Chapitre 86
April
— Joyeux anniversaire, April.
— Joyeux anniversaire, Christale.
Ma sœur m'embrasse sur la joue, son sourire illuminant son visage, une lueur sincère dans ses yeux. Mais à peine le temps de savourer cet instant qu'une sonnerie retentit. Son téléphone vibre entre ses doigts et, après un regard d'excuse, elle décroche. C'est un appel important du travail. Avec une aisance qui me fascine, elle s'éloigne en me lançant un clin d'œil complice, disparaissant dans le couloir, son rire cristallin résonnant dans l'air.
Je reste seule. Mon regard glisse sur la table, sur les miettes d'un gâteau entamé, sur les assiettes encore parsemées de traces sucrées. Lentement, je m'affaisse contre le dossier de ma chaise, accablée par un poids invisible.
J'aimerais être aussi légère qu'elle, aussi insouciante. Réussir à avancer, à me détacher des ombres du passé, à me dire que tout ira bien. Mais il y a des blessures qui ne se referment jamais vraiment. Des cicatrices trop profondes, des fantômes qui refusent de s'effacer. Il suffit d'un instant de silence pour que tout me revienne, pour que la douleur resurgisse, brutale et implacable.
Pourtant, voir ma sœur heureuse me réchauffe le cœur. La voir rire, la voir évoluer, reprendre goût à la vie... Elle le mérite tant. Elle aussi a traversé l'enfer, elle aussi a connu l'abîme. Et malgré tout, elle est parvenue à s'en extirper, à se reconstruire une existence en si peu de temps.
Quand je suis revenue à Clairmontel et que j'ai appris que notre mère était morte, le choc m'a laissée sans voix. Mais ce qui m'a le plus bouleversée, c'est d'apprendre qu'ils avaient fait interner ma Christale à des centaines de kilomètres, par peur qu'elle ne tente à nouveau de mettre fin à ses jours. L'idée qu'elle ait traversé cette épreuve seule, enfermée entre quatre murs stériles, me ronge encore de l'intérieur. Heureusement, les autorités m'ont guidée jusqu'à elle. Grâce à Malcolm. Grâce à cet argent tombé du ciel.
C'est ainsi que nous avons fui. Que nous avons tout quitté pour New York. Une ville immense, bruyante, vibrante. Un endroit où l'on pouvait tout recommencer.
Et elle, elle l'a fait. Elle a repris ses études. Elle s'est fait de nouveaux amis. Elle s'est accrochée, obstinée, à cette vie qu'elle avait failli perdre. Elle avance, elle se construit, elle sourit. Tout l'inverse de moi.
Moi, je suis restée piégée. Engluée dans une boucle infernale dont je ne parviens pas à m'extraire.
Malcolm.
Son nom traverse mon esprit comme une lame froide. Celui qui m'a fait souffrir. Celui qui m'a sauvée.
Je n'arrive pas à fermer l'œil sans revoir son visage, cette nuit-là. Le souvenir est aussi net que s'il était gravé dans ma rétine : les néons blafards de l'hôpital, l'odeur âcre du désinfectant, et lui, assis à mon chevet. Ses mains crispées, son regard noyé de larmes qu'il refusait de laisser couler. Sa détresse. Son désespoir.
Il ne méritait pas ça. Pas plus que moi. Il est né dans une famille maudite, entouré de monstres. Il n'a rien demandé à personne, et pourtant, il a payé le prix fort.
Où est-il, maintenant ? Que fait-il ? Pense-t-il à moi, parfois, ne serait-ce qu'un instant ?
Mais je me ressaisis. Ce genre de questions n'a pas lieu d'être. C'est fini. Nous avons pris une décision. Nous avons choisi de disparaître l'un pour l'autre, de nous effacer mutuellement de nos vies. Un pacte silencieux. Plus jamais se revoir, plus jamais croiser le regard de l'autre.
C'était mieux ainsi.
C'est ce qu'on s'est dit.
C'est ce qu'on s'est promis.
Alors pourquoi, avec le temps, ai-je le sentiment que nous avons commis la pire erreur de notre vie ?
Je soupire, lasse, sentant l'air s'alourdir autour de moi. Une chape de plomb s'abat sur mes épaules, et je sais que si je reste là une minute de plus, je vais étouffer.
Alors, d'un mouvement brusque, je me redresse, faisant racler les pieds de ma chaise sur le sol. J'ai besoin de bouger, de respirer, de sentir l'air caresser ma peau, même s'il est glacé, même s'il est chargé des effluves de la ville. L'odeur de l'asphalte humide, des restaurants débordant de clients affamés, du tabac froid mêlé aux effluves sucrées d'un vendeur ambulant. Tout ça vaut mieux que l'enfermement, je suis très bien placée pour le savoir.
J'espère que Christale ne m'en voudra pas. J'espère qu'elle comprendra que ce n'est pas contre elle, que ce n'est pas son sourire ou sa joie qui m'oppressent, mais simplement... moi. Ce poids que je traîne en permanence.
Sans réfléchir davantage, j'attrape ma veste en cuir, son cuir usé glissant sous mes doigts. Mes vieilles Converse attendent au pied du porte-manteau, écornées, fatiguées, mais fidèles. Je les enfile en vitesse, puis je me précipite hors de l'appartement, dévalant les escaliers à moitié en courant. Chaque marche résonne sous mes pas précipités, écho de mon envie d'échapper, de fuir cette impression de stagnation.
Lorsque je pousse enfin la porte du bâtiment, une bouffée d'air me gifle, et je ferme un instant les yeux, inspirant profondément. L'air est vif, chargé de cette odeur métallique propre à la ville, et pourtant, je me sens plus légère, plus vivante.
New York.
Jamais nous n'avions eu d'endroit fixe. Toujours ballotées d'un foyer à l'autre, d'un appartement minuscule à une maison délabrée, à attendre que quelqu'un décide si oui ou non, notre « atmosphère familiale » était suffisamment saine pour nous garder ensemble. Mais cette fois, c'est différent. Cette ville immense, impersonnelle et bruyante, est devenue notre refuge. Ici, personne ne nous observe du coin de l'œil, personne ne nous épie pour juger nos progrès ou nos rechutes. Ici, nous sommes anonymes.
Et pourtant, paradoxalement, c'est ce qui me rassure le plus.
J'aime ces gratte-ciels immenses qui me donnent l'impression d'être minuscule, j'aime ces panneaux publicitaires lumineux qui inondent les rues d'une lumière artificielle, comme si le soleil n'avait plus aucune utilité. J'aime ces foules pressées qui se croisent sans jamais se voir, ce chaos organisé où chacun semble suivre une trajectoire prédéfinie. C'est absurde, mais après tout ce que j'ai vécu, cet anonymat, cette normalité, c'est l'image du paradis.
Mais la réalité me rattrape trop vite.
Un choc brutal.
Mon épaule heurte quelque chose ‒ ou plutôt quelqu'un. L'impact me coupe net dans mon élan, me faisant reculer d'un pas. Mon cœur rate un battement.
Putain, j'étais perdue dans mes pensées, j'ai continué d'avancer sans regarder devant moi. Quelle idiote !
— Désolée...
Ma voix s'étrangle dans ma gorge. Parce que lorsque je lève les yeux et que mon regard se pose sur la personne que je viens d'envoyer valser sans le vouloir, mon souffle s'arrête.
Mon estomac se contracte. Mes jambes tremblent.
Et mon monde vacille.
***
Malcolm
Un an.
Un an que son visage est fiché dans mon putain d'esprit. Ancré comme une putain de marque au fer rouge dont je suis incapable de me débarrasser. J'ai essayé. J'ai tout tenté. L'alcool, la drogue, le sang versé, les nuits sans fin à me perdre dans des draps qui ne sentaient pas son parfum. Rien n'a marché.
Elle est là. Partout. À chaque battement de mon cœur. Dans chaque foutu souffle que je prends.
April.
Elle est gravée en moi. Pas juste dans mes pensées, mais dans ma chair, dans mes os, dans mon putain d'âme ‒ si tant est qu'il m'en reste une. J'ai voulu la chasser, je me suis convaincu que c'était mieux ainsi, que c'était nécessaire pour avancer, pour survivre. Mais c'est une cause perdue d'avance. Parce que cette femme...
Cette femme m'a marqué.
Dans le bon sens du terme.
J'ai voulu changer pour elle. Moi, Malcolm. Celui qui a toujours vécu dans l'ombre, dans la violence, dans la loi du plus fort. Moi, qui n'ai jamais plié devant personne. Jamais. Sauf devant lui.
Le Patriarche.
Cette hyène avide de sang et de pouvoir, ce monstre dont le regard m'a hanté toute mon enfance, toute mon adolescence. Cette figure omniprésente qui me dictait mes moindres faits et gestes, qui m'a façonné à son image, qui a fait de moi ce que je suis aujourd'hui. Un tueur. Un stratège. Un homme brisé qui ne sait aimer qu'en détruisant.
J'ai voulu le tuer. J'ai rêvé du jour où je planterais mes doigts dans sa gorge, où j'arracherais son dernier souffle avec un sourire satisfait. Mais l'univers en a décidé autrement. Pendant que ma belle princesse était dans le coma, pendue entre la vie et la mort, sa maladie l'a emporté. Ironie du sort.
Le monstre, le manipulateur, le sociopathe, mourir aussi bêtement, aussi misérablement, comme un simple mortel ? Comme une pauvre merde rongée par le temps et la maladie ? C'en était presque risible. Pathétique.
Je n'ai même pas eu besoin de me salir les mains.
Et pourtant, malgré toute la haine que j'avais pour lui, malgré le soulagement de le voir crever, il y a eu ce vide. Pas parce que je l'aimais ‒ non, putain, jamais. Mais parce qu'il faisait partie de moi. Il était là, niché dans mes pensées, dans mes décisions, dans cette voix intérieure qui me dictait ce que je devais faire. L'éradiquer de mon esprit a été plus difficile que prévu.
Il avait toujours été là. Il était celui qui décidait. Celui qui commandait. Celui qui imposait son pouvoir.
Mais j'ai appris à l'effacer.
Avec le temps. Avec Kiara. Ma cousine, mon alliée, mon roc. Elle, elle a su me ramener à la surface quand je sombrais. Elle a su me rappeler que je n'étais pas qu'un pantin façonné par un tyran.
Et puis, il y avait April.
Son sourire. Son rire. Son putain de regard qui me transperçait.
L'image mentale de son visage a été ma bouée. Mon dernier fil avant la chute.
Alors ouais, j'ai réussi à occulter le Patriarche. Mais ça ne veut pas dire que j'ai renié ce que je suis. Je ne suis pas fait pour une vie normale.
Je ne me vois pas débarquer dans un pays étranger, tenter de me fondre dans la masse, devenir un citoyen lambda avec un boulot stable et une famille parfaite. Impensable. Pas après tout ce que j'ai vécu. Pas après tout ce que j'ai fait.
Alors j'ai pris le contrôle du gang le plus puissant des États-Unis. Comme prévu. Comme désiré. Et bordel, je m'en sors plutôt bien.
C'est presque un jeu d'enfant.
Je suis né pour ça. Programmé pour diriger, pour imposer ma loi, pour faire régner ma propre justice. Je m'épanouis là-dedans, c'est la seule chose qui a du sens. La seule chose qui me donne l'impression d'être entier.
Enfin... presque.
Parce qu'elle me manque.
Je peux noyer mes nuits dans l'alcool, m'entourer des meilleurs assassins, des pires criminels, des hommes les plus loyaux, rien ne comble ce foutu vide. Elle me manque. Mais bordel, si April existait sous forme de sérum concentré, je me shooterais jusqu'à l'overdose en quelques secondes.
Et je ne peux pas m'empêcher de me demander...
Est-ce que c'est pareil pour elle ?
Est-ce qu'elle ressent ce creux dans sa poitrine ? Est-ce qu'elle se réveille parfois en pensant à moi, en se demandant ce que je deviens ? Est-ce qu'elle m'a oublié ? Est-ce qu'elle vit sa vie pleinement, loin de tout ce merdier ?
Je l'espère.
Parce que cette femme mérite le bonheur.
Même si moi, je suis condamné à vivre dans l'ombre.
Ma pensée s'efface brutalement lorsqu'un choc me ramène à la réalité. Quelqu'un vient de me rentrer dedans. L'impact est léger, presque anodin, mais mon humeur déjà instable en prend un coup. Instinctivement, je serre les poings, prêt à rouspéter, peut-être même à laisser ma colère éclater. Mon autre main glisse discrètement vers ma poche, effleurant le métal froid de mon arme. Un vieux réflexe, un vestige de la vie que je mène.
Je suis furieux d'avoir été interrompu, arraché brutalement à mon illusion, à cette bulle toxique dans laquelle je me noyais avec un plaisir coupable. Bordel, j'étais si près du bord, à la limite d'un foutu orgasme dans mon froc rien qu'en imaginant la femme que j'aime, radieuse, heureuse, libre... Mais le monde réel s'impose à moi sans prévenir.
Et soudain, tout s'arrête.
Mon souffle se bloque. Mon cœur rate un battement.
Parce que mes yeux se posent sur elle.
April.
Si le destin était caractérisé par une figure féminine et humaine, je la baiserais sur le champ et surtout sans compromis !
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