14. Estelle et l'infini.

POUR MON dernier jour à Saint-Palais, j'avais rejoint Estelle au bar. Elle était accompagnée d'une bonne copine à elle.

Je fis la rencontre singulière de Joséphine, la fille que j'avais croisé avec elle dans la rue. Peut-être l'avais-je déjà rencontrée avant.

Joséphine était un sacré personnage : elle fumait comme une cheminée et buvait des petites gorgées de whisky à chacun de ses passages aux toilettes.

"Ca fait longtemps que j'suis pas sortie, répétait-elle comme pour se justifier."

Elle portait des collants résilles visiblement usés, troués aux genoux, qu'elle avait assortie à une paire de baskets craquelées par le temps. Ses yeux noisettes étaient bordés de liner qui avait bavé et il y'avait une sorte de vide dans son regard.

Encore une que Saint-Palais avait éraillée.

"Vous vous connaissez comment ? demandais-je."

Ces histoires m'intriguaient toujours. J'avais l'impression que c'était un immense noeud à conflits.

"Nos exs traînaient toujours ensembles. C'étaient peut-être des cons, mais au moins ça nous a permis de se connaître, répondit Estelle vivement."

Le revoilà, le principal acteur des fractures dans les regards, des espoirs fêlés, des premiers problèmes : l'amour, ce putain d'amour.

Et pourtant, quand on avait quinze, seize ans, c'était ce qu'on voulait, qu'on chérissait. Qu'on pouvait pas s'aimer soi-même alors on voulait quelqu'un d'autre pour le faire ; qu'on voulait pas se sentir étranger au reste du monde alors qu'on aimait un peu pour de faux.

Et puis ça foutait en l'air. On ne s'aimait ni soi, ni les autres, et encore moins le monde. Il n'y avait guère d'une petite poignée de gens qui nous donnaient l'impression d'être bien, si on avait de la chance.

J'en avais eu, de la chance. J'avais toujours eu des amis sur qui compter : Anaïs en faisait partie.

Sûrement qu'Estelle et Joséphine étaient de ce genre-là. Elles avaient trouvé du réconfort dans la présence de l'autre.

Joséphine sortit de quoi rouler une autre cigarette mais le fit par dessous la table ; je devinais que ce n'était pas une cigarette qu'elle roulait.

Une odeur familière s'éleva dans l'air quand elle finit par l'allumer et prendre une tafe.

Elle le passa machinalement à Estelle, qui déclina.

"J'en ai pas pris depuis Lucas, expliqua-t-elle."

Joséphine haussa les épaules, tirant une autre tafe.

"Ce gros con mérite pas que tu t'interdises quoi que ce soit juste parce que ça te rappelle lui.

- C'est compliqué, bredouilla Estelle.

- Crois-moi, ça l'est pas tant. C'est toi qui te prend trop la tête."

Estelle ne put se retenir de rouler les yeux.

"Désolée de pas avoir envie de ressembler à mon ex qui se défonçait au shit tout les jours, l'agressa-t-elle, le poing crispé."

Joséphine laissa la colère d'Estelle passer en me glissant un regard curieux.

"Toi, tu veux ?"

Je déclinais poliment, pensant aux heures de retour qui m'attendaient : si je me sentais un peu nauséeuse dans la voiture, c'était fini de moi. Je préférais jouer la sécurité.

"Qu'est-ce qu'il s'est passé, avec Lucas ?"

Ma question était sûrement trop déplacée puisqu'Estelle pâlit. Ses ongles jouaient nerveusement sur la table du bar et elle avait le regard fuyant.

"C'était un con, témoigna Joséphine en voyant que son amie cherchait ses mots. Un mec, quoi. Puis ce con est sorti avec une des filles de la meilleure pote de ma mère. Et il a eu un accident. Sûrement qu'il était défoncé. Il est mort."

Joséphine n'avait pas grand talent d'oratrice.

"Ca fait une ordure de moins sur cette Terre."

Ni réellement d'empathie, visiblement.

Estelle se forgea un sourire en me regardant.

"Et toi, raconte, un peu, ta vie, tout ça. C'est intéressant."

Alors je leur racontais ma vie, de mes aventures un peu cocasses à celle plus douloureuse de Charlie. C'était la première fois que je racontais mon histoire à voix haute aussi facilement ; elle était sans doute minime par rapport à ce qu'elles avaient semblé endurer, mais c'était mon histoire à moi, celle qui me faisait pâlir et trembler les doigts.

C'était plutôt bon, de se confier. Ca soulageait, finalement. Je me rendais compte que je n'avais pas vécu quelque chose de tragique, au final : ça n'empêchait pas cette histoire d'avoir influencé ma vie de longues années.

Ce que je savais, c'était que je n'avais plus à laisser cette peur me ronger le coeur ; ça ne voulait pas dire pour autant que je devais me laisser emporter à coeur perdu dans une relation qui n'aurait aucun sens. Simplement que je pouvais baisser la garde. Que je pouvais m'autoriser, peut-être, d'aimer plus longtemps que pour une nuit.

L'amour me terrifiait toujours autant, mais je devais apprendre à vivre avec, à le dompter, cet amour.

Finalement, mon séjour à Saint-Palais avait été efficace. J'en étais sortie sûrement plus grandie, plus mature, plus adulte.

J'étais, au fond, sûrement prête à embrasser la vie, et je l'étais sûrement plus prête que jamais. Pourtant, j'avais toujours eu cette mentalité d'amoureuse de la vie, à la croquer à pleine dents, mais l'embrasser était une chose bien différente.

Je jetais un oeil aux deux filles en face de moi. Estelle qui malmenait la paille de son mojito en échangeant des textos alcoolisés avec son copain. Joséphine et la fumée blanche qui sortait d'entre ses lèvres.

L'univers les avait mise en face de moi pour une raison. Je ne savais pas laquelle, c'était une raison qui me dépassait. Elles n'avaient rien à voir, si ce n'était leur vécu : et surtout, elles n'avaient rien à voir avec moi. Je n'avais ni le côté presque grunge de Joséphine, ni l'insécurité troublante d'Estelle.

Mais c'était là où j'étais supposée être et je le savais.

* * *

Nous avions fini par trouver un bar dansant : ce n'était pas le truc de Joséphine, qui nous regardait, tassée dans un coin. Elle avait réussi à se faire offrir un verre alors ça ne la dérangeait pas. Estelle, happée par le rythme, semblait dans une autre dimension. Elle attrapa mes poignets et me cria à l'oreille qu'elle s'amusait. Qu'elle s'amusait tellement qu'elle ne voulait pas que je parte.

Elle aurait aimé que la nuit soit infinie, que les étoiles brillent pour l'éternité et qu'on danse sous leur lumière. Mais cette nuit n'était pas infinie, juste immortelle, parce qu'Estelle danserait à jamais dans ma mémoire.

Lorsque je rentrais chez moi, mes parents étaient couchés. Martin, lui, était en train de fumer une cigarette sur le perron. Finalement, il n'était pas beaucoup sorti de son séjour.

"T'as vu l'heure ? me taquina-t-il.

- Dit-il."

Il n'y avait aucune véhémence. Juste un sentiment de plénitude qui fleurissait dans ma poitrine.

"Je t'attendais."

L'euphorie retomba. J'avais peur de ce qu'il avait à m'annoncer. Mais il tritura sa poche, qui, maintenant que j'y portais attention, était déformée.

"Ca avait l'air important pour toi, conclut-il, alors..."

Il me tendit un fruit bombé à l'épaisse peau granuleuse. Je souris en m'emparant du citron qu'il me tendait.

Quand la vie nous donnait des citrons...

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