ROSSBERRY
JESSE - Tu fais tout ce qu'il te dit
Le vent chaud de cette soirée d'été souffle trop fort. Les arbres enrubannés agitent leurs branches en tous sens, de petits cercles de lumière dansant aux pieds de ceux-ci, sous l'éclairage des guirlandes qu'on leur a attachées. Les invités pestent, rient à la vue d'une jupe volage, et se précipite à l'intérieur après avoir fait le bonheur des photographes qui s'amassent devant les portes du manoir. Une musique flotte dans l'atmosphère, jouée par l'orchestre installée dans le jardin où arrivent tout ce beau monde : Danse Macabre, de Saint-Saëns.
Les notes lancinantes des violons et les fuites endiablées du xylophones se superposant aux déversement de la nouvelle aristocratie américaine créent une atmosphère surréaliste. La Danse Macabre... Minuit sonne. Satan va conduire le bal. La Mort paraît, accorde son violon, et la ronde commence, presque furtivement au début, s'anime, semble s'apaiser et repart avec une rage accrue qui ne cessera qu'au chant du coq. Le sabbat se dissout avec le lever du jour.
Les organisateurs de cette soirée doivent avoir un sacré humour, mais ils ne risquent pas grand-chose : qu'est-ce que tous ces nouveaux riches connaissent aux poèmes symphoniques ?
Les mains dans les poches, je délaisse le portail principal dans lequel la foule s'engouffre, et pars vers l'entrée de service.
La soirée Rossberry. Tous les ans, c'est un événement pour la richesse de Chicago. On s'y presse, on s'y montre. Et Clark ne la raterait pour rien au monde. Je sais qu'elle sera là.
Ces dernières semaines, je lui ai donné l'occasion de faire parler d'elle.
Elle m'avait un jour dit qu'elle détestait les filles portant des franges : trop sages. « Coupe-toi une frange. Toi-même. » Elle l'avait fait, et contre toute attente, avait lancé la mode de la frange maison. Il faut dire qu'elle est capable de porter ce genre d'horreur avec tellement d'aisance qu'on ne peut que lui envier son assurance.
Sans doute pour m'agacer et réveiller mes plus bas instincts, elle m'avait confié avoir couché avec le père de sa meilleure amie, quand elle avait 16 ans. « Révèle à Alice ce que tu lui caches depuis des années. » Et elle l'a fait. Car elle méprise cette fille, elle ne la garde auprès d'elle que pour être une pierre semi-précieuse, faisant ressortir l'éclat du diamant qu'elle est. Et entre une amitié brisée avec ce genre de filles et un scandale du à nos escapades de jeunesse... Le choix est vite fait, n'est-ce pas ?
Ce soir marque une pierre angulaire dans notre nouvelle idylle, puisque c'est bien de ça qu'il s'agit : un jeu de séduction. Et elle sera prise dans mes filets avant d'avoir tisser sa propre toile, car je connais chacun de ses mouvements, chacune de ses faiblesses, chaque parcelle de son corps.
Ajustant mon costume, je glisse un joli billet vert à celui qui garde l'entrée, et me glisse parmi les invités.
Je ne m'attarde pas, me contentant de prendre un petit four sur le plateau dont un serveur offre l'accès aux convives. Ce soir, pas d'alcool. Le goût sucré du dessert de traiteur m'emplit la bouche, et je souris, avant de chercher Clark du regard. Je n'ai pas l'intention de rester ici toute la soirée, alors je la trouve, je lui balance ma bombe, et je quitte cet endroit qui fleure un peu trop le parfum de luxe.
Elle est là. Une main refermée sur un verre de champagne, noblesse oblige, et l'autre sur l'épaule d'un homme, que je sais être son copain du moment. Peau tannée, yeux d'un bleu limpide, trop clair, et une goutte au coin de l'œil : « J'ai fait pleuré la mère de quelqu'un ». Plus clairement, « j'ai tué quelqu'un ». La dernière lubie de notre jeune première : un ex-taulard repenti et désormais coqueluche de ces dames.
Non loin d'eux, mais dans l'angle mort de la brune, je les observe, attendant que le bellâtre quitte la scène. Clark porte une robe que je connais bien, puisque je suis celui qui l'a choisie : « Porte le neuvième look de la collection Automne-Hiver 2018 de Eloshi ». J'ai tout simplement choisi ce que j'ai trouvé de plus laid et de plus cher.
Mais, homme de peu de foi que je suis, me voilà forcer de constater qu'elle le porte beaucoup bien que je n'aurais pu l'imaginer. Elle a accompagné la robe grise et difforme de cuissardes cirées rouges et d'une large ceinture de même matière, cintrant l'ensemble à la taille. Elle exécute sa peine avec une grâce incomparable.
Finalement, il part. Saisissant un verre sur un des plateaux que tient un serveur, je m'approche, et prends entre mes doigts la fraise qui flottait dans la flûte de champagne que je viens de m'attribuer.
- Mademoiselle ?
Alors que ses yeux étaient baissés sur le sol, dont le plancher semblait grandement la passionner, elle les relève, et me fixe avec surprise.
- Ouvre la bouche.
J'approche la fraise de ses lèvres, la pressant légèrement contre celles-ci. Et, lentement, sans me quitter des yeux, elle les entrouvre, pour croquer le fruit. Gentille fille.
Saisissant son poignet, étonnamment fin sous l'amoncellement de tissus qui le couvre, je l'attire à moi, avant de me nous entraîner vers une fenêtre, pour nous cacher derrière un des lourds rideaux qui cachent celle-ci.
- Qu'est-ce que tu fous ici ? Chuchote-t-elle, visiblement mécontente de ma présence.
- T'es pas contente de me voir ? Je demande alors, lui offrant un sourire espiègle.
Seules les lumières du jardin éclairent désormais son visage, et les ronds des guirlandes dansent à présent sur ses traits. Assourdi par les vitres troubles, un semblant de musique nous parvient. Les notes légères du Cygne de Saint-Saëns éveillent mes sens, dans l'atmosphère déjà suffocante que créée le rideau. Ensuqué dans la moiteur de ce cocon, je me penche sur elle, souriant.
- Je sais que c'est toi... chuchote-t-elle, ses mots s'étranglant quelque peu avant de franchir ses lèvres.
Et quelles lèvres... On a envie de les voler, les posséder, les croquer. A croquer. C'est bien ce qu'elle semble être, à ceci près qu'elle sera la première à vous bouffer tout cru.
Voyant que je ne réponds pas, elle passe une main dans ses cheveux détachés, encadrant de leurs sombres ondulations son visage presque trop pâle au milieu de cette masse folle.
- Pourquoi faut-il qu'ils jouent de la musique classique... ? Souffle-t-elle.
- Romantique.
Un air interrogateur se pose sur son visage poupon, et je soupire.
- Saint-Saëns était un romantique.
Elle devrait le savoir. Elle devrait aimer le romantisme, ma Carmen des temps modernes...
Je pose ma coupe sur le rebord de la fenêtre, et de ma main désormais libre, vient doucement effleurer la peau de ses jambes nues, qui luit de l'éclat d'une étrange crème pailletée. Son odeur, vanille et ambre, envahit le peu d'espace dans lequel on se trouve.
Mes doigts continuent leur course, se saisissant du tissus de sa robe et le faisant remonter le long de sa cuisse.
- T'es bien docile, ce soir, princesse.
- C'est toi.
- T'as aucune preuve.
- T'es pathétique, Jesse. Ça t'a fait tellement mal, quand je t'ai quitté ? T'as vraiment besoin de te venger comme ça ?
Pas de réponse. La mâchoire serrée, je hausse les épaules avec désinvolture, comme si ses mots ne m'atteignaient pas. Mais ma prise sur sa jambe se resserre, et mes doigts s'approche dangereusement de sa zone interdite -enfin, interdite à qui ? La moitié de la ville a déjà du lui passer dessus-, griffant sa chair délicate.
Semblant sur le point de tomber dans les pommes, ce qui, bien que l'image soit jolie, serait embêtant, elle tente d'ouvrir la fenêtre. Mais ma main arrête la sienne, se refermant sur ses doigts, les entrelaçant aux miens. Sa respiration, empruntée de notes mentholées, s'écrase contre mes lèvres, souffle brûlant et accablant.
- Vas-y, rebelle-toi. Après tout, tu risques rien, même si c'était moi, je pourrais pas aller voir les flics pour te dénoncer... D'ailleurs, ce taré a continué à t'écrire ?
Elle hoche la tête. Honnête, comme toujours.
- Et tu fais tout ce qu'il te dit ?
A nouveau, un hochement.
- Quelle chance il a.
Et je recule brusquement, lui arrachant presque un hoquet. Sortant mon portable, je lui en montre l'écran. Dessus, des messages du même numéro que celui qui la harcèle, que je me suis envoyé moi-même.
- Il a commencé à m'écrire aussi. Tu ne devais plus lui suffire. C'est pour ça que je suis ici.
Écarquillant les yeux, elle m'arrache le téléphone des mains, pour fixer le numéro qui s'y affiche, qu'elle doit sans doute connaître par cœur désormais. Et quelque chose semble enfin se réveiller en elle : sa jalousie. Je reconnaîtrais cette expression entre mille, chez elle. Le léger plissement de son nez, créant de petite rides courbées sur celui-ci, le pincement de ses lèvres, et l'éclat de ses yeux. Mais je suis simplement incapable d'en discerner la raison. Est-ce la jalousie d'une gamine capricieuse, qui voit ses jouets laissés aux placards depuis des années passer entre les mains d'autres enfants. Est-ce la jalousie de l'amante éconduite, qui se croyait unique aux yeux de son bourreau, avant de comprendre qu'elle n'est qu'un jouet, elle aussi, parmi tant d'autres ?
Je ne le comprendrais pas tout de suite. Le rideau s'ouvre, et devant moi se trouve le petit copain bafoué. Aïe, il semble enragé.
Moi non plus, je n'aimerais pas surprendre ma maîtresse, la jupe retroussée et les joues rougies par un autre. Rectification : moi non plus, je n'aimais pas ça.
- Putain mais qu'est-ce que vous foutez ?!
Il tente immédiatement de me frapper, mais j'esquive le coup sans problème : ce n'est pas la première bagarre dans laquelle j'entre à cause de cette fille. Sans attendre, je réplique par un coup dans le ventre, et il se penche un peu en avant, le souffle coupé.
- Bah alors, c'est que du blabla, la prison et les meurtres ? Je demande, avant de rire un peu, et d'ouvrir pour de bon la fenêtre, cette fois.
La flûte de champagne est projetée au sol dans un bruit fracassant de verre qui se brise, pourtant étouffé par le brouhaha environnant, alors que des gens s'amassent autour de nous.
Je reprends mon portable des mains de ma belle, et lui sourit. C'est tellement bon de ne plus être celui qui pique une crise quand il la surprend en plein pêché.
Ne laissant pas plus de temps au soit disant ex-taulard pour se remettre de ses émotions, je saute par la fenêtre : on est au premier étage, et j'atterris un peu lourdement certes, mais sans une égratignure, avant de m'élancer et courir à en perdre haleine dans le jardin, riant à plein poumon alors que je tends un majeur en l'air à l'audience médusée que je laisse derrière. Clark est parmi eux, me fixant. Et je sais qu'elle crève d'envie de courir avec moi, ma démente.
Un avis sur l'histoire, jusqu'ici?
Est-ce que les personnages vous plaisent? Vous aimez les découvrir?
Prêtes pour la suite? 💞
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