Les dernières particules de l'âme d'Albafica ne se furent pas évaporées vers un nouveau destin, que le Griffon sentit l'ombre écrasante d'Hadès surgir à ses côtés. A vrai dire, il trouvait étonnant qu'il ne se fut pas déjà manifesté, et il s'inclina devant lui à la fois avec respect et comme un coupable.

     Un genou à terre et la tête basse, il se sentait pourtant étonnamment léger en attendant la sanction. La voix sévère de son Maître résonna alors dans son esprit.

     "Ainsi tu peux réduire une peine que tu as toi-même prononcée", l'accabla-t-elle avec une pointe d'amusement dans le ton, qui déstabilisa un peu le Juge.

     — Il n'existait aucun précédent en la matière Seigneur Hadès, répondit-il avec sincérité et courage en relevant les yeux sur l'entité au corps immatérielle devant lui. Ma conduite ayant un peu dépassé la gestion ordinaire, j'ai pensé qu'il était temps de remédier à ce manquement. Si mes dispositions vous agréent, bien évidemment. Dans le cas contraire, je comprendrais que vous désiriez me châtier pour le départ prématuré de l'âme d'Albafica chevalier d'Or des Poissons.

     "Ex chevalier d'Or, corrigea le Dieu. Je te laisse régler cette question avec Rock. Mais personnellement, j'ai trouvé ton initiative des plus... intéressante. Et finalement oui, j'agrée ton idée. Bien que je doute fortement que ce cas de figure se reproduise dans le futur. »

     La clémence n'entrait ordinairement pas dans les habitudes d'Hadès, et Minos en demeura quelques instants muet.

     — Vous ne me punissez pas ? finit-il par demander, sans cacher son étonnement.

     "Tu t'es puni toi-même Minos, en ouvrant ton cœur à un sentiment dont tu ne parviens même pas à saisir la définition réelle. C'est très étonnant venant de ta part, et c'est un heureux divertissement pour moi. Je suis curieux de voir comment tu vas t'en sortir dans les siècles à venir."

     — Quel sentiment ? ne put s'empêcher de s'enquérir le Juge.

     "A toi de me le dire. Car il peut se décliner de plusieurs manières. Sache simplement que je trouve plutôt positif que tu te remettes ainsi en question. Même si c'est involontaire. A force de ne voir les évènements et les êtres qui gravitent autour de toi que par le biais de la cruauté ou d'un rapport de force, tu finissais par te perdre toi-même. Reste à savoir comment, et à quoi, tu vas te raccrocher une fois que tu auras compris."

     Mal à l'aise sous l'ironie douce de ces assertions, Minos admit qu'il était peut-être temps qu'il révise un peu son attitude au quotidien. Néanmoins, cela ne résolvait pas l'abîme de questions où venait de le plonger son Maître.

    Mais Hadès n'était pas réputer pour faciliter les réinsertions et il savait qu'il était inutile de l'interroger davantage. Malgré tout, il y en avait une qui lui tenait plus à cœur que toutes les autres, sans doute en raison de l'exceptionnel de la situation.

     — Seigneur Hadès, si vous le permettez j'aimerais encore vous demander quelque chose.

     "Oui, Minos."

     — Savez-vous ce qu'il advient des âmes qui passent de l'autre côté ?

     "Naturellement, mais si j'ai trouvé bon de me taire jusqu'à présent, ce n'est pas pour te faciliter l'existence en te révélant ce secret. Sache simplement que rien ne se perd jamais, et que l'on doit généralement affronter ses doutes, ses erreurs, ou le fruit de ses actes justes à un moment donné. Quant à la punition ou à la récompense qui en résulte, elle est loin d'être toujours proportionnelle aux actions engagées. Le choix du libre arbitre demeure déterminant. Tout dépendra de celui que tu feras dans un avenir plus ou moins lointain. "

     Et sur ces paroles sibyllines qui laissèrent pour une fois Minos la bouche ouverte et les yeux ronds, Hadès disparut pour rejoindre d'autres quartiers.

     Totalement désorienté, le Griffon finit par lever le nez avec circonspection vers le point lumineux de la voûte ou Albafica avait disparu. Comment devait-il interpréter les paroles de son Dieu ? Sa bonne humeur ne lui disait vraiment rien qui vaille, et il aurait mille fois préféré une punition sévère à la résolution de cette énigme pour le moins étrange.

     C'était comme si Hadès était persuadé qu'il retrouverait le bel éphèbe à un moment donné. Affirmation intéressante pour la reprise de sa chasse au plus joli des papillons, mais totalement infondée s'il se référait à la réalité du brassage des âmes qui peuplaient les Enfers. Depuis des milliers d'années que certains Spectres exerçaient en ces lieux, si les morts avaient dû revenir, ça se saurait, non ?

     A moins qu'ils soient tous passé à côté de quelque chose d'essentiel, auquel cas Minos allait devoir trouver la réponse s'il voulait un jour remettre la main sur le plus beau de ses trésors. L'esprit en ébullition, il prit le chemin du retour, oubliant la question fondamentale d'Hadès, pour ne songer qu'à la possibilité de satisfaire son amour de collectionneur. Et c'est ainsi qu'il ne vit pas le dernier cadeau d'Albafica.

     Venu du haut de la voûte, une larme tomba de la source de lumière alors que le Griffon disparaissait de la vaste salle, pour venir se cristalliser sur le sol, en la plus fine des pierres d'aigue marine que la Terre ait porté.

     Le jour où le hasard voudrait que Minos la découvre, alors, peut-être, se souviendrait-il que derrière la perfection de la beauté la plus absolue, d'autres émotions pouvaient exister.

                                                                                                    FIN

En espérant que cette histoire vous a plu, je vous remercie de l'avoir lu.