Chapitre 5


     Trois jours passèrent, durant lesquels Minos évita délibérément de se rendre auprès d'Albafica. Enfin, au bout du troisième jour, l'échéance annoncée par le Seigneur Hadès toucha à son terme. D'ici quelques heures, l'enveloppe corporelle du beau chevalier disparaîtrait, pour se substituer à la forme anonyme et grise d'un humanoïde sans trait distinct. Il souffrirait encore quelques temps dans la Troisième Prison, avant que ne vienne le moment de la délivrance véritable de son âme.

     Bien que décidé à profiter de l'occasion pour régler ses comptes personnels, Minos avait autrefois jugé Albafica avec impartialité sur la durée de sa peine. Or, avant que le chevalier ne perde définitivement tous les souvenirs qui le rattachait à sa vie passée, il lui restait encore sept ans à traîner ses regrets dans le sombre Royaume.

     Sept ans de tourments et d'affliction, perdu au sein de la masse compacte des autres humains, avec lesquels il lui serait pourtant impossible de communiquer.

     La cruauté n'excluait pas la justice, et le Griffon devait admettre que ses propres tortures valaient largement celles qu'aurait normalement appliquées un Spectre chargé des basses œuvres. C'était tout au moins ce dont se convainquait Minos depuis trois jours, alors que le souvenir du regard empreint de larmes et d'émotions refoulées d'Albafica l'obsédait.

     Plus il imaginait le bel éphèbe précipité dans ce nouveau cauchemar, et plus l'idée lui déplaisait. Jamais Rock ou ses sbires ne sauraient apprécier la détention d'une telle merveille. Car même si son corps véritable s'estompait, son âme à elle seule conserverait la marque d'une fierté exceptionnelle et d'une force de caractère comme Minos n'en avait encore jamais rencontré.

     Ils le traiteraient comme un anonyme, faisant fi de la joute acharnée qu'il pourrait encore mener. Et ça, c'était impardonnable.

     Accaparé par son débat intérieur, le Griffon ne cherchait pas à démêler quel élément le gênait le plus. De la perte d'une pièce de collection unique, du manque de discernement de ceux qui allaient la récupérer, ou de l'abus qui maintiendrait Albafica sous leur dépendance sévère encore quelques années.

     Il savait seulement qu'il allait devoir se plier à ce qu'il considérait comme une iniquité, et l'accepter comme telle s'accordait mal à son tempérament. Il était pourtant l'unique responsable de la longueur de la sanction infligée, et pour la première fois depuis le début de la mise en place de sa dérogation spéciale, il comprit pourquoi Rhadamanthe trouvait qu'il exagérait.

     Une peine directement appliquée par un Juge avait cent fois plus de chance d'être plus impitoyable que celles menées pourtant avec application par ses subordonnés. Parce que ses facultés de jugement démultipliaient son intuitivité, et lui permettaient plus facilement de voir ce que recelait réellement une âme.

      Les manipulations devenaient d'autant plus aisées, et les blessures douloureuses qui en résultaient imparables. Mais derrière ces affres de souffrance amplifiée pour le tourmenté, quand était-il du tourmenteur ?

     A trop s'y frotter, l'exactitude de la lecture d'un cœur humain se révélait dérangeante pour la tranquillité d'un esprit depuis longtemps passé maître dans l'art d'ignorer la détresse de ceux qui dépendaient de son jugement. Avec humeur, Minos songea que le contact prolongé avec Albafica devenait pernicieux, avant de glisser insidieusement sur « affligeant », puis « révélateur » et enfin « secourable ».

     Troublé au plus haut point par cette dernière association d'idées, il quitta son tribunal avec irritation. Il devait au plus tôt remédier à l'agitation inhabituelle de sa conscience, et si possible retrouver des pensées plus saines. Il en était là de ses réflexions, lorsqu'une voix qui ne cachait pas sa satisfaction retentit soudain derrière lui.

     —  L'heure du déclenchement de la nouvelle Guerre Sainte approche. Tu vas devoir t'en séparer. 

     Absorbé par ses réflexions, le Griffon dut faire un effort sur lui-même pour ne pas manifester de contrariété aux paroles d'Eaque, qui avec Radamanthe occupait la même fonction que lui en tant que juge suprême des Enfers. Dévisageant froidement son collège, il répondit comme si ce fait ne le touchait pas.

     — Je sais.

     — Je suppose que tu tiens à procéder au transfert toi-même. Rock t'attend impatiemment. Il va enfin pouvoir s'occuper de ton trésor comme il l'entend.

     — N'en soit pas si sûr.

     Et laissant son alter-ego méditer sur le sens de cette dernière allégation, il prit le chemin qu'il connaissait par cœur.

     Il avait beau avoir hâte de rencontrer une dernière fois son prisonnier, aux abords des prisons il ralentit sciemment sa marche. Une décision hors norme s'élaborait peu à peu dans son esprit, et il avait besoin de se convaincre de son bon choix.

     En son for intérieur, il savait pourtant que ce serait une bêtise. Pire, il allait se mettre en infraction totale avec ses devoirs et son allégeance envers son Seigneur. Mais après plusieurs millénaires de bons et loyaux services, il acceptait d'en prendre le risque.

     Il n'était décidément pas envisageable qu'une aussi jolie chose tombe entre les mains ignares du Golem.


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