de sa position, je distingue une marée de soldats traîtres, au moins une quarantaine. Le Capitaine subit leurs coups d'épée et à l'écart, ricanent les deux Mages Fous derrière leur bataillon de corrompus. Dans son dos, Maelan ne le remarque pas, mais ils ont rappelé quelques canidés enragés, prêts à le dévorer.

Laerran renonce à s'attaquer aux hommes et se positionne entre son Capitaine et les animaux. Pour ma part, le choix est vite fait. Je leur donne toute ma confiance pour se battre à quatre sur ces deux fronts, sans compter que d'autres Sylvains devraient arriver... Je l'espère... Quoi qu'il en soit, je contourne les meutes de soldats et de bêtes, droit vers les Mages Fous. Je prends soin de me dissimuler derrière les arbres, dans les ombres, usant de toute la furtivité dont je suis capable. Si l'ennemi constate mon approche, je suis fichue. Leurs hommes se braqueront vers moi et mes compagnons ne pourront gagner mon côté avant que je ne sois cernée, et peut-être tuée. Les deux se tiennent en haut d'une large colline, ricanant et fiers de leur manœuvre. Je la monte sans hésitation.

En contrebas, Maelan n'est pas ravi au rugissement guerrier de Torebok, mais il ne rejette pas son aide. Le Nain se met à tournoyer en agitant sa hache, tailladant la plupart des genoux à sa portée. Parfois, il s'amuse en l'enfonçant dans les parties intimes de ses adversaires. L'on dirait qu'il s'échauffe tout juste et à ses larges gestes menaçants, les traîtres osent moins s'en prendre à lui. Voyant qu'il se débrouille très bien au corps-à-corps, le Capitaine se distance quelque peu et rengaine sa lame au profit de son arc. Il bande et décoche à une telle vitesse que dix flèches se sont planté dans les cous de dix hommes sans que Duran n'ait pu en tuer un seul.

Ce dernier bataille avec trois hommes, un peu en retrait. Il joue avec eux. Ses adversaires combattent bien, nous ne pourrions les critiquer sur ce point. En revanche, l'héritier des Rivières Blanches connaît l'art de la guerre mieux que des lâches, et ses coups précis et incisifs les réduisent à l'état de misérables corps désarticulés qui n'ont plus le loisir de penser à une tactique de survie ou de repli. Laerran lui lance une œillade par-dessus son épaule, soucieux pour lui, mais l'Homme les achève un à un, calme et posé, ne se précipitant pas, se plaçant et frappant fort.

Les animaux ont tous été envoyés à la bordure ouest de la Forêt et l'Elfe n'en tue qu'une dizaine. Ses joues baignent dans un ruisseau de larmes, toutes ses prières allant à ses bêtes innocentes. Ses orbes navrés se posent sur les cadavres allongés des loups, ces créatures que son peuple admire et protège, et sa main vient caresser les fourrures pleines de sang des ours, plongé dans le désarroi. Néanmoins, les Mages Fous ne lui accordent pas de repos ; il ne peut se battre avec les autres, puisque les aigles, les corbeaux et tous les rapaces reviennent des Jours Éternels. Soit leur maître s'apprête à fuir et il récupère ses possessions, soit les oiseaux leur rapportent l'information désirée, autrement dit les passages secrets menant à leur cité.

— Maelandroth ! l'appelle son Prince.

Le Capitaine pivote d'un coup, note le nombre alarmant de volatiles dans les airs et rive ses flèches dans leur direction. Les deux Elfes en abattent autant qu'ils le peuvent et les dispersent pour qu'ils ne gagnent pas les deux scélérats. Le bataillon des Mages Fous s'amincit grandement et les rares survivants courent pour leur vie. Duran les chasse et les foudroie d'une frappe impitoyable. Je m'accroupis en haut de la pente de la colline, derrière un tronc à demi coupé, et je patiente, j'observe, je guette une ouverture. La traque meurtrière de leurs hommes les préoccupe peu. En revanche, ils fixent le ciel, affichant nettement leurs espérances quant au retour des oiseaux. Avec eux, ils pourront rassembler une armée et marcher sur les Jours Éternels, guidés par leurs espions volants.

Non, certainement pas !

Leurs oiseaux se font décimer et ils s'impatientent, redoutent que les Elfes ne les privent d'une chance d'enfin déjouer les mystères des Jours Éternels. Leur colère atteint leur paroxysme, quand Laerran en fait chuter quatre d'une seule flèche. Un des deux s'engage sur-le-champ dans un enchaînement de gestes rapides des mains ; j'en déduis qu'il prépare un sortilège pour rappeler les bêtes et détourner l'attention de mes compagnons ; ainsi, ils se réuniront avec les volatiles, puis battront en retraite. Je saisis cette opportunité et me rue hors de ma cachette, l'épée en main.

Un Mage, le maître des animaux, perçoit mon approche du coin de l'œil et interpelle son compère. Trop tard. Il ne tire pas suffisamment vite son arme et je ne gaspille pas la moindre seconde : sa tête tranchée roule jusqu'en bas de la colline. Pour résultat, les animaux qui se hâtaient au loin deviennent fous un moment, reprenant la maîtrise d'eux-mêmes, certains s'effondrent et d'autres disparaissent dans la plaine, embrumés par leur incompréhension bestiale de la situation. Autre conséquence, mon prochain adversaire se révèle extrêmement furieux et déterminé à me faire souffrir, mais surtout à me tuer pour ensuite prendre ses jambes à son cou.

Au pied de la colline, Duran entame la montée, mais je lui fais signe d'attendre. Quelques coups avec le Mage Fou me permettent de le jauger. Les Elfes cessent de s'en prendre aux oiseaux, puisque j'accapare toute l'attention de leur maître et qu'ils ne lui offriront aucun savoir. Mais Torebok, dos aux autres, ne distingue pas la tête coupée, ni mon duel, et il projette sa hache dans les airs dans l'espoir qu'elle touche quelques rapaces.

Son arme n'effleure pas une seule cible, ni n'en vient à proximité, puisqu'elle est subitement déviée par une flèche à l'acier tout aussi robuste que celui des Nains. Il se fige un instant, pris de court, et darde un regard agacé vers les Elfes. Torebok se retrouve nez à nez avec une tout autre personne ; sautant de sa branche, souple sur ses jambes, une Sylvaine se redresse face à lui, le dominant d'au moins la longueur d'un bras. Notre compagnon se paralyse à sa vue, une brusque émotion scintillant dans ses pupilles.

Plus belle que l'automne, une cascade brune ruisselle sur ses épaules et sur son dos, s'arrêtant à ses hanches. Par endroits, cette teinte marron, foncée, d'un tronc de sapin, se change en touches de roux et de cuivre. Avec ces nuances, ses cheveux paraissent prendre vie autour de son délicat visage. Vêtue d'une armure sylvestre complète, faite de cuir, elle ramasse sa flèche et pousse la hache du Nain du bout de son petit pied botté. Torebok ne bouge pas, ému.

Je ne me demande pas longtemps qui est cette nouvelle arrivante et de toute façon, je suis bien trop occupée pour analyser la situation... bien qu'une part de mon esprit, rivé en permanence sur mes compagnons, ne peut s'empêcher de deviner l'essentiel à l'attitude du Nain. Je décide d'éjecter le Mage Fou de la colline. Un coup de talon à l'abdomen et le voilà dégringolant. Duran lui sectionne la gorge de la pointe de son glaive, Maelan et Laerran le criblent de deux flèches au cœur, tandis que la Sylvaine et le Nain se dévisagent, complètement détachés de la scène macabre qui se déroule à côté d'eux. Je redescends la colline au pas de course. Les oiseaux, délivrés, agissent avec une folie similaire à celle des bêtes, mais ils s'en remettent mieux et se perchent dans les branches ou s'envolent vers d'autres horizons.

— Votre talent au combat m'impressionne toujours autant, s'incline Maelan.

— Oh, taisez-vous. De nous tous, j'en ai peut-être fait le moins.

— Le plus urgent, corrige-t-il.

Je roule des yeux et interromps les deux immobiles dans leur contemplation.

— Elfe sylvestre, quelles sont les nouvelles de la Forêt ?

La Sylvaine se soustrait finalement à la vision qui la troublait et me couve d'un œil respectueux. Elle se courbe et répond plus à son Capitaine qu'à moi :

— Des mortels s'en sont pris à notre frontière, présumant que les animaux auraient créé un passage sûr pour eux. Ils se sont heurtés à un mur de flèches. Aucun n'a survécu. En ce qui concerne les loups et les ours, avec les renforts, nous avons défendu la frontière en les épargnant quand nous le pouvions. L'assaut est terminé, je le crois.

Elle désigne les deux cadavres et Maelan acquiesce. Il fait courir un regard insistant sur chaque membre de notre compagnie présent.

— La Forêt vous remercie pour votre soutien.

Se ressaisissant et regagnant en lucidité, Torebok soulève sa hache et se poste devant le Capitaine, poings sur ses côtes, l'air téméraire.

— De ce fait, pour nous présenter votre humble gratitude, vous écouterez la faveur exigée par Dame Aeryn et par votre Prince. Vous en accomplirez les termes.

Maelan se racle nerveusement la gorge, jugeant sans détour le Nain avec dédain. Notre compagnon ne se ratatine pas, au contraire il s'évertue à se grandir, non pas par la taille, mais par l'opiniâtreté. 

— Alors, Maelandroth ? Ignorerez-vous les ordres de votre Prince ? Renoncerez-vous aux règles de la gratitude ?

La Sylvaine sent la raillerie dans ma voix sereine. Elle s'interroge probablement sur mon identité, mais, à son haussement de sourcils discret, son Capitaine lui parle de cette faveur qu'il nous doit désormais.

— Raccompagnons-les à la Forêt. Ils ne pénétreront pas à l'intérieur de notre cité, mais auront droit de parcourir nos terres d'une frontière à l'autre. Nous les escorterons vous et moi, après s'être assurés que l'assaut ne se poursuivra pas. Nous leur prodiguerons des conseils pour leur voyage à venir, s'ils le désirent. Et faites leur quémander des tenues plus...décentes.

Les deux Sylvains zieutent sur les vêtements ridicules de leur Prince, toujours habillés des tissus aux couleurs immondes des Remparts et de la cape lourde des Nains. Aussi, Maelan se souvient peut-être de l'horrible robe de Veseryn. À moi, il m'adresse une grimace indignée, reconnaissant le fer des Nains.

— Vous rappelez-vous, Aeryn, de cette armure que vous aviez commandée auprès des Sylvains ? Elle a été préparée spécialement pour vous et elle ne conviendra à personne d'autre. Si vous le souhaitez, nous la sortirons de nos coffres.

— Ce serait un honneur que d'accomplir cette quête avec une armure sylvestre.

— Qui êtes-vous ?

La Sylvaine ne retient pas sa question. Elle ne ravale pas non plus sa curiosité. Je ne peux l'en informer, puisque son Capitaine me devance. Je note à cette occasion que Maelan s'est vite accoutumé à mon nouveau nom. En vérité, il n'est pas du tout surpris ni de ce changement, ni de ce choix.

— Dame Aeryn, Altesse, et vous autres compagnons, voici ma seconde. Elle se forme encore. Merialeth, c'est son nom.

Elle doit être jeune, car elle n'a pas reconnu son Prince. Ne l'aurait-elle jamais rencontré ? Stupéfaite de le trouver sur leur territoire, son buste se penche largement et il réplique par un doux rictus compréhensif.

— Merialeth, voici Dame Aeryn, une amie de notre Forêt. Elle s'est absentée quelque temps. Vous n'aurez jamais entendu son nom, auparavant. Une amie très chère de la Forêt.

Il se remémore un détail important ; ses yeux pétillent et il se tourne vers moi, la mine pensive.

— Savez-vous qu'une histoire se raconte à votre propos, Aeryn, et en particulier au sujet de vos amis ? L'histoire les nomme vos amis véritables. Un ami véritable de Dame Aeryn la cernerait si bien qu'il découvrirait où elle s'était exilée, mais il n'irait pas à sa rencontre. À ma connaissance, et par-là je sous-entends à ma déduction, un seul individu en ce monde était au courant et avait décelé la réponse à votre énigme. Je ne prononcerai pas son nom, mais il n'est pas un inconnu ou un étranger. N'est-ce pas ? Sachez également que vous ne comptez pas qu'un unique ami véritable parmi vos proches, car je lisais aisément en vous à l'époque, et aujourd'hui encore, et ce mystère n'en était pas un pour moi.

Comme pour le prouver, il comble l'espace entre nous, fait glisser mes cheveux noirs derrière mon oreille et chuchote à voix basse deux petits mots qui produisent un grand effet sur moi : terres désolées. De tous les lieux de ce monde, nul n'aurait présagé que je retournerais là-bas et que j'y instaurerais mon exil. Mon regard sur lui ne s'altère pas, puisque je ne doutais pas de son amitié, mais je ne peux refouler un brin de satisfaction à sa révélation. Maelandroth, l'un de mes plus vieux et loyaux amis.

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