Chapitre 79 (T.W)
April
J'avoue que la réaction de Malcolm m'a plutôt déplu. J'aurais vraiment apprécié qu'il me remercie de l'avoir aidé à s'allonger, au lieu de simplement m'ignorer. Mais ce n'est pas grave. Il est comme ça, et je dois l'accepter tel qu'il est. C'est un homme, et les hommes sont fiers. Ils n'aiment pas montrer leur faiblesse, encore moins lorsque leur monde repose sur des apparences de force et de contrôle. Surtout lui, je pense. Vu dans quel enfer il a grandi, dans quel chaos il a dû se forger une armure.
Je ne connais pas tous les détails, mais avec ce que j'ai pu comprendre, je devine sans peine le poids des traumatismes qu'il porte. Lui, Kiara, leurs frères... Ils ont dû apprendre à survivre avant même d'avoir l'âge de réaliser ce que vivre signifie réellement.
Malcolm s'est enfermé dans la salle de bain, comme un animal blessé qui refuse qu'on l'approche. Son silence est une barrière infranchissable, un mur que je ne suis pas prête à briser. Alors je prends sur moi et me retire dans la chambre voisine, où Kiara dort toujours profondément, recroquevillée dans la même position que la veille. Son souffle est lent, régulier. Presque apaisant.
J'aimerais pouvoir faire comme elle, me reposer, me plonger dans l'oubli d'un sommeil réparateur. Mais lorsque je m'allonge, je tourne, je me retourne, incapable de calmer les pensées qui tourbillonnent dans mon esprit. Alors, au bout de quelques minutes, je renonce et me lève.
Je recommence à arpenter la pièce, de long en large, sans faire attention à la douleur qui pulse dans mes genoux. Ils sont encore trop fragiles, chaque pas est une épreuve, mais je refuse de m'arrêter. Marcher m'aide à ne pas sombrer dans la panique, à ne pas me noyer sous le poids de l'angoisse qui me serre la poitrine.
Au bout d'un moment, épuisée, je me laisse tomber sur le fauteuil près du lit. Je ferme les yeux. Juste quelques instants. Juste le temps de...
Un bruit sourd.
Des pas lourds résonnent dans le couloir.
Je rouvre les yeux, à peine le temps de me redresser qu'une ombre franchit le seuil de la porte. Je n'ai pas le temps de crier, ni même de comprendre ce qui se passe. Une main rugueuse agrippe mes bras, me tire brutalement en avant. Un éclair de douleur fuse dans mes poignets lorsqu'on me ligote précipitamment.
Mon souffle s'accélère.
Non.
Non, non, non...
On me traîne à l'extérieur de la pièce, mes pieds glissent contre le sol, mes genoux manquent de flancher sous la violence du geste. L'air froid me fouette le visage alors que je suis entraînée à travers un escalier sombre, sans même savoir où on m'emmène.
Je vais mourir.
Le dictateur a dû ordonner mon exécution. Il a dû juger que je n'étais pas utile, ou pire, que je représentais une menace.
Kiara sera triste. Peut-être en colère.
Malcolm, lui, sera probablement soulagé.
Une larme coule sur ma joue.
Papa... Je vais te rejoindre.
Mais alors que je m'abandonne à cette idée, mon regard se fige en arrivant dans une pièce faiblement éclairée. Au centre, attaché à une chaise, Malcolm me fixe, l'air abasourdi.
Il est là. Lui aussi.
Quelque chose me serre la gorge. Ce n'était donc pas une exécution immédiate.
Un frisson glacial parcourt mon échine lorsqu'on me force à m'asseoir sur une autre chaise. Une corde mord la peau de mes poignets alors qu'on m'attache aux accoudoirs, et mes chevilles sont solidement retenues contre les pieds du meuble.
Piégée.
Malcolm aussi.
Pourquoi ? Que se passe-t-il ?!
Mon cœur cogne violemment contre ma cage thoracique, chaque battement résonne jusque dans mes tempes, un bruit sourd et oppressant qui semble vouloir me rendre folle. Mes muscles se tendent, mes doigts se crispent contre le bois des accoudoirs, mais je suis incapable de bouger. Attachée. Immobile. Vulnérable.
Je veux parler. Hurler. Mais aucun son ne franchit mes lèvres. L'air autour de moi est glacé, lourd, chargé d'une tension presque palpable. Chaque respiration est une épreuve, un combat contre la panique qui monte, qui me ronge, qui menace d'exploser à tout instant.
Le sang afflue à une vitesse incroyable dans mes veines, pulsant avec une telle intensité que j'ai l'impression qu'elles vont éclater sous la pression. Comme si mon propre corps allait me trahir, se vider de toute substance, me laisser pantelante et brisée avant même que je comprenne ce qui est en train de se jouer.
J'essaie de croiser le regard de Malcolm, de chercher un signe, un indice, quelque chose qui me dirait qu'il sait ce qui se passe, qu'il a un plan, qu'il peut nous sortir de là. Mais lui aussi semble perdu. Son regard passe nerveusement d'un point à un autre, ses poings se crispent malgré les liens qui le retiennent.
Le silence qui nous entoure est presque aussi terrifiant que l'inconnu lui-même.
Et puis, un bruit.
Un pas, quelque part dans l'ombre.
Mon corps se fige, mon souffle se coupe.
Quelqu'un est là.
Quelqu'un nous observe.
***
Vladimir Voss
Il ne me reste que quelques semaines à vivre. Peut-être moins. Mon corps est un cadavre en sursis, une carcasse rongée de l'intérieur, lentement décomposée par cette maladie immonde qui s'amuse à me briser morceau par morceau. Chaque jour, la douleur est plus vive, plus pernicieuse. Mes muscles fondent, mes os deviennent si fragiles que je crains de me briser rien qu'en m'asseyant trop brusquement. La fièvre suinte de ma peau, mes mains tremblent, et la moindre pression sur mon abdomen me donne envie de vomir mes entrailles. Mais qu'importe. J'ai survécu à pire. Tant que mon esprit reste intact, tant que ma volonté demeure, je ne m'inclinerai pas.
Si je dois partir, alors ce sera en ayant accompli mon œuvre. Assurer l'existence de futures générations. Le reste n'a pas d'importance. Ma famille est tout. Son sang, sa continuité. Elle ne peut pas disparaître. Elle ne doit pas. L'idée même est insupportable, répugnante. Ce serait un échec. Mon échec. Et je n'ai jamais échoué.
Il y a un mois, mon frère Hugues est venu me trouver, m'informant de l'existence d'une certaine April dans la vie de son fils. Une étrangère. Une souillure. J'ai bien vu dans son regard qu'il attendait mon approbation, espérait que sa servilité lui accorderait mes faveurs. Pitoyable. Il pensait peut-être que je serais reconnaissant de son initiative, que j'allais le féliciter. Mais il n'a rien compris. Ni lui, ni son abruti de fils, Malcolm, ce déchet ambulant qui ose croire que je le considère comme mon préféré. Quelle blague !
Un rire rauque me secoue, vite rattrapé par une quinte de toux qui me plie en deux. Une douleur fulgurante me lacère la poitrine, comme si mes côtes s'étaient changées en lames de verre. Lorsque je retire le mouchoir de mes lèvres, il est taché de sang noirâtre, épais. Un goût métallique persiste sur ma langue. Mes gencives saignent en permanence désormais, au point que la douleur est devenue une compagne familière. Mes dents semblent prêtes à se déchausser une à une, et pourtant, je souris.
J'ai averti Hugues que son fils aîné commençait à bouger. Je savais précisément ce qu'il avait en tête et j'ai voulu empêcher ça en mettant en garde. Mais même ainsi cet abruti de frère est mort en croayant toujours que j'ai choisi sa lignée pour me succéder, alors qu'il n'en est rien. Nicolaï n'a pas été désigné par admiration ni par mérite.
Même ma propre descendance, elle n'a jamais été à la hauteur. Wyatt, mon premier fils, a été placé à la tête de certaines affaires. Rien d'exceptionnel, mais il remplissait son rôle. Ensuite, il y a eu Kiara. Une fille. Un poids mort. Aucune femme ne peut prétendre au pouvoir dans cette famille, c'est ainsi que cela a toujours été. Après elle est venu Robert. Un garçon, certes, mais faible, inutile. Un être dont je n'ai jamais su quoi faire, incapable d'inspirer autre chose que de la déception.
Alors j'ai voulu recommencer. Une dernière tentative avec elle. Mais ma femme, cette chose insignifiante, n'a plus été capable de me donner ce que j'attendais. Juste d'autres filles. Une série d'erreurs, de parasites sans valeur, qu'il a fallu éliminer dès la naissance. Elles n'étaient pas viables. Elles n'auraient servi à rien.
Une épouse incapable de donner naissance à un héritier digne de ce nom n'a pas plus de valeur qu'un animal stérile. Donc, voyant que Sylvia ne me servirait plus à rien, je l'ai décapitée. D'un geste précis, net, sans hésitation. Son sang a éclaboussé la nappe, maculant les couverts d'une lueur cramoisie. Puis j'ai posé sa jolie tête dans son assiette, un sourire figé sur ses lèvres mortes, pour que toute la famille voie ce que cela signifie de me décevoir.
Kiara était assise là, sur sa chaise trop grande pour elle, ses petits doigts serrant nerveusement les bords de la table. Ses yeux, si semblables à ceux de sa mère, me fixaient, écarquillés, démesurés, emplis d'une terreur pure et brute. Elle ne comprenait pas. Pas encore. Mais elle sentait.
Elle a hurlé.
Un cri strident, brisé, un son que seuls les enfants savent produire lorsqu'ils voient leur monde s'effondrer. Un son insupportable, irritant, qui m'a fait grincer des dents. Je l'ai regardée, impassible, tandis qu'elle se recroquevillait sur elle-même, ses petites mains crispées sur son ventre, suffoquant sous les sanglots.
Pathétique.
Cette faiblesse, cette sensibilité... Ce n'était pas tolérable. Elle était mon sang, elle devait être forte. Je ne pouvais pas laisser cet échec s'ancrer en elle. Elle devait comprendre. Assimiler. Se débarrasser de cette pitié inutile qui la rendrait vulnérable.
Alors je l'ai fait purger.
Elle n'avait que cinq ans, mais il n'y a pas d'âge pour apprendre. Pas de lumière, pas de chaleur. Juste le silence et la faim. Elle a pleuré au début, m'a supplié de la laisser sortir, promis d'être sage. Puis les jours ont passé, et sa voix s'est éteinte. Plus de cris. Plus de larmes. Seulement une petite silhouette recroquevillée dans l'obscurité, les yeux ouverts sur rien. C'était diablement jouissif !
Quand je l'ai enfin laissée sortir, elle n'était plus la même. Ses joues étaient creuses, son regard éteint, sa bouche muette. Plus de cris, plus de larmes, plus de tremblements.
Elle avait compris, j'étais fier de mon accomplissement. Ma fille était parfaite.
Après Sylvia, il y a eu ma sœur. Un sang pur. Une lignée parfaite.
Hugues, ce misérable incapable, n'avait su engendrer que des erreurs. Nicolaï, le premier-né, aussi albinos que sa mère, et rejeté comme une abomination. Puis Malcolm, ce chien fou, destiné à diriger les Red Reapers, le gang de son grand-père. Ensuite, une fille, Margot, insignifiante, sans valeur ni potentiel. Une autre déception.
Il fallait agir. Restaurer l'honneur de notre nom.
J'ai donc décidé. Ma sœur porterait ma descendance. Elle était la seule digne, la seule assez pure pour accomplir ce que ma femme n'avait pu réaliser.
Je ne lui ai laissé aucune option.
Je revois encore ses yeux ‒ la peur, la haine, cette flamme désespérée. Elle a tenté de me repousser, de lutter, mais rien n'y a fait. Ses cris se sont éteints dans la nuit, étouffés par l'inévitable. Je l'ai forcée, l'ai brisée, pour imposer ma volonté.
Mais même après ça, le destin s'est acharné contre moi.
Elle n'a donné naissance à aucun autre enfan, elle n'en a pas eu l'occasion. Elle a craqué avant.
Son esprit s'est fissuré, et dans un ultime acte de folie, elle a cherché à tout effacer. Un jour, elle a pris ses deux derniers enfants ‒ Malcolm et cette petite fille inutile ‒ et les a emmenés au sommet de la falaise qui surplombe le lac. Pensait-elle vraiment pouvoir échapper à ma volonté ? Mettre fin à ce que j'avais commencé ?
Je l'ai observée, dissimulé dans les ténèbres. J'ai vu la détermination démente dans ses yeux, le tremblement dans ses mains lorsqu'elle a tenté de précipiter les deux mômes dans l'abîme.
Hugues et moi avons laissé la petite se noyer.
Elle aurait pu survivre. Mais pourquoi l'aurions-nous sauvée ? Les filles Voss ne servent à rien.
Malcolm, en revanche, méritait de vivre. Un fils, même imparfait, restait un atout.
Quant à ma sœur... Elle n'était plus qu'une ombre, une coquille vide. Le reflet pâle de ce qu'elle aurait pu être. Elle a finit par se suicider pour ne pas me laisser la chance de lui trancher la gorge.
Mais par chance, si on peut appeler ça comme ça, il restait Nicolaï. Celui que nous avions tous ignoré, méprisé, rejeté. Il n'avait encore aucun rôle, aucune responsabilité.
À contrecœur, j'ai décidé de le faire revenir. De le désigner comme mon successeur. Pas par choix, mais par nécessité. Il porterait mon héritage, que cela lui plaise ou non.
Un vertige me prend. Je ferme les yeux un instant, ma respiration sifflante résonne dans la pièce silencieuse. Mon foie est en train de se liquéfier, ma moelle osseuse ne produit plus que de la mort en fragments microscopiques. Je suis un empire en ruine, un monstre qui se décompose lentement, et pourtant, je suis toujours debout. Je ne tomberai pas avant d'avoir terminé ce que j'ai commencé. Avant d'avoir sculpté ma lignée dans le marbre, de mon sang, de ma chair, de ma volonté.
Peu importe le prix. Peu importe qui je dois écraser.
Je suis Vladimir Voss. Et je ne disparaîtrai jamais.
Mon nom, mon pouvoir, ne s'éteindront pas avec moi. L'héritage doit perdurer, coûte que coûte. Pour cela, je dois m'assurer que la lignée des Voss reste forte et pure, que le sang continue de couler sans se diluer.
Nicolaï a été choisi pour prendre ma place, il est le futur maître suprême, celui qui héritera de mes pouvoirs et de mon influence. Mais il n'est pas seul à devoir assurer cette transmission. Malcolm, lui aussi, doit faire sa part. Il doit engendrer des héritiers, et je suis prêt à tout pour m'assurer qu'il le fasse. Nicolaï a déjà assuré sa descendance en mettant sa femme enceinte, mais Malcolm, lui, est toujours un défi. Il doit se marier et engendrer, mais je dois veiller à ce qu'il fasse le bon choix.
J'avais envisagé de marier Malcolm à ma fille, mais l'idée comporte trop de risques. L'union de deux sangs Voss pourrait engendrer une lignée encore plus fragile, et je ne prendrai jamais le risque de voir une telle monstruosité naître. Après tout, mon frère et ma sœur ont déjà fait cette erreur en le concevant. Il faut qu'il trouve une compagne pure, mais également résistante. C'est là que la solution April entre en jeu.
J'ai ordonné que l'on soumette la blonde à la purge. Elle sera un test. Si elle survit à cette épreuve, peut-être qu'elle pourra devenir l'épouse de mon neveu, assurant ainsi l'avenir de la lignée. Mais si elle succombe... Si elle échoue, alors je devrai ajuster mes plans. Il est impensable que l'avenir des Voss repose sur des bases aussi fragiles.
Ce n'est pas simplement une question de résistance physique. C'est une épreuve de caractère, une épreuve de compatibilité avec ce qui doit être le sang des Voss. Et si elle échoue... je trouverai une autre solution, mais je ne laisserai rien au hasard. Peu importe qui je dois écraser pour atteindre cet objectif. L'avenir de la famille, de mon nom, est tout ce qui compte. Et je n'hésiterai pas à sacrifier même le plus proche des miens si cela peut garantir la pérennité de la lignée.
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