Chapitre 4
Pour Minos, la journée qui s'achevait avait été particulièrement chargée. Une nouvelle famine ravageait une partie de la Terre, et les défunts qui encombraient l'antichambre des Enfers se démultipliaient au fur et mesure qu'il les évacuait. De quoi lui faire justement apprécier l'aide indispensable de ses collègues et plus encore celle de ses subordonnés.
Son indépendance chevillée au corps n'excluait pas un investissement inconditionnel envers sa fonction. Au quotidien, il demeurait appliqué à la tâche, s'efforçant de servir au mieux son Seigneur Hadès, et par contrecoup la gestion du flot des âmes dont il avait la charge. Il réservait sa fougue au combat, et la verve de ses réparties aigres-douces à sa vie privée.
Sa priorité absolue revenait au jugement des morts, et il ne disposait plus d'une minute pour se consacrer à son hobby personnel. Cela faisait plus d'une semaine qu'il n'avait pas posée les pieds dans la cellule d'Albafica, et malgré son professionnalisme, ses confrères finissaient par penser que sa grise mine qui s'accentuait au fil des jours en découlait. Ce en quoi, ils se trompaient lourdement.
Certes, Minos regrettait de ne plus pouvoir admirer à loisir sa merveille ambulante, mais il était suffisamment conscient de ses responsabilités pour remettre ce plaisir à plus tard. Qui plus est, laisser mariner son prisonnier dans l'attente et l'incertitude, allait dans le sens de sa stratégie. Celle-ci se révélait d'ailleurs fort prometteuse, et le Griffon s'attendait à gagner la partie engagée incessamment sous peu.
Le cadeau du papillon avait été une idée de génie. Bien qu'il affectait de s'en désintéresser en sa présence, pour l'avoir espionné, il savait qu'Albafica le conservait précieusement. Ce petit insecte insignifiant comblait la solitude du beau chevalier, sans qu'il parvienne à comprendre le but exact de son geôlier.
Mais Albafica n'était pas idiot. Il prenait cet étrange geste de bienveillance pour ce qu'il était : un piège. Le problème, c'était qu'il ne parvenait pas à distinguer ce qu'il dissimulait, et Minos s'amusait de son expression de plus en plus perplexe lorsqu'il le visitait. Jouant au grand seigneur indifférent, il se contentait de l'observer avec ce petit sourire indéfinissable qui finissait de désorienter son captif.
Oui, Minos avait tout prévu. Tout, sauf que les plans d'Hadès pourraient interférer avec les siens. Or involontairement, le Dieu des Enfers était bel et bien en train de lui couper l'herbe sous le pied.
La mise en place des préparatifs pour la prochaine Guerre Sainte ne souffrait d'aucune exception, et par l'intermédiaire de Rock, qui supervisait le bon ordonnancement de la Troisième Prison, il lui avait fait part de sa décision de voir l'ancien chevalier des Poissons réintégrer sous les quinze jours le cycle normal de la prise en charge des âmes défuntes.
Le fait que deux chevaliers d'Or des Poissons se côtoient physiquement sans le savoir depuis plusieurs mois était déjà une aberration, mais il était hors de question que cette singularité se poursuive un fois les hostilités engagées. Hadès n'avait pas envie de se retrouver avec une anomalie temporelle à gérer, au cas où leurs ennemis parviendraient par extraordinaire à atteindre la cellule d'Albafica.
Tant que celui-ci conservait la jouissance d'un corps physique, il était susceptible de causer des dommages à ses anciens ennemis, pour peu que son propre camp le récupère. Mais une fois remis aux bons soins de Rock et de ses adjoints, son enveloppe corporelle disparaîtrait définitivement, et rien ni personne, hormis Hadès lui-même, ne serait plus capable de reconnaître son âme particulière parmi toute celles qui demeuraient en transite dans l'une des Prisons ordinaires.
Minos n'avait pas le choix. A moins de s'opposer directement à son Dieu, il allait devoir remettre Albafica entre les mains du Golem, afin qu'il achève de façon plus normale la longueur de la peine qu'il lui avait lui-même octroyé.
Concevoir que son collègue récolterait le fruit de ses efforts l'irritait. C'était un crève-cœur. Il était si près du but. Mais qui aurait imaginé que la résistance de son beau prisonnier l'amènerait à flirter avec les prémices de la nouvelle Guerre Sainte ?
L'ombre de la contrariété sur le visage, le Griffon négligea de rejoindre ses appartements pour prendre un repos bien mérité, pour s'engouffrer dans l'escalier obscur qui menait aux geôles spéciales. Il ne lui restait plus que quelques jours pour espérer parvenir à ses fins.
Et après ?...
Réduire Albafica au plus profond désespoir, et ne pas profiter de ce spectacle unique perdaient tout son attrait. Du moins est-ce ainsi qu'il analysait son manque d'enthousiasme à confier son prisonnier à Rock.
En passant devant la cellule dévolue au nouveau chevalier des Poissons, il foudroya la porte close d'un regard noir. Pourquoi avait-il fallu qu'Aphrodite succombe sous les coups d'un Bronze insignifiant ? S'il ne s'était pas trouvé parmi les cinq qui intéressaient son Seigneur Hadès, alors peut-être aurait-il disposé d'un peu plus de temps.
Cela augurait mal des forces de leurs nouvelles recrues en tout cas. Apparemment, Rhadamanthe progressait dans l'art et la manière de les embrigader. Ou plutôt, la résolution de leur Dieu de ramener à la vie Shion, chef de prou de la génération d'Albafica, pour les convaincre, semblait payer. Comme quoi, un long séjour sous leur garde incitait n'importe qui à se plier aux désirs de son Maître.
Cette pensée peu charitable rasséréna Minos. Il avait été choisi pour servir du bon côté, et cette fois-ci il ne négligerait rien pour obtenir la victoire.
Le Griffon pénétra dans la grotte factice avec un réel sentiment de plaisir. Il avait beau être investi d'une résistance extraordinaire, au bout de plusieurs jours de travail ininterrompu, la fatigue et la lassitude se faisaient sentir. L'air frais le soulagea agréablement et il inspira longuement en exécutant quelques mouvements d'épaules pour se détendre.
Une ombre discrète attira son attention sur sa gauche et l'instinct du chasseur reprit immédiatement le dessus. Contournant une concrétion incrustée de gypse, il se porta de ce côté sans impatience.
Piégée au sein de cet univers clos, sa proie n'avait aucune chance de lui échapper. Il appréciait toutefois que son captif prenne la peine de se dissimuler. La facilité avec laquelle il l'avait débusqué lors de ses dernières visites lui laissait un sentiment de manque, qui rembrunit aussitôt son expression en songeant que d'ici peu, il devrait définitivement renoncer à ce jeu exquis.
Debout devant une lourde draperie de calcaire rosé formant des vagues de pierre, Albafica se retranchait dans une sorte de niche verticale qui offrait un présentoir exceptionnel à sa beauté naturelle. La couleur claire de sa chevelure au bleu d'aigue-marine, et celle plus vive de ses yeux d'un même ton, dénotaient agréablement avec ce somptueux cocon aux teintes assez neutres.
Minos soupira intérieurement en songeant qu'il allait perdre la plus belle pièce de sa collection. Sans doute aurait-il un peu moins de dépit s'il parvenait à briser sa coquille de perfection avant. Le souvenir de sa dernière visite le confortait dans l'idée qu'il touchait pratiquement au but.
Albafica avait pris soin de s'éloigner du petit papillon mauve captif de la sphère d'énergie générée par le Juge, mais du coin de l'œil, Minos apercevait l'écrin refermé, soigneusement posé sur une roche plate à peu de distance. Son cadeau était véritablement apprécié.
Satisfait de lui-même, le Griffon s'avança avec ce sourire indéfinissable sur les lèvres, pour venir se planter devant son prisonnier A son habitude, Albafica se contentait de le regarder sans dire un mot, ni esquisser le moindre geste. Sa calme indifférence se nuançait pourtant d'un trouble subtil, que Minos discerna sans difficulté à son souffle légèrement plus rapide.
Cette incertitude latente décida le Juge à jouer sa dernière carte. Refermant ses doigts à la manière d'un magicien, il fit appel à son sombre cosmos pour matérialiser dans sa main la surprise qu'il lui destinait. Avec amusement, il vit d'abord le chevalier se raidir, alors qu'une forme indistincte se dessinait sur sa paume ouverte. Et puis brusquement, un violent tressaillement le saisit, tandis que s'épanouissait dans sa perfection éphémère la plus belle des roses blanches entre ses doigts.
Malgré la force de son entêtement, Albafica, maître des arts floraux et de celui des roses en particulier, ne pouvait pas rester imperméable à cette réminiscence d'un passé encore bien trop présent.
Le regard maintenant fixé sur cette nouvelle offrande, à la fois somptueuse et délicate, il était visible que le bel éphèbe passait par un florilège de sentiments contradictoires. La brutale confrontation avec une fleur à la fois arborée et aimée, source de son pouvoir et de sa chute, remuait à l'évidence en lui des émotions qu'il gérait mal.
Sa couleur elle-même participait à sa débâcle, et le sourire de Minos s'accentua. D'un mouvement à la lenteur calculée, il lui tendit la rose.
Il espérait bien que le beau chevalier la recevrait comme un gage de paix. Ce en quoi il aurait gagné. Mais Albafica ne toucha pas la fleur. Il se contenta de relever les yeux sur lui, presque avec hésitation. Avec étonnement Minos constata que la tristesse de leur douceur excluait toujours la moindre parcelle de reddition. Et pourtant, le Juge aurait juré que ce refus de son cadeau le crucifiait.
Échec et mat.
La résistance du chevalier était incroyable. Le Griffon dut se mordre les lèvres pour retenir une phrase de félicitations sincères. Bon joueur, il inclina la tête sur le côté en reculant d'un pas. Il serait dit que leur longue confrontation ne connaîtrait ni vainqueur, ni perdant, et quelque part cet égalité lui convenait. Il pourrait ainsi se souvenir de son plus merveilleux trophée dans toute la plénitude de sa perfection, sans le désagrément de savoir qu'un autre admirerait son œuvre de destruction.
Arrivé à ce stade, il paraissait évident qu'Albafica n'offrirait plus jamais à personne la beauté de son sourire, le compromis d'une parole de considération, ou la douceur d'un regard dénué de mépris. Et ça, c'était tout ce qui comptait.
Rattrapé par la fatigue, Minos allait s'en retourner comme il était venu, lorsque un éclat singulier vint brutalement troubler la pureté des yeux de son captif. Le jeune homme avait beau se raccrocher désespérément aux derniers lambeaux de sa fierté malmenée, son regard clair le trahissait. Il s'embrumait incroyablement de larmes qu'il ne retenait que difficilement.
S'il en avait précédemment versé, c'était dans le secret de sa solitude. Pour la première fois en plus de deux siècles, Minos se trouvait directement confronté à ce phénomène délectable. Albafica souffrait, et il ne parvenait plus à le dissimuler.
Le Juge aurait dû s'en réjouir. Quelque chose venait pourtant ternir son triomphe. Pour une des rares fois de sa vie, l'inattendue d'une réaction éraflait ses certitudes, et il se trouvait étrangement interpelé.
Ce n'était pas la victoire qu'il espérait. Car au-delà de cette manifestation de souffrance, Minos lisait sur le beau visage un aveu informel auquel il ne s'attendait pas. Si Albafica ne s'avouait pas vaincu et ne pliait pas en refusant pas son nouveau cadeau, il acceptait de lui montrer combien il lui en coûtait. Sans en avoir peut-être véritablement conscience, il formulait ainsi un désir, qui se dérobait sous son inébranlable vaillance à résister à l'ennemi.
Par la suite, Minos s'interrogea longtemps sur sa propre réaction, en pure perte. Il n'aurait su dire ce qui le poussa à agir comme il le fit, mais alors que sa main se refermait déjà pour faire disparaitre la rose magnifique, il interrompit son geste pour l'offrir à nouveau à son prisonnier.
Il n'entrait plus aucune valeur de compétition ou de manipulation dans cet acte. C'était une offrande désintéressée et spontanée, comme il n'en avait plus faite depuis des siècles de stricte observance de la règle d'indifférence ou de coercition envers les âmes qu'il côtoyait. Du moins, selon son interprétation très personnelle de cette règle.
Il avait simplement cédé à l'éclat d'un regard malheureux et enchanteur, pour donner à son propriétaire une dernière possibilité d'accéder à un instant de bonheur, avant que son âme rendue à l'état immatériel ne se détache des sens humains.
Cette fois-ci, la signification de son geste n'entrait plus dans la catégorie d'une quelconque manipulation, et bien que bouleversé par son propre désarroi, Albafica perçut parfaitement la différence. Lui-même désorienté par l'instauration de cette trêve basée sur la neutralité et la crainte de voir définitivement disparaître cet étonnant cadeau tendit enfin la main pour se saisir de la rose fragile.
Né de cet intermède, l'impensable se produisit. Alors que les doigts fins du chevalier se refermaient avec précaution sur la tige épineuse, ils frôlèrent involontairement ceux de son geôlier. Aussitôt, tous les deux se figèrent, et l'instant d'éternité qui scella brièvement leurs regards décida pour eux de leur destin.
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