Chapitre 81 (T.W)

Malcolm

Je suis... je suis Malcolm.

Non, c'est moi, c'est ça. Malcolm.

Mais tout devient flou.

J'ai... treize ans, oui, treize ans. J'ai treize ans. Ce chiffre, ce nombre me hante, c'est comme si je n'étais qu'un enfant perdu dans un monde qui me dépasse. Mais c'est étrange, non ? Parce qu'en réalité, je devrais avoir dix-neuf ans. Dix-neuf ans, ça sonne comme quelque chose de plus adulte, de plus solide, mais tout autour de moi est en train de s'effondrer. Tout est devenu un enchevêtrement de souvenirs brisés, d'émotions incontrôlables qui ne me laissent aucun répit.

Je me souviens, ou peut-être que je crois me souvenir, de ma mère... D'elle. D'elle qui... qui a essayé de m'ôter la vie. Ça, c'est réel, je le sais, je le ressens encore dans chaque fibre de mon être. Mais le reste... Le reste est un brouillard. Un nuage épais qui obscurcit tout. Le temps semble se mélanger dans ma tête, chaque souvenir se heurtant à celui qui suit, chaque moment qui s'effondre dans le suivant. Je n'arrive plus à saisir ce qui est passé, ce qui est maintenant. Je me demande si je suis encore cet enfant de sept ans, celui qui a vu l'enfer dans les yeux de sa mère, ou si je suis un adolescent perdu, piégé dans ce labyrinthe qu'est ma propre existence.

Dix-neuf ans...

Si on me le dit, je peux à peine le croire. Comment cela peut-il être vrai ? Mes pensées sont comme un puzzle éclaté, où les pièces se mélangent et ne trouvent plus leur place. Je ne sais plus où je commence et où je finis. Ce qui est réel, ce qui appartient au passé, ce qui est en train de m'arriver en ce moment... Tout est confus. Tout se mélange dans une folie douce, un tourbillon où je suis seul à me noyer. Mon prénom... je l'ai prononcé encore, mais à cet instant, il ne signifie plus rien. Il flotte dans l'air, tout aussi déconnecté de moi que tout le reste.

Et maintenant, je suis ici, dans cet espace qui semble suspendu entre les dimensions, entre le passé et l'instant présent. Les murs sont flous, les sons distordus. Je n'arrive plus à distinguer la réalité de la fiction. C'est comme si je me trouvais à la frontière, là où tout se confond, où les frontières entre ce que j'ai vécu et ce qui se passe en ce moment se déchirent et se recollent sans logique. Je ne sais même pas si je suis vraiment là ou si c'est encore un souvenir qui se superpose à ce qui est censé être le présent.

Il y a cette silhouette, cette ombre dans mon champ de vision, qui me fixe sans cligner. C'est une forme noire, qui semble se mouvoir avec une lenteur menaçante, mais qui reste floue, comme un spectre. C'est tout ce que je vois maintenant. Cette silhouette qui s'approche, qui envahit tout mon esprit. Elle me tient, me serre, et je suis impuissant, tout comme un enfant à qui on a retiré son jouet. Sauf que je ne suis plus un enfant. Pas vraiment, pas à dix-neuf ans... Mais c'est tout de même cette image que j'ai de moi. L'enfant pris au piège dans ce corps devenu trop grand pour lui.

Je déteste cette silhouette, ce vide qui m'entoure. La haine brûle en moi, une rage froide qui me consume. Une rage d'autant plus forte que je ne sais même pas à qui elle est destinée. À moi ? À cette ombre ? À elle, cette mère qui a détruit tout ce que je croyais être un avenir ?

Je ne sais plus. Mais je veux... je veux tout détruire. Tout effacer. Effacer cette douleur. Effacer cette ombre. Parce qu'elle me dévore de l'intérieur. Elle m'étouffe, et je veux la faire disparaître, la briser, l'anéantir. Tout ce que je veux, c'est que ce flot de souffrance cesse. Que tout cesse.

Libère-toi ! Libère-toi !

Cette voix... Si familière, et pourtant tellement lointaine. Elle gronde dans ma tête, écho d'un passé que je ne parviens pas à saisir. Masculine, autoritaire, forte... mais qui est-ce ? Mon père, peut-être ? Mais ai-je un père, réellement ? Ce nom, cette figure paternelle, me semblent si flous. Des morceaux de souvenirs, des bribes d'images me traversent l'esprit, mais rien de concret, rien de fixe. Je me débats dans un océan de doutes, tout est un brouillard épais, un voile opaque qui me prive de réponses. Je ne sais pas. Je ne sais plus.

Frappe-la ! Frappe-la ! Fais-lui mal !

Les ordres, ces ordres... Ils déchirent mon esprit, m'envahissent, m'enserrent. Je les entends, mais ils résonnent comme un écho d'une réalité que je ne comprends plus. Qui ? Qui est cette silhouette dont je dois frapper l'ombre ? Qui est-ce, ce corps flou qui m'observe ? L'angoisse monte, mon cœur bat plus fort, plus vite. C'est comme si mon corps était pris dans une tempête, une tempête dont je ne peux me sortir, dont je n'ai aucun contrôle.

C'est lui. C'est ton violeur, Malcolm.

Ces mots s'impriment dans mon esprit comme une cloche retentissante, frappant mes pensées d'une violence inouïe. Un frisson glacé me parcourt. Ce nom, ce mot, ce "violeur" qui me frappe en plein cœur. Le passé surgit, brutal, implacable.

Je me souviens... Oui, je me souviens. Treize ans, j'avais treize ans quand tout a basculé. Ce souvenir... ce souvenir-là... il n'a jamais disparu. Il me hante, il me poursuit. Il est là, tout près de moi, comme une ombre qui refuse de s'éloigner. Et maintenant, il revient, et avec lui, la colère, la honte, cette rancœur qui m'étouffe.

Je reviens à ce moment-là. À cet instant où je n'étais qu'un enfant, attaché, les yeux bandés, ne sachant plus où j'étais, ce qui m'arrivait. Des mains sur ma peau, des doigts inconnus, froids, qui se posent, qui me touchent... L'odeur de la peur, de l'angoisse, du souvenir me submerge. Je veux hurler, mais ma voix est prisonnière, mon cri se meurt dans ma gorge. Le silence de la terreur. Une immobilité glacée. L'impuissance totale.

Venge-toi ! Fais-lui mal ! Vengeance !

Les mots résonnent, de plus en plus fort, comme une incantation qui me pousse, qui me manipule. C'est une voix, c'est moi. C'est mon esprit qui m'ordonne de tout détruire, de tout effacer. Mais est-ce moi, vraiment, qui parle, ou cette douleur, cette rage qui me prend possession ? Mon corps, mon esprit, tout est en guerre contre cette silhouette, contre ce qui m'a fait souffrir. Je n'ai plus le temps de réfléchir. Je n'ai plus de place pour les doutes. L'envie de destruction est plus forte. Elle m'envahit. Je veux voir disparaître cette ombre. Cette silhouette doit disparaître, effacée pour que je puisse respirer à nouveau, pour que je puisse exister sans le poids de ce souvenir qui me tue.

Je m'avance, déterminé, mes poings serrés. L'air autour de moi est lourd, épais, oppressant. Chaque mouvement semble me tirer en avant, chaque impulsion me pousse à agir. Je suis pris dans une frénésie. Le premier coup part, suivi d'un autre. Mes poings frappent sans conscience, sans discernement. Je ne sais pas où je vise, mais ça n'a pas d'importance. Ma vue est floue, mes yeux sont fermés... Ou peut-être pas. Peut-être qu'ils sont ouverts, mais que tout est noyé dans l'obscurité, dans ce noir qui envahit ma vision. Je suis dans l'aveuglement total.

— Salaud ! Violeur !

Les mots s'échappent de ma bouche, comme une injure, comme un cri d'impuissance. Ma voix tremble, mais elle porte cette haine qui m'a longtemps bouillonné dans les entrailles. La haine, le dégoût, tout se mêle dans ce mot. "Je te hais !" C'est un cri primal, une promesse de destruction, une revanche contre ce qui m'a détruit. Mais au fond, est-ce vraiment la vengeance que je cherche ? Ou suis-je simplement en train de me perdre, encore une fois, dans ce cycle de violence et de douleur ?

Je frappe. Encore. Et encore. Le bruit sourd de mes poings contre cette ombre, contre cette forme sans visage, me fait l'effet d'un tambour dans ma tête. Chaque coup fait naître un éclair de douleur, un éclair de rage pure, mais aussi un éclat de confusion. Le souvenir de Margot, la voix de ma mère, la falaise... tout se mélange. Tout se superpose. La silhouette en face de moi devient floue, et je ne sais plus si je la frappe ou si c'est moi que je détruis.

Margot... Margot...

Ce prénom flotte dans l'air comme un souffle. C'est elle, n'est-ce pas ? C'est pour elle que je frappe, pour ce que j'ai vu, pour ce qu'ils m'ont fait... Ma sœur, ma pauvre sœur. La voix revient, m'enveloppant dans un tourbillon, m'assourdissant.

Frappe, Malcolm ! N'arrête pas ! C'est elle qu'il faut effacer !

Je ferme les yeux, mais la douleur monte en moi, les images s'entrelacent. Une falaise, je suis là, tout là-haut, le lac en contrebas, je me souviens. Non, c'est autre chose. C'est ma mère... Ma mère me hurlant de sa voix faible, désespérée.

Tu dois le faire, Malcolm. Tu dois te venger.

Mais pourquoi ? Pourquoi la venger ? Venger qui ?

Une image surgit, une image horrible. La tête de ma tante, coupée, posée sur une assiette. L'odeur du sang, l'odeur métallique. Je veux la faire disparaître. Fuir. Je veux fuir.

Non ! Reste ! Reste et détruit !

Je serre les poings et l'ombre devant moi se fait plus nette. Elle devient plus réelle, mais en même temps, elle s'étire, comme une brume épaisse. C'est une silhouette d'homme, c'est lui. Il est là, n'est-ce pas ? Celui qui a fait ça. Celui qui m'a brisé, celui qui a pris tout ce que j'ai eu de précieux. Mon violeur. Je sens la haine bouillir en moi, une haine qui m'envahit, qui me consume.

Fais-le disparaître ! Fais-lui mal !

Je frappe plus fort. Je frappe encore. Chaque coup semble me rapprocher un peu plus du vide. Je n'ai plus de repères. Plus rien. Rien d'autre que cette douleur, cette violence qui me dévore. C'est comme si tout était devenu flou, que les souvenirs, la souffrance, l'horreur, tout se confondait dans un maelstrom de douleur. La tête coupée de ma tante, le visage de ma mère déformé par la souffrance, Margot criant dans le fond de ma tête, tout ça... tout ça se bouscule.

Je serre les dents, je ne peux plus m'arrêter. L'ombre est toujours là, toujours immobile, mais je ne sais plus si je dois la frapper, ou si c'est moi que je déteste.

Détruit la !

La voix insiste, encore et encore, je veux les faire taire, je veux qu'elles me laissent, mais elles continuent.

Ne t'arrête pas ! Fais-la disparaître !

Mon corps tremble, mes bras sont lourds, mais je ne m'arrête pas. Je n'ai plus de visage en face de moi, plus de forme, juste l'obscurité qui se dilate et m'engloutit. Je ne peux pas m'arrêter. Il faut que ça cesse. Je dois leur faire mal, à eux tous. La mort, la mort qu'ils m'ont imposée, je dois leur rendre la monnaie de leur pièce. L'odeur du sang m'envahit, la douleur de mes poings me donne le vertige. Je ne distingue plus rien. Margot, la falaise, la tête coupée, le lac, tout se confond.

Le silence s'empare de moi pendant une fraction de seconde, mais il est coupé par la voix, encore plus forte.

Tu dois continuer, Malcolm ! Fais-le disparaître !

Je ne sais plus si je frappe un homme ou si je frappe ma propre folie. Tout est une brume. Le passé, le présent, tout est entremêlé dans une danse macabre. Les images se succèdent. La falaise, la tête de ma tante, Margot. Tout ce qui s'est passé, tout ce qui n'a pas pu être réparé, tout me revient en pleine face.

Et je frappe encore, sans savoir pourquoi, sans savoir ce que je cherche, mais je frappe, encore et encore, jusqu'à ce que tout explose en un grand éclat de douleur, jusqu'à ce que la lumière se fasse dans cette obscurité infinie.

Je me répète. Encore et encore. Les mots tournent en boucle dans ma tête, se heurtent aux parois de mon crâne comme des échos interminables. Je divague, prisonnier d'un cauchemar dont je ne trouve pas l'issue. Tout est trouble, tout est noir, mais une ombre persiste, grandit, dévore le peu de réalité qu'il me reste. Je suis perdu dans cet enfer, un labyrinthe de douleur et de colère où chaque murmure est une lame, chaque souvenir une blessure béante.

Mes gestes ne s'interrompent pas, je frappe encore, mes poings s'écrasent contre cette chose informe, contre cette chose que je veux détruire. Pourtant, quelque part en moi, je me vois tomber à genoux, les bras tremblants, les mains plaquées contre mes oreilles, comme si je pouvais faire taire les voix qui m'assaillent.

Taisez-vous ! Taisez-vous putain ! hurle-je, ma voix déchirant le vide.

Mais elles ne s'arrêtent pas. Elles s'insinuent, se faufilent dans mes pensées comme des serpents venimeux, resserrant leur étreinte autour de mon esprit déjà fissuré.

Faiblard ! Tu es faible ! Quelle honte !

Une nausée violente me tord le ventre. Mon souffle s'emballe, mon corps tremble sous l'intensité du dégoût, de la rage, de la confusion. Je ne sais plus si c'est ma voix que j'entends, ou celle d'un autre, ou si elles sont toutes issues du même néant.

Un énième cri s'arrache de ma gorge, un cri brut, animal, un cri de douleur ou de fureur, je ne sais plus.

Je vais exploser. Ou imploser. Ou les deux. Mon crâne est sur le point de céder sous la pression. L'air me manque, il est lourd, chargé de cendres et de craintes que je ne parviens pas à nommer. Où suis-je ? Pourquoi est-ce que je frappe ? Pourquoi est-ce que je répète que je frappe ? Qui est cette silhouette devant moi ? Qui suis-je en train d'attaquer ?

Tu es une disgrâce pour ta famille, Malcolm !

La phrase me transperce comme une lame glacée. Ma famille. Ma famille ? Un instant, l'image de ma mère surgit, son regard brûlant d'accusations, ses lèvres pincées, la falaise derrière elle, le vent hurlant...

Non. Je ne veux pas voir ça.

Ferme-la bordel ! Sale violeur !

Mais... à qui est-ce que je parle ? À qui est-ce que je m'adresse vraiment ? À cette ombre que je continue de marteler sans relâche ? Aux voix qui me hantent ? À moi-même ?

Le doute s'infiltre, se répand comme du poison pourpre dans mes veines. Il n'y a pas de visage, pas de contours nets. Cette silhouette change. Elle n'est plus la même. Les courbes s'affinent, deviennent douces, élégantes, presque familières...

Mes poings se figent en l'air. Mon cœur rate un battement.

Ap...

Un fragment de mot, une syllabe à peine murmurée, comme un secret à moitié révélé.

Puis des cheveux blonds. Des mèches soyeuses qui flottent dans un souffle de vent.

Des yeux bleus.

Une voix douce, tendre, presque irréelle, qui s'élève au milieu du chaos.

Je t'aime, Malcolm.

Je sens mon souffle se coincer dans ma gorge, mon corps tout entier paralysé sous l'ampleur du choc. Mes doigts se crispent, ma vision se brouille.

C'est elle.

Mais qui... ?

Les ténèbres m'enserrent encore, brûlantes, suffocantes. Pourtant, un frisson me parcourt, une chaleur étrange, insidieuse, qui lutte contre la glace qui m'envahit.

Ai-je enfin trouvé un éclat de lumière dans cet enfer ?

Ou est-ce encore un mensonge de mon esprit détraqué ?

Tue-la ! Tue-la ! C'est elle qui t'a violé ! C'est elle !

Les cris résonnent, hurlent, vrillent mon crâne comme une tempête prête à le fendre en deux.

Je secoue la tête. Mensonge ! C'est un mensonge, un putain de mensonge ! Je ne sais pas comment je le sais, je ne sais plus ce qui est vrai, mais une certitude inflexible s'impose en moi : ce n'est pas elle.

Silence ! Silence !

Ma voix se brise, se noie dans le chaos des murmures et des hurlements. Elles s'embrouillent, se contredisent, se tordent en un amalgame d'ordres et de vérités déformées. Rien n'a de sens. Rien n'est réel.

Et pourtant, je frappe.

Le blond de ses cheveux vire au rouge.

Le choc me transperce comme une décharge électrique.

Que se passe-t-il ?

Mes poings s'abattent encore. Mes muscles sont tendus, crispés dans une rage qui ne m'appartient plus. La violence s'exprime à travers moi comme une entité autonome, un monstre dont je ne suis que le pantin désarticulé.

Qu'est-ce que je suis en train de faire ?!

Un souffle, une voix qui s'accroche au tumulte.

Je ne te laisserai pas tomber, je te le promets.

La promesse s'infiltre en moi, traverse la brume rouge qui m'enveloppe.

Je pensais avoir les yeux fermés, pourtant...

Deux iris d'un bleu profond, moucheté d'une pointe de gris, rencontrent mon regard. Ils brillent, luisants sous les reflets du sang qui s'étale autour de nous.

Mon cœur se serre. Mais mes coups continuent. Je frappe. Encore. Encore. Pourquoi ?!

Tout devient rouge. Les ombres bougent, se diluent en coulées écarlates. Mes mains sont rouges. L'air est rouge. La pièce elle-même semble baignée d'une lumière cramoisie, comme si le monde entier n'était plus qu'une mare de sang.

Je fais mal. Je brise. Je casse.

Le nœud dans mon estomac se tord, se resserre, une pression atroce qui me comprime les entrailles.

Arrête...

La voix est douce, fragile, une supplique à peine audible au milieu du carnage.

Arrête...

Deux mains délicates glissent contre mon torse nu. Un frisson me traverse, plus violent que n'importe quel coup. Sans réfléchir, je les saisis, pressant mes doigts sur les siens, les plaquant contre mes cicatrices, comme si ce contact pouvait me ramener à moi-même.

J'aimerais savoir ce que c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche...

Mon corps se fige. Un torrent. Un flot de souvenirs s'abat sur moi, comme un raz-de-marée qui renverse tout sur son passage.

April.

Ma proie. La chasse. Le placard. La fièvre. Les blessures. Le baiser. Mon premier baiser.

April.

Tout me revient avec une clarté effrayante. J'ouvre les yeux pour de bon. La transe se dissipe, mais la réalité me frappe avec une brutalité implacable.

Je suis là. Dans le sous-sol souterrain du manoir. Dans la salle de la purge.

Je respire. L'air est poisseux. Lourds de cendres, de sueur, de... sang.

Tout ce sang.

Un frisson glacé me traverse l'échine.

C'est quoi, tout ce rouge ?!

Je cligne des yeux. J'observe autour de moi. Puis je la vois. Elle.

April. Ma princesse. Allongée sur le sol. Évanouie.

Son corps porte la trace de ma colère. Des bleus, des marques rouges sur sa peau pâle. Mon estomac se tord si violemment que j'en ai envie de vomir.

Elle ne méritait pas ça. Jamais. Mon souffle se coupe, mon corps s'effondre. Je tombe à genoux.

D'un geste tremblant, je la saisis, la serre contre moi, mes bras entourant son corps frêle. Son visage est paisible, trop paisible, comme une poupée de porcelaine abandonnée au milieu du carnage.

April... April... April...

Je murmure son prénom comme une incantation, un appel désespéré, un espoir fragile accroché au bord de l'abîme.

Réveille-toi, je t'en prie...

Rien.

Mon cœur cogne, plus douloureux que tous les coups que j'ai pu porter. Elle ne bouge pas.

April...

Je serre les dents, mon visage enfoui contre ses cheveux encore imprégnés de son odeur familière.

Réveille-toi...

Un murmure. Une supplique. Une prière muette aux dieux que je ne prie plus.

Et si elle ne se réveillait pas ?

Non.

Non.

Pas ça.

Pas elle.

Une larme, puis deux, roulent lentement le long de mes joues, brûlantes comme de l'acide sur ma peau glacée.

C'est stupide. Je ne pleure jamais. Malcolm Voss n'a pas le droit de pleurer. Le Patriarche l'interdit.

Ces mots résonnent en moi comme une sentence gravée au fer rouge dans ma chair.

Le Patriarche.

Le pilier. L'ombre. Le monstre.

Un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale, douloureux, étouffant. Mon souffle se fait court, presque inexistant.

La hyène.

Son rire. Ce rire atroce, écorché, qui s'insinue jusque dans la moelle de mes os. Un son inhumain, un râle moqueur qui me suit depuis toujours, même dans mes cauchemars les plus enfouis.

Je me crispe.

La voix... Sa voix.

Elle siffle à mes oreilles comme une mélodie démoniaque, une berceuse de souffrance.

Le viol.

Mon corps se fige, ma gorge se serre à en étouffer.

Mes treize ans. Un enfant. Seul avec la hyène. Un murmure. Une caresse écœurante. Cet ombre sous le tissu obstruant ma vue. Le drap rêche collé contre ma peau en sueur, le souffle rauque trop proche de mon oreille. Ce sourire. Invisible mais omniprésent.

Je le revois. Je l'entends. Je le ressens.

Tout se reconnecte soudainement. Les fils invisibles du passé s'entrelacent, se nouent dans mon esprit en une toile suffocante.

Alors c'était lui ?

Depuis le début ?

Un vertige me prend, mon estomac se retourne.

Je recule d'un pas. Puis d'un autre. Comme si mon propre corps cherchait à fuir l'horrible vérité qui s'abat sur moi.

C'était lui.

Depuis le début. Depuis toujours.

L'air me manque. Mon cœur cogne contre ma poitrine, affolé, comme un animal pris au piège.

Mon sang bout. Ma gorge brûle.

C'était lui.

Et je n'ai jamais su. Ou peut-être que si. Peut-être que j'avais toujours su. Et que je me suis voilé la face.

Cette lumière m'a ouvert les yeux...

April...

Son nom tourne en boucle dans mon crâne, comme une prière désespérée, un cri silencieux perdu dans le néant. Je resserre ma prise sur son corps inerte, cherchant un signe, une preuve qu'elle est encore là, qu'elle respire, qu'elle peut m'entendre.

April...

Reviens-moi... Je t'en prie...

Ma gorge se noue, un poids invisible m'écrase la poitrine.

J'ai trop détruit. Trop brisé.

Mais pas elle.

Pas elle...

Mon front rencontre le sien, mes lèvres tremblent sur son nom.

— Je t'aime.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top