Chapitre 78

Malcolm

La première fois que mon oncle m'a initié à la purge, j'avais huit ans.

Huit ans.

Un âge où l'on est encore innocent, mais où le monde peut déjà vous marquer à vie. Je me souviens de ce jour comme si c'était hier.

L'air était lourd, suffocant, et j'avais l'impression de m'être perdu dans un tunnel obscur dont je ne pouvais plus sortir. Je ne pourrais jamais oublier ce que cela a provoqué chez moi. C'était comme une sorte de libération, mais pas celle que l'on imagine. Ce n'était pas la liberté, c'était quelque chose de bien plus profond, bien plus cruel.

Trois jours.

Trois jours pour mourir et renaître sous une nouvelle forme, une forme que je n'avais pas choisie, mais qui m'était imposée. Trois jours pour effacer ce que j'étais et me forcer à devenir autre chose, quelque chose que je n'avais pas prévu.

Le premier, comme toujours, est le plus vicieux. C'est celui où tout commence, où tout se brise par dessus les fissures déjà faites. Les mots sont des couteaux, des lames invisibles qui transpercent mon âme. L'insulte, la moquerie, le mépris absolu. Des voix sifflent autour de moi, des murmures venimeux qui s'infiltrent sous ma peau, qui rampent jusque dans mes os. Chaque syllabe s'imprègne dans ma chair, s'enroule autour de mes pensées, se glisse dans mes entrailles. Elles deviennent des vérités. Des vérités que je n'ai pas demandées, des vérités qui se gravent dans mon crâne comme une lame chauffée à blanc, prête à détruire tout ce que j'étais avant.

"Tu n'es rien." "Regarde-toi, pathétique." "Tu n'existes que parce qu'on te tolère."

On me force à écouter, à encaisser sans broncher, à supporter ce torrent de cruauté qui se déverse sur moi. Chaque parole est un coup invisible, un coup qui ne laisse pas de traces visibles, mais dont l'impact est bien plus profond que n'importe quelle cicatrice Les paroles ne saignent pas, mais ils blessent d'une manière que l'on ne peut pas ignorer.

J'ai d'abord résisté, la toute première fois. J'ai voulu me dire que ce n'étaient que des mots, que ça n'avait pas d'importance, que je pouvais les ignorer. Mais le jour s'est levé, et c'est là que tout s'est clarifié. Les mots sont pires que la douleur. Ils rongent l'esprit, ils s'infiltrent dans chaque fissure, dans chaque faille, et transforment un homme en poussière. Je les ai laissés me pénétrer, me détruire de l'intérieur. Ils m'ont brisé avant même que le sang ne coule, et c'est ce qui m'a fait comprendre que la purge était nécessaire.

Le deuxième jour, il n'y a plus de paroles. Juste la douleur. La douleur qui frappe en vagues. Poings, pieds, bâtons. Peu importe l'instrument, ce qui compte, c'est l'intention. Faire plier le corps, le soumettre, l'écraser, jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'un tas de chair meurtrie.

Il n'y a plus de place pour les pensées, plus de place pour la raison. Chaque gifle résonne, chaque mouvement semble faire éclater des morceaux de moi. L'agonie envahit tout, et je me sens perdre pied, comme si je n'étais plus qu'un corps, un objet, un meuble que l'on maltraite sans souci. Jusqu'à ce que, d'un coup, je sois pris d'une sorte de résignation. Jusqu'à ce que je me dise, au fond de moi, que je le mérite. Je le mérite pour avoir douté. Pour avoir cru, ne serait-ce qu'une seconde, que j'étais au-dessus de ça.

Le sang coule, je suffoque sous ma propre faiblesse, et l'idée que je ne suis qu'un parasite me ronge, me dévore. Et pourtant, je continue. Je supporte. Je m'incline. Parce que c'est ça, la purge. Accepter de se laisser briser pour renaître.

Et puis, il y a le troisième jour. Le seul qui compte vraiment. Celui où tout bascule. Celui où je deviens ce que je suis censé être. Le jour où je n'ai plus besoin de subir. Le jour où tout change. Ce jour-là, je n'attends plus. Je n'ai plus peur. Je ne suis plus le pantin, le misérable jouet de leur cruauté. Non. Ce jour-là, c'est moi qui prends les rênes. C'est moi qui brise. C'est moi qui fais couler le sang. Et j'adore.

Je sens l'excitation se loger au creux de ma poitrine, une brûlure exquise qui me fait frissonner d'impatience. Mes doigts tremblent, non pas de peur, mais d'anticipation. Mon cœur bat plus vite, mon souffle s'accélère.

La première fois, j'ai hésité. J'ai eu peur de ce que cela signifiait. Mais dès que la lame a touché la peau, dès que j'ai entendu le premier cri, tout est devenu clair. C'était ça. C'était ça, la réponse. La réponse à toutes mes questions, la clé de tout ce qui m'avait torturé avant.

La douleur n'a pas d'importance tant qu'on peut la redonner. Tant qu'on peut la contrôler. Tant qu'on peut voir, dans les yeux de l'autre, cette étincelle de terreur pure qui fait se sentir puissant. C'est un pouvoir que je n'avais jamais connu, un pouvoir que je ne cherchais même pas, mais qui s'est imposé à moi avec une force que rien ne pouvait arrêter.

Après chaque purge, je me sens... propre. Renaître. C'est le mot exact. Comme si on m'avait lavé de mes erreurs, comme si mon sang souillé s'était évaporé pour laisser place à quelque chose de plus pur, de plus brut. Une version de moi que je n'avais jamais osé imaginer. Un homme neuf, un homme fort, un homme prêt à tout.

Et le pire dans tout ça ? C'est que j'en redemande. À chaque fois, la soif grandit. À chaque fois, je veux aller plus loin. À chaque fois, je me demande ce que ça ferait si... Si je laissais complètement tomber les chaînes. Si je ne revenais pas en arrière. Si je laissais enfin le monstre prendre le contrôle, non pas pour trois jours... Mais pour toujours.

— Toujours à l'heure, comme je le vois, murmure mon maître, en croisant ses bras sur son bureau, toujours dans l'ombre. Il faut croire que je t'ai mieux élevé que les autres.

Je hoche la tête, revenu à la réalité. Le contraste est frappant. D'un coup, je suis de retour dans le monde qui m'entoure, un monde où les règles sont encore plus cruelles que celles de la purge. Je tente de cacher la tension qui monte en moi, mais il le remarque.

— Et vous toujours en grande forme, mon oncle, murmuré-je, toujours incertain de sa réaction malgré tout.

Un sourire carnassier étire ses traits ridés sur sa peau visiblement blafarde. Se pourrait-il que sa maladie soit si grave que ça ? Une leucémie, ce n'est pas rien... Mais peu importe. Peu importe ce qui se cache derrière son sourire. Parce que ce que je ressens à ce moment-là, c'est autre chose. C'est cette vieille rancœur qui refait surface, cette soif de reconnaissance, cette envie de pouvoir qui n'a jamais cessé de m'habiter.

— Tu sais, cher neveu, que je suis très satisfait de ton attitude...

Ses paroles me clouent sur place. C'était la chose que j'ai toujours attendue, depuis des années. Le rendre fier, recevoir son amour. Mais étrangement, aujourd'hui, cela ne me remplit pas de fierté. Au contraire, cela me laisse un goût amer dans la bouche. Comme si cette reconnaissance était bien trop tardive, comme si elle n'avait plus de valeur. C'est ce que j'ai cherché toute ma vie, et maintenant que je l'ai, il ne me reste plus qu'à me demander pourquoi elle ne me satisfait plus.

— Pourquoi cette déception sur ton visage, Malcolm ?

Je hausse les épaules, essayant de dissimuler mes pensées derrière un masque indifférent. Mais malgré l'effort, je sens la déception m'envahir, aussi perçante que la lumière du matin qui éclaire les zones sombres de mon esprit.

— Ne joue pas les ignorants avec moi. Ce n'est pas parce que je suis mourant que je ne peux pas te faire payer ce comportement.

Sa voix est rauque, pleine de défi, comme si sa faiblesse physique ne pouvait atteindre l'âme implacable qui l'habite.

Son nez se met à saigner, une goutte s'échappant lentement, mais je vois la lueur de fierté dans ses yeux. Il n'admettra jamais que son corps se fissure. Je me lève brusquement, m'apprêtant à lui apporter un mouchoir, mais, d'un geste tremblant mais ferme, il tend la main pour m'en empêcher.

— J'ai besoin de me reposer, c'est Peter qui va s'occuper de toi.

Les mots sont lourds, comme s'il les avait mâchés longtemps avant de les lâcher. Une étrange mélancolie envahit mon cœur, un mélange d'amertume et de dégoût.

Je me contente d'acquiescer, sans un mot.

C'est étrange. Autrefois, j'aurais peut-être protesté, cherchant à prolonger le contact, à m'accrocher à ce que nous étions. Mais aujourd'hui, tout me semble si lointain.

Je me redresse, sans un regard supplémentaire, et me dirige vers la porte.

Habituellement, c'est lui qui m'ouvre la porte attenante à son bureau, ce vieux rituel, ce geste symbolique de pouvoir qu'il exerce sans jamais faillir. Mais cette fois, quelque chose dans son regard m'indique que la situation a changé. Il ne me tend pas la poignée. Non, il me tend ses clés. Ces clés, qui représentent à la fois l'accès à son monde et la fin de tout ce qu'il a été pour moi.

Aucun doute, son état est critique. Je perçois la fragilité qui se cache derrière cette façade, mais il lutte encore. Il n'a jamais voulu céder, ne montrant aucune faiblesse, malgré la maladie qui ronge ses entrailles.

Pourtant, il reste tel qu'il a toujours été : impassible, nonchalant, presque indifférent à la douleur qui le consume. Il garde son rôle honorifique dans cette famille toxique comme un costume trop grand pour lui, mais qu'il refuse d'abandonner. Et moi, je suis là, dans ce théâtre de la cruauté, à observer sans pouvoir intervenir, un spectateur dans une pièce où je suis aussi acteur, mais sans le vouloir.

À peine la porte déverrouillée que je m'enfonce dans les ténèbres. Chaque pas me conduit un peu plus loin, descendant les centaines de marches qui m'enfoncent dans l'obscurité glaciale du sous-sol.

Ce lieu, souterrain et impénétrable, conserve une fraîcheur presque surnaturelle, même en plein été, quand tout autour de moi est noyé dans la chaleur étouffante. La température, aussi rigide que le silence qui m'entoure, me glace la peau, mais c'est une sensation familière, une sensation d'étouffement que je ne peux pas ignorer.

Du bout des doigts, je caresse les murs de pierres, laissées à l'état brut, usées par des siècles d'existence, mais pourtant toujours solides, implacables. Leur texture rugueuse et froide me ramène à mon enfance, à ces moments où je n'avais pas toujours le choix de m'aventurer dans cet endroit.

À cette époque, mes pieds semblaient peser des tonnes, et chaque marche descendue était une épreuve de plus, une confrontation avec un lieu que je redoutais, mais qui, paradoxalement, exerçait sur moi une étrange attraction. Je n'étais qu'un enfant, alors que tout ici semblait appartenir à un autre monde, à une époque révolue, où les secrets étaient cachés dans l'obscurité et les pierres semblaient murmurer des histoires oubliées.

Je me souviens de ces visites forcées, des heures interminables passées dans ce dédale de couloirs où le seul bruit que l'on entendait était celui de nos pas résonnant contre les murs. Parfois, c'était un refuge, un endroit où l'on m'envoyait pour me faire oublier le monde extérieur, un lieu isolé qui me permettait de me cacher loin des regards, de la pression qui pesait sur mes épaules. Mais d'autres fois, ce lieu semblait me condamner à une solitude infinie, comme une prison où l'on se retrouve seul avec ses pensées les plus sombres.

Les murs, bien que froids et impitoyables, sont devenus avec le temps des compagnons silencieux, des témoins de mes pensées refoulées, de mes doutes, de mes peurs. Et alors que je m'enfonce à nouveau dans ce labyrinthe de pierre, je sens que, d'une certaine manière, qu'il m'a forgé, qu'il est indissociable de moi, qu'il fait partie de mon passé et de ce que je suis devenu aujourd'hui.

— Malcolm, tu me vois ravi de te revoir ici.

Sa voix grave résonne dans la pièce, brisant le silence pesant qui s'y était installé comme une chape de plomb. Il se tient droit, imposant malgré son âge, les mains jointes dans son dos, le regard perçant qui me scrute avec une intensité habituelle.

Je salue Peter Voss, le frère de mon grand-père, d'un simple geste de la main. Pas besoin de plus entre nous, les paroles sont superflues. Tout a déjà été dit, tout a déjà été vécu.

— Inutile de t'expliquer le procédé, fait-il d'un ton neutre.

Je hoche simplement la tête, acceptant son affirmation sans un mot. Nous savons tous les deux ce qui va suivre. Rien de nouveau, rien de surprenant. Juste une routine macabre que je connais par cœur.

D'un pas mesuré, je me dirige vers le centre de la pièce, mes mouvements précis, presque mécaniques. L'air ambiant est lourd, chargé d'une odeur de métal et de cuir usé qui m'envahit les narines. La pièce est nue, minimaliste, sans aucun ornement superflu, comme si elle avait été conçue uniquement pour ce moment précis.

Sans hésitation, j'ôte mes vêtements, les pliant avec soin avant de les déposer à côté de moi. Un geste absurde, peut-être, mais qui me permet de garder un semblant de contrôle sur la situation. Puis, lentement, je m'installe sur la chaise en plein milieu, son bois dur et froid pressant contre ma peau nue. J'attends. J'attends qu'il vienne me ligoter solidement, comme il l'a toujours fait, sans douceur, sans hésitation, avec cette précision chirurgicale qu'il maîtrise à la perfection.

Je devrais être nerveux, mais non. Je suis calme. Pire encore, j'ai hâte que tout ça se termine. J'ai besoin de ça. Peut-être que ça m'aidera à me reconnecter, à retrouver mon équilibre, à me débarrasser de cette sensation d'égarement qui me ronge depuis trop longtemps.

Peut-être que ça me permettra enfin de redevenir celui que je dois être.

Peut-être que, après ça, je pourrai reprendre mon véritable professionnalisme, même face à April. Je l'espère. Je m'y accroche. Parce que si ce n'est pas le cas... alors ce sera réellement la fin.

— Patiente une petite minute, veux-tu ? murmure l'homme d'une voix presque douce, mais qui n'a rien de rassurant.

Je hoche la tête, la gorge nouée, n'ayant pas vraiment le choix. L'air est devenu plus lourd, chargé d'une tension sourde qui me noue l'estomac. Je le regarde s'éloigner, son pas mesuré résonnant contre les murs froids du souterrain. Il remonte les escaliers d'un pas lent, presque cérémonieux. Puis, un bruit. Un froissement. Un gémissement étouffé.

Mon corps se tend instantanément. Quelque chose ne va pas.

Je m'attends au pire. Je m'attends à voir surgir une poignée de soldats, leurs visages masqués par l'ombre, prêts à se joindre à ce rituel cruel dont j'ai l'habitude. Je me prépare mentalement à affronter leur présence, à endurer ce qui doit l'être.

Mais je me suis trompé.

Mon souffle se coupe brutalement lorsque je la vois.

April.

Elle est là, traînée comme un vulgaire pantin, ses poignets attachés dans son dos, les joues ravagées par les larmes. Ses yeux me cherchent dans la pénombre, suppliants, brisés, terrorisés. Une vague glaciale me traverse, un frisson brutal qui remonte le long de mon échine.

Pourquoi elle est ici ?!

Je veux bouger. Je veux me lever, la libérer, lui dire que tout ira bien. Mais c'est déjà trop tard.

Je suis prisonnier.

Et elle aussi.


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