Chapitre 1


     En tant que Juges suprême des morts arrivant aux Enfers, Minos, Spectre du Griffon de l'Étoile Céleste de la Noblesse, revendiquait son indépendance et la liberté totale de gérer les âmes relevant de sa juridiction comme il l'entendait . Il ne devait de comptes à personne. Ni à ses deux collègues directs -qui par le biais d'un poste similaire tentaient parfois en pure perte d'interférer dans ses affaires - ni à Dame Pandore, n'en déplaise aux airs supérieurs que celle-ci aimait se donner. Encore moins à ses subalternes, qui avaient appris de longue date combien il était risqué d'essayer de contrecarrer une de ses décisions.

     Seul le Seigneur Hadès , était en droit d'exiger de lui une justification.

     Bien qu'absent physiquement dans le laps de temps qui séparait deux Guerres Saintes, l'émanation incorporelle de ce dernier ne les en écrasait pas moins régulièrement par l'affirmation immatérielle de sa présence. Implacable dans sa manière de diriger, Hadès aimait leur rappeler l'impitoyable intransigeance de leurs devoirs, ou vérifier la bonne marche de son royaume. Il n'ignorait rien. De la plus insignifiante broutille au sujet le plus brûlant, aucune rumeur ne lui échappait.

   Soucieux de la bonne marche de son royaume, le Dieu suivait le travail de chacun de ses Spectres. Et si son esprit était appelé autre part, il pouvait compter sur les yeux et les oreilles d'Hypnos ou de Thanatos,  dont l'allégeance ne se démentirait jamais. Ces deux-là demeuraient toujours en rapport avec lui, où qu'il se trouvât.

     S'il n'avait pas jugé bon d'intervenir, c'était qu'il validait les caprice de Minos. Et cela, depuis bientôt deux cent soixante ans.

     Le cœur léger, et l'esprit centré sur les tourments qu'il pourrait infliger ce jour-là, Minos prit ainsi le couloir  désormais  familier, qui menait aux cellules des résidents spéciaux, sans se soucier du regard  sombre de reproche que lui lança Rhadamanthe, autre juge chargé du jugement des âmes mortes, qui revenait des mêmes geôles.

     L'arrivée de cinq nouveaux défunts, destinées à bénéficier d'un régime de dérogation de la gestion normale du parcours de leur âme, expliquait vraisemblablement sa présence en ces lieux.Hadès avait en effet décidé de se servir des chevaliers d'Or d'Athéna tombés stupidement en défendant un imposteur, en les retournant définitivement contre sa nièce ennemie.

     Mais pour cela, il devait d'abord s'assurer de leur nouvelle allégeance. Un peu de persuasion musclée s'avèrerait sans doute nécessaire, et Rhadamanthe avait été chargé de superviser cette tâche, qui ne souffrirait d'aucun échec sous peine de représailles sévères. Minos le laissait volontiers à ses nouveaux jouets. Lui, tout ce qu'il désirait, c'était de pouvoir rejoindre tranquillement le sien.

     D'un air hautain et quelque peu provocateur, il passa près de son collègue en ignorant délibérément son regard irrité. Il était évident que les deux Juges allaient dorénavant se croiser plus fréquemment, mais Minos le Griffon espérait bien échapper aux allusions moralisatrices de ce fâcheux trop soucieux du règlement.

     Radamanthe la Wyvern ne pouvait  le contraindre à rien. Leur fonction les plaçait sur un pied d'égalité. Il aimait cependant lui rappeler combien l'exception qu'il maintenait pour son plaisir personnel devenait discutable, alors que les années, puis les siècles défilaient.

     Avec un peu d'irrévérence, Minos pensa que ce n'était pas à lui, mais plutôt à Radamanthe, qu'Hadès aurait dû adjoindre Rune, l'un des procureurs les plus zélés qui dépendait de sa juridiction. Ils se seraient sans doute très bien entendu tous les deux pour ergoter sur les points de droit régentant le repos des âmes.

     A force de récriminations dans son dos, Rhadamanthe était même parvenu à rallier à sa cause le peu scrupuleux Eaque, troisième juge infernal,  voilà une cinquantaine d'années. Bien que ce dernier se montrât moins déterminé que la Wyvern à lui faire sentir qu'il exagérait, il était parfois saisi par un désir d'impartialité sans concession, qui le poussait à lui rappeler avec sécheresse les règles communes de bienséance vis à vis des défunts. Ce à quoi Minos répondait immanquablement par un haussement d'épaules.

     Le Griffon partait du principe qu'à partir du moment où il avait jugé une âme, aucune loi ne lui interdisait de la tourmenter lui-même, durant toute la durée de sa peine si cela l'amusait. Le fait que les captifs enfermés à ce niveau conservaient leur enveloppe physique rendait la chose encore plus divertissante, et dans ce cas précis, infiniment précieuse.

     L'étroitesse d'esprit et le manque de sens esthétique de ses collègues l'horripilaient. Moins il les voyait, mieux il se portait.

     Quelques marches, taillées à même la roche, le menèrent dans le sombre boyau d'un long couloir. De multiples portes massives le perçaient, aveugles et hermétiques à toutes manifestations d'une réalité autre que celle dont on accablait le prisonnier retenu derrière elles.

     Fournaise incandescente ou désert glacé, nuit éternelle ou soleil aveuglant, silence oppressant ou cri ininterrompu, agresseur invisible, redoutable bête sauvage, faim, soif, entraves, blessures entretenues, le tout assaisonné de tortures plus perverses en fonction des caractères à briser, personne n'enviait le sort des détenus de ce secteur.

     Un sourire indéfinissable au coin des lèvres, Minos approchait de la cellule qui l'intéressait. Il interdisait désormais à quiconque d'y pénétrer depuis plus de cent cinquante ans.Il se réservait le plaisir exclusif de surprendre son prisonnier.

     Il s'y rendait seul parce qu'il aimait profiter sereinement de ce qu'il voyait, et aussi parce qu'il savait que l'aménagent intérieur, revu et corrigé par ses soins, n'aurait servi qu'à énerver d'avantage Eaque et Rhadamanthe s'ils l'avaient découvert. Et pour cause... Sur ce plan-là, il n'était pas certain que le Seigneur Hadès l'agréait totalement. Néanmoins il le laissait poursuivre. L'indiscutable état de désespoir avancé de son captif confortait  sans doute Hadès sur la bonne application d'une sanction sévère, qu'il savait que son Juge administrait d'une main de maître.

     La vérité était un peu différente, et Minos reconnaissait qu'il valait mieux qu'il n'entre pas dans les détails de ce qui se passait véritablement dans cette geôle.

     Il avançait rapidement, longeant les cellules muettes sur les souffrances qu'elles renfermaient avec indifférence, lorsqu'une porte s'ouvrit brusquement sur sa gauche. Immédiatement les miasmes aigres d'une atmosphère confinée se diffusèrent dans le couloir, et il interrompit sa marche.

    Constater l'anéantissement d'une fierté humaine était comme une seconde nature chez lui, qui s'accordait parfaitement à son insensibilité cruelle.

Avec un peu de surprise, il vit  Zélos, l'un des Spectres les plus dépourvu d'humanité qu'il connaissait, sortir à reculons. Qu'est-ce que cette larve généralement dévolue au service de Pandore faisait dans ces quartiers ? Quoique,  Zélos était connu pour torturer ses victimes avec un zèle, une inventivité et un acharnement dignes des plus grands psychopathes. Rhadamanthe avait sans doute décidé de ne négliger aucun élément de persuasion en s'adjoignant ses services. Connaissant l'entêtement et la résistance des chevaliers d'Or, Minos ne pouvait pas lui donner tort.

     Sentant sa présence, le Crapaud se retourna avec un sourire fourbe.

     — Seigneur Minos, minauda-t-il en s'inclinant exagérément.

      — Que fais-tu là ? l'interrogea le Juge avec une autorité qui excluait toute échappatoire.

Servile, Zélos s'inclina  avant de répondre avec empressement, tout en confirmant ses soupçons.

     — J'obéis aux ordres du Seigneur Rhadamanthe. J'incite les anciens alliés d'Athéna à rejoindre nos rangs. Pour l'instant, je ne suis pas sûr que celui qui se trouve dans cette cellule soit totalement réceptif à notre proposition. Mais faites-moi confiance, d'ici quelques jours il viendra me manger dans la main.

     — Lequel est-ce ?

     — Aphrodite, chevalier d'Or des Poissons.

     Minos arqua un sourcil d'intérêt, et Zélos s'écarta pour lui céder la place. Sans hésitation le Griffon s'avança dans la cellule. Après tout, que risquait-il à jeter un œil ? Rhadamanthe serait furieux, mais il ne pourrait pas lui reprocher de porter attention à la bonne évolution d'une affaire qui semblait tenir à cœur le Seigneur Hadès.

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