Chapitre 6

Emmitouflé dans les draps de soie, comme sur un nuage de bonheur absolue, Octavio émergea d'un lourd sommeil, d'un sommeil réparateur ; il n'en avait pas connu depuis longtemps et semblait se réveiller d'un doux songe qu'il ne voulait plus quitter. Il s'était très-vite habitué au goût de la luxure ; et le retour à la réalité se fit en douceur. Il n'avait oublié aucun détail de sa dernière nuit, de Mallo, de ses formes et de sa chair, et ne regretta nullement d'avoir assouvi ses pulsions ; c'était bien la première fois, et depuis des lustres, qu'il n'avait pas autant profité de cette joie indécente des sens.

Les yeux mi-clos, Octavio constata que la pièce était alors tamisée d'une lumière chaude, et il flottait dans l'air le parfum singulier de la serveuse ; deux bouffées plus tard de cette odeur enivrante, et il tâta à ses côtés, à la recherche d'un bout de bras, de sein, de hanche, de cuisse ou de fesse, mais ne trouva rien, mis à part la froideur mêlée aux plis du tissu.

Il s'assit au bord du lit. Puis, après un court instant à remarquer le vide de la pièce, se leva et commença à s'habiller, après s'être allégrement essuyé le membre avec la couverture. Elle a dû partir pour travailler, pensa-t-il avec une moue qui ne voulait rien dire.

L'ancien artilleur, un fois prêt à quitter cette chambre de tous les plaisirs, prit sa canne sous le coude et vérifia les poches de son veston. Il y retrouvera l'argent de son ancien ami, l'adresse où il devait le retrouver, et, plié en quatre, un papier déchiré. Un papier déchiré qui empestait le parfum hors de prix de Mallo, et où, à travers il put observer une écriture à l'encre noir. Alors, de ses doigts agiles, il l'ouvrit :

« Mon très cher Octavio, c'était une nuit incroyable, et mes cuisses tremblent encore à l'idée de s'ouvrir pour toi. Promets-moi de revenir, un de ces jours, ou une de ces nuits. Mille baisers, Mallo. »

Le jeune homme, à la lecture de cette lettre sulfureuse, eut un sourire discret aux lèvres. Il souffla des narines avec un petit soubresaut des épaules, puis rangea le papier dans la poche arrière de son pantalon. Il comptait bien la revoir, mais pensa que l'argent allait lui manquer ; Mallo avait été généreuse cette fois-là, mais peut-être pas les prochaines fois.

Il sortit du Little Mary, très-heureux, très-léger, et était ravi de constater qu'il n'était seulement que midi ; sa matinée avait été grasse et ne voulait pas rater le rendez-vous avec Zeltar. Octavio traversa alors les rues de Grande-Betiana d'un pas assuré ; les épaules écartées, le menton levé, la tête haute et la mèche soignée, il s'avançait en regardant de haut les passants, les clients aux terrasses des cafés, et les voitures qui passaient à toute vitesse sur les routes pavées du grand boulevard.

Le soleil, au Zénith, flambait de toutes ses flammes ardentes derrière son voile de fins nuages, et tapait sans pitié sur la nuque des charpentiers, des crieurs de rue et autres vendeurs ambulants. Octavio, que la faim commençait à prendre au ventre, zieuta çà et là, un endroit, un bistrot ou un restaurant qui pourrait lui donner quelques restes. Et alors qu'il allait rentrer dans un établissement malfamé, sur le pas de la porte, il se rappela soudainement de l'argent qu'il n'avait pas donné à Mallo. Il rebroussa chemin, et se dirigea vers « la rue de la faim », le quartier qui concentrait le plus de bistrots, de restaurants, de bouchers, de fromagers, et toute sorte d'établissements vendant de la nourriture prête à être consommée.

Il se sentait comme le roi du monde, et entra dans le premier restaurant – qui lui semblait être de luxe. En réalité, l'établissement qu'il avait choisi, n'était qu'un ersatz, qu'une pâle copie, d'une très grande adresse du pays, un piège à touriste où la bière était coupée à l'eau et la viande d'une origine suspecte ; mais ça, Octavio ne le savait pas.

Il avait l'assurance d'un prince venu d'un pays lointain, s'assit avec une fausse classe, se tenant tellement droit, qu'il en devenait un peu ridicule ; et malgré ça, malgré son comportement de faux riche, de petit peuple ayant touché miraculeusement de l'or et voulant se donner une bonne image, les dames se retournaient quand même sur lui ; elles le regardaient d'un œil amusé, intrigué, et même, charmé, parfois.

Un satyre, très-élégant, habillé d'une redingote serrée, s'était présenté à sa table :

– Monsieur désire ? demanda-t-il d'une voix monotone.

– Donnez moi ce que vous avez de plus cher et de plus copieux. Et servez moi aussi votre meilleur vin !

Le serveur, qui avait d'abord cru à une mauvaise plaisanterie, lui jeta un regard oblique ; mais, quand Octavio lui glissa les deux billets de banque sur la table, il changea drastiquement de comportement. Il s'inclina respectueusement, et partit en cuisine. Un autre employé lui servit un grand verre de vin rouge, pendant qu'un autre encore, lui proposa même de grands cigares :

– Offert par la maison, dit-il avec un grand sourire.

L'ancien artilleur prolongea là sa soirée de gourmandise, il se sentait enfin vivre et ne voulait surtout pas revenir à sa vie d'avant ; sa vie de pauvre soldat à la retraite, obligé de tricher aux jeux de cartes, dans des coupes gorge, pour espérer manger un bout de pain tous les deux jours, et seulement si la chance lui souriait. Il était alors résolu à faire fortune, à suivre les plans de son ancien ami. S'il a réussi à s'enrichir et à s'engraisser, alors moi aussi, grommela-t-il dans un murmure ronchon, pendant qu'on le servait comme un seigneur.

Après son grand repas, deux cigares et un digestif, Octavio passa le reste de son après-midi à déboulonner dans les rues ; il s'arrêta même dans un jardin public, en bordure du Wincvil, pour somnoler sous les ombres de quelques grands arbres.

Il ne lui restait plus que deux ou trois orlos en poche, et se décida enfin à jeter un œil à l'adresse que lui avait donné son ami. L'adresse indiquait un lieu fort reculé dans les quartiers populaires de Grande-Betiana, à la limite de la ville, à quelques pas des faubourgs. Et il se demandait ce que son ami, qui semblait si fortuné, pouvait bien faire dans un endroit pareil.

Et le soir tombant, pris d'un ennui naissant, et lassé de batifoler avec les dames qu'il avait croisé au bord du fleuve, Octavio héla un fiacre, lui donna le reste de sa fortune et lui indiqua son lieu de rendez-vous. Et une dizaine de minutes plus tard, s'éloignant de plus en plus des bruits de la ville, sous le ciel qui commençait à sombrer, le jeune homme arriva enfin à bon port.

Il y avait là des appartements en ruine, des maisons abandonnées, des âmes errantes, des roublards ; et la route n'était plus aussi bien pavée qu'au cœur de la ville. La boue, issue d'un liquide brunâtre dont il aurait aimé ignorer la provenance, tapissait le sol ; et une forte odeur nauséabonde, mélange de bétail, de sang, de terre humide et d'alcool de mauvais goût, lui agressait les narines.

Octavio se dirigea d'un pas hésitant vers ce qui semblait être la devanture d'une gargote de mauvaise facture. Au pied d'un immeuble de quatre étages, la vitrine du bâtiment était salie de crasse, et la lumière n'y sortait qu'en un halo orangé. Quelque ombres – parfois grosses, parfois longues – se mouvaient de gauche à droite, de droite à gauche ; et à deux pas de l'entrée, il reconnut la voix de Zeltar :

– Dégage de là sac à foutre ! Sors de ma boutique ! Je ne veux plus te voir ici ! C'est bien la dernière fois, tu m'entends, c'est la dernière fois que tu pioches dans la caisse, mon ami ! Puisque la prochaine fois, la prochaine fois que tu remets les pieds ici, je te couperai les mains moi-même, et tes oreilles aussi par la même occasion !

La porte s'ouvrit dans un grand fracas, et un elfe, d'une vingtaine d'années seulement, sortit en courant, après avoir lamentablement trébuché au sol. Puis, après une injure lancée par Zeltar, il sortit à son tour. Les manches relevées, la face rouge de colère et perlée de sueur, il se tourna vers l'ancien artilleur :

– Oh, mais c'est que tu tombes bien, dit-il de sa voix grasse et toute essoufflée. Je t'attendais justement.

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