Chapitre 2

La nuit avait drapé le ciel de Grande-Betiana de sa longue toison sombre et parsemé de perles d'étoiles. Quelques franges grisâtres – résidus de fumerolle des mines à charbons – zébraient cette toile céleste de loin en loin ; et pas un vent ne venait dissiper la tranquillité des cieux.

Toute la chaleur et la moiteur d'une longue journée d'été avaient fini par tomber sur la ville, comme une chape de plomb ; l'on suffoquait alors dans les ruelles sombres, les avenues dégagées, et même sur les bords du fleuve Wincvil, où se trouvait déjà toute une rangée de terrasses aménagées ; terrasses où buvaient sans gêne humains et non-humains, travailleurs et bourgeois en devenir.

Octavio remontait ledit boulevard, sans réelle destination.

D'un pas sonore et de coup de canne régulier, il battait le pavé mouillé d'eaux usées des restaurants et autres bistrots. Il grommela à la vue de toutes ces personnes qui semblaient se moquer de lui ; lui qui n'avait rien dans le ventre, ni dans les poches. Lui qui enviait ces pintes et ces plats qui défilaient sous ses yeux. Son dernier repas remontait à veille, et ce n'était pas un surhomme, la faim le rongeait de l'intérieur. Il arriva tout de même à maîtriser cette douleur sourde, grâce aux vestiges de ses entraînements de l'armée qui lui permettaient de tenir cette diète forcée.

Ce n'est pas grave, se dit-il, demain dès l'aube, je demanderai une avance sur ma retraite ; et cent orlos me suffiront pour la semaine.

Il avait l'habitude de faire des grands calculs de savant, de compter précisément ce qu'il devait dépenser et garder ; mais Octavio avait un faible pour les femmes, l'alcool et la nourriture – et très souvent dans cet ordre. C'étaient alors des variables indispensables qu'il ne prenait jamais en compte – inconsciemment ou non – dans ses opérations. Un oubli qui faussait la somme finale de moitié, les semaines favorables. Pourtant, il ne mangeait pas le matin, pour se permettre un déjeuner copieux le midi, et se limiter le soir pour boire à sa guise... mais rien n'y faisait, l'argent lui manquait toujours, indéniablement.

Sur une pente douce, pendant qu'il comptait encore, le regard dans le vide, marmonnant dans un murmure obscur des sommes et des sommes, Octavio bouscula un homme à la sortie d'un bistrot.

Un homme bedonnant, dans une redingote très-propre, très-bien taillée. La carrure de l'autre, et malgré la forme physique d'Octavio, avait encaissé tout le choc, et c'était l'ancien artilleur qui vacilla en arrière. Il s'excusa alors devant cette figure grasse et imposante, tout en cachant comme il pouvait cette jalousie au fond de ses yeux.

– Pardon, mon brave, dit-il d'une faible voix, j'avais l'esprit ailleurs.

Mais l'autre ne répondit pas, Octavio s'attendait alors à recevoir la foudre d'une colère de bourgeois importuné ; mais au contraire, ce dernier, dans un rire gras et étrange, pris le jeune homme par les épaules et lui dit :

– Mon bon vieux Dragnar ! C'est bien toi ? Mais ma parole, tu n'as pas changé d'un pouce, dites donc !

Octavio se demandait qui était cet étrange personnage, avec son haut-de-forme, ses cheveux plaqués, sa moustache touffue et ses joues gonflées et rosées par la consommation excessive d'alcool. Surtout, il se demandait qui l'appelait encore par son nom de famille ; alors, en plissant des paupières, en cherchant loin dans sa mémoire, il vit en face de lui, avec vingt kilos de moins, son ancien camarade de classe.

– Zeltar ! s'écria Octavio un peu hésitant.

– Ah, tu m'as enfin reconnu ! Je commençais à m'inquiéter, j'ai bien cru que je m'étais trompé de personne, à un moment !

– Non, c'est bien moi... souffla l'ancien artilleur quelque peu décontenancé. Toi, par contre mon ami, ajouta-t-il en tapant sur le ventre de Zeltar avec le manche de sa canne, tu t'es bien engraissé !

– Ah ça ! rétorqua l'autre en frappant gaiement son ventre de deux claques sonores. Tu ne peux pas savoir à quel point les affaires marchent pour moi !

Octavio avait la moquerie facile pour les gens fortunés, et lui dit, sans retenir son rire :

– Rassure toi Zeltar, je le vois, que tes affaires marchent. Un ventre comme ça, ça ne se cache pas !

– Mais dis-moi, dit l'autre un peu curieux, tu es en permission ? Tu es bien toujours à l'armée, non ? Artilleur, c'est bien ça ?

– C'est compliqué, mon ami, rétorqua-t-il en montrant sa canne.

– Un accident ? Rien de grave, je l'espère.

– Non rien de grave... répéta Octavio, un peu dépité. Mais je suis inapte au combat, il paraît... alors voilà.

– Roh, mon pauvre !

Et une soudaine compassion avait envahi les prunelles de Zeltar. Il se sentait en grand homme bon et généreux envers ses vieux amis. Alors, à voix haute, presque dans un cri grave, il lui dit :

– J'allais rentrer chez moi, mais je ne peux pas te laisser comme ça, mon bon vieux Octavio. Allez, viens, je t'invite ! au moins pour boire une bière ou deux, ça te dit n'est-ce pas ? Nous avons tous les deux des années à rattraper.

– Si c'est toi qui m'invite !

Puis, après une pause :

– Et qui paye... ?

Zeltar acquiesça tout naturellement, il avait vraiment envie de lui offrir une bonne soirée. Alors, Octavio fit mine de refuser, plus par réflexe manipulatoire que par politesse. Lui, qui avait très mal commencé sa soirée, allait peut-être la finir repu et désaltéré.

Et voyant les yeux scintillants du jeune homme, Zeltar insista :

– Où veux-tu aller, mon ami ?

Sans scrupule, après avoir faussement réfléchi, il lui dit, en tapotant les poches de sa redingote à l'aide de sa canne :

– Je sais que tu caches là des orlos, tu peux bien m'inviter au Little Mary, j'ai toujours rêvé de voir l'intérieur de ce cabaret ! Il parait que les dames sont très-bonnes, là-bas !

– Je vois que tu as gardé ton goût pour les jolies choses, répliqua Zeltar avec un petit rire gras. Très bien, si c'est ce que tu souhaites, alors, allons-y !

Et les deux compères marchèrent côte à côte ; Zeltar heureux de rendre service, et Octavio heureux de profiter de cette bonté fortunée. Ils parlèrent du bon vieux temps, de leur choix de vie respectif, du diplôme de droit de Zeltar, de son affaire de rentier, de ses multiples possessions ; et Octavio, si pauvre qu'il n'avait rien à conter, devait – pour son plus grand malheur – écouter la réussite sociale et miraculeuse de son camarade.

Et quelques minutes plus tard, ils arrivaient devant le Little Mary, une imposante bâtisse aux poutres apparentes, dont les grandes portes en verre, gardées par deux armoires à glace, vomissaient un chapelet d'hommes et de femmes en costume, toute une brochette de personnes très propre sur eux, suintant les orlos par tous les pores ; il y faisait une chaleur d'étuve et çà et là, dans un battement diffus, bougeaient des myriades d'éventails, soufflaient des bouches sèches.

Octavio, pareil à un mouton noir dans un troupeau de brebis blanc, vêtu d'une simple chemise sous un veston de mauvaise facture, jouissait de se trouver là, dans ce bain de richesse, dans ce monde qu'il enviait tant.

Et alors qu'il pensait être au comble du bonheur et de la chance, Zeltar, en se tapotant le front à l'aide d'un mouchoir blanc, lui dit à l'oreille :

– Suis-moi, mon ami, nous n'allons pas faire la queue tout de même ; je connais bien le garçon à la porte, c'est un de mes locataires, il est fort charmant, cela dit en passant, il nous laissera passer sans aucun souci.

– Tu en es sûr ?

– Sûr et certain, mon ami ! et puis je suis un habitué, tu sais, finit-il par dire avec un clin d'œil malicieux.

Octavio jubilait, se tenait droit et fier, en homme victorieux, contenant tant bien que mal son grand sourire. Il passait sa main dans ses cheveux, sous les regards obliques que lui lançait cette foule qu'il dépassait à petit pas ; et des murmures se levaient, roulaient au-dessus des têtes.

« Qui est donc ce charmant diable ? » se chuchotait dans la foule, et pour le plus grand plaisir d'Octavio.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top