Chapitre 2


     L'intérieur de la pièce conservait le dépouillement du plus sordide cachot. Aucune fenêtre, un flambeau qui grésillait, et une petite trappe d'air qui diffusait plus une atmosphère glaciale qu'elle n'épurait l'odeur de sang, de sueur et d'urine qui prenait à la gorge en entrant.

     Enchaîné au mur de pierre humide, un homme à moitié nu se tenait affalé par terre dans un coin. Son corps mince, d'une beauté gracile, se teintait du carmin des multiples blessures infligées par Zélos. Il semblait épuisé. Il tremblait autant de douleur que de froid.

     Aucune plainte ne franchissait les lèvres du prisonnier, et pourtant Minos devinait qu'il était conscient. Sa longue chevelure d'un bleu tirant sur l'azur dissimulait sa figure. Le Griffon eut une moue contrariée. Il allait l'interpeler en espérant l'amener à découvrir son visage, lorsqu'il entendit le pas de Rhadamanthe, qui après avoir fait demi-tour, ralliait cette direction avec précipitation.

     A regret, Minos patienta quelques secondes avant que la voix mécontente de son collègue ne claque durement derrière lui.

      — Qu'est-ce que tu que tu fiches ici ! Je te rappelle que notre Seigneur Hadès m'a chargé du contrôle exclusif de ces cellules.

     Nullement impressionné par l'accent menaçant de la Wyvern, Minos répondit sans se retourner.

      — Je procède à une comparaison.

     L'hostilité de ce bref échange ralluma une once de vigilance dans le corps torturé étendu en face d'eux, et le Griffon le vit remuer avec satisfaction. Les deux mains fines aux doigts brisés se rapprochèrent. S'appuyant sur elles en réprimant un gémissement de douleur, le jeune homme souleva avec difficulté le haut de son torse afin de relever la tête dans leur direction.

     Malgré la saleté et la pénombre, Minos put ainsi admirer les lignes d'un très joli visage, que les marques d'une expression presque haineuse ne parvenaient pas à enlaidir. Durant quelques seconde, il s'amusa  à soutenir l'éclat farouche des yeux clairs qui se dardaient sur lui, avant de se détourner comme on néglige un objet insignifiant.

      —  On ne m'a pas menti, dit-il avec nonchalance en passant près de Rhadamanthe. Il est très beau., c'est vrai. Mais il n'atteint pas la perfection de son prédécesseur Je te le laisse.

     Et sans attendre de commentaires, il sortit pour achever son périple sous le regard un peu estomaqué de Zélos et celui franchement exaspéré de Rhadamanthe. Deux cellules plus loin, il neutralisait le sceau qui interdisait à quiconque de pousser la porte qui l'intéressait, avant de s'engouffrer dans le passage noir et brumeux qui formait une barrière infranchissable pour tout autre que lui.

     Il savait que beaucoup s'interrogeaient sur la somme de tourments générés par l'univers carcéral qu'il avait mis au point. On supputait sur sa cruauté, son imagination et sur sa façon très particulière de régler ses comptes personnels. La surprise aurait donc été de taille si quelqu'un était parvenu à se faufiler à sa suite.

     Poser un pied dans cette geôle, c'était s'immerger dans la splendeur d'un écrin à la fois somptueux et insoupçonné, calibré sur mesure pour emprisonner et mettre en valeur la chose la plus parfaite qu'il lui avait été donné de rencontrer à ce jour.

     Transformée en grotte minérale incrustée de pierres fines ou précieuses, éclairée par une douce lumière issue de ces veines colorées réparties de façon parfaitement naturelle, chaque paroi, chaque décrochement, chaque arrondi, chaque creux de roche, façonnait cette cellule comme une des plus extraordinaires merveilles souterraines existantes.

     Incurvés en formes d'arches, les murs se démultipliaient pour donner naissance à plusieurs salles, de formes et de hauteurs différentes, parées de drapés ou de massives colonnes calcaires, qui passaient d'un blanc lumineux à un roux ferreux soutenu. Alimenté par une source invisible, un petit lac aux eaux pures et cristallines reflétait ces splendeurs dans la plus grande d'entre elles.

     L'air relativement frais demeurait pourtant sec et de multiples bancs de roches à la disposition variée permettaient de s'allonger presque confortablement. Pas de chaines, pas de monstre tapi dans l'ombre, pas de tourmenteur armé d'instruments de torture redoutables, pas d'ennemi fantôme prêt à vous fondre dessus, aucune menace, une atmosphère parfaitement respirable, une nourriture qui apparaissait à volonté.

     C'était un écrin idéal. Une vitrine sur mesure pour le joli papillon qu'il avait épinglé. Un monde à la beauté incomparable, mais froid et sans âme, parfaitement adapté pour accabler son prisonnier de solitude et lui rappeler le vide affectif qui jalonnait sa vie passée. De quoi l'obliger à mariner dans sa tristesse.

     Minos était fier de son œuvre.

     Malgré son désir de rencontrer son captif, le Griffon prit le temps de laisser son œil d'esthète se promener autour de lui, comme il le faisait toujours lorsqu'il pénétrait dans cette geôle, quitte à rectifier un détail pour l'améliorer encore avant de partir à la chasse.

     Relativement vaste, la grotte donnait de multiples possibilités pour se dissimuler, et son prisonnier ne se privait généralement pas de retarder son plaisir de le débusquer. Cela aussi faisait partie du jeu. Lui donner l'illusion de conserver un minimum de contrôle sur sa misérable existence.

     Un sourire de prédateur sur les lèvres, Minos se mit à fouiller méthodiquement tous les recoins.

     Ce jour-là, il finit par trouver celui qu'il cherchait relativement facilement, assis sur les rives d'un blanc immaculé du lac. Camouflé par le fût de pierre d'une stalagmite géante qui prenait naissance sur ses bords, il ne se cachait pas vraiment. Son immobilité de statue trahissait même son indifférence, et Minos s'approcha avec un pli de contrariété entre les yeux.

     La dernière fois déjà, il ne lui avait pratiquement pas opposé de résistance. Dans un sens, cela prouvait que ce régime de solitude absolue, dans un espace à la splendeur incontestable mais figée, finissait par miner sa résistance, et qu'en ajoutant un brin de manipulation, il verrait sans doute bientôt se profiler la reddition qui marquerait la chute de cet être à la fierté étonnamment douce, et jusque-là indomptable.

     D'un autre côté, pour jouer, il fallait être deux. Et puis au-delà de cette évidence, Minos éprouvait un sentiment étrange. Une sorte de regret bien peu dans sa nature, qu'il n'expliquait que par la déception qui le saisirait immanquablement quand son jouet perdrait enfin une partie de sa perfection en montrant une faiblesse.

     Fort de cette pensée, il s'avança derrière le jeune homme immobile.

     Pieds nus, vêtu d'un pantalon et d'une simple tunique de lin beige qui découvraient ses chevilles et ses bras, le menton posé sur ses genoux qu'il enserrait dans une nette position de repli, celui-ci ne se manifesta pas davantage. Sa longue chevelure aigue-marine se déployait telle une cape soyeuse aux mèches impeccablement lissées que Minos savait d'une douceur incomparable. Difficilement, il résista à l'envie d'en saisir une entre ses doigts.

     Le regard plongé droit devant lui, son prisonnier semblait absorbé par sa propre image. La pureté de l'eau le reflétait comme un miroir, et bien qu'il lui tourna le dos, Minos pouvait se repaître de la délicatesse et de la perfection de ses traits autant qu'il le désirait. Depuis quelques dizaine d'années, il ne venait d'ailleurs plus que pour cela. Cela, et l'espoir de gagner la longue partie engagée entre eux à la fin de la précédente Guerre Sainte.

     Si l'on avait alors dit à Albafica, chevalier d'Or des Poissons, que la mort le piègerait en le livrant pieds et poings liés aux mains de son pire ennemi, il aurait peut-être accepté l'aide de Shion pour achever son combat, et éviter de mourir ce jour-là. Le concernant, le destin avait vraiment été d'une ironie amère.

     La succession des Guerres Saintes ne marquait pas le glas des ambitions d'Hadès, mais ses échecs à répétitions engendraient invariablement la réorganisation d'urgence de son sombre royaume. Les Spectres tombés devaient rapidement être ramenés d'entre les morts pour éviter un engorgement regrettable de la gestion des autres défunts. Et parmi ces défunts, se trouvaient généralement quelques chevaliers d'Athéna, fort marris de se découvrir dans une situation pour le moins délicate lorsqu'ils s'étaient frottés à l'un de ceux qui devaient les juger.

     Il n'entrait aucun esprit de revanche dans ces cas-là. La distribution des morts relevait exclusivement du hasard, et généralement les deux belligérants se voyaient éloignés par la compréhension d'un collègue moins susceptible de juger en fonction de ses souvenirs. Mais la brutalité du premier face à face était toujours déstabilisante.

     Celui qui avait opposé le chevalier des Poissons au Griffon n'avait pas failli à la règle. Malgré sa force de caractère, Albafica avait eu l'air surpris, et quelque peu ennuyé par ce cas de figure. Se retrouver jugé par l'adversaire qui l'avait auparavant défait aurait désorienté n'importe qui, et même donné envie de crier à l'injustice.

     Au contraire, l'ironie de la situation avait plu à Minos, l'incitant immédiatement à refuser la proposition de Rhadamanthe de procéder à un échange standard dans la catégorie chevaliers d'Or tombés au combat. Sa confrontation avec le bel éphèbe lui laissait un goût d'inachevé, ou plutôt de gâchis, et le collectionneur amateur de jolies choses en lui appréciait de remettre la main sur un spécimen aussi rare. Personne ne viendrait lui voler son plaisir.

     Et voilà comment, depuis près de deux cent soixanteans, Minos maintenait Albafica sous sa coupe.

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