Chapitre 77

Malcolm

Je n'ai jamais passé une nuit aussi bonne dans ce manoir... Pourtant, je me souviens m'être endormi avec difficulté, mon esprit assailli par des pensées sombres. J'ai repensé à ma défunte sœur, à ces souvenirs qui me hantent encore, à ces couloirs trop vastes et silencieux, où chaque ombre semble vouloir murmurer mon nom. Le poids du passé s'accrochait à moi comme une seconde peau, rendant chaque battement de mon cœur plus lourd.

Mais, au milieu de cette tempête intérieure, j'ai senti une présence. Une impression diffuse d'être observé, veillé, comme si une âme familière s'attardait dans la pénombre. J'ai espéré, un instant, que ce soit elle. April. C'est débile. Elle me déteste et je m'efforce de faire de même sans jamais y parvenir totalement. Comment haïr une fille comme elle ? Je n'en ai pas la moindre idée...

Puis, plus rien. Le vide. Mon esprit a sombré, enfin apaisé, et le reste de la nuit s'est écoulé dans un calme mental presque irréel.

Je me frotte les paupières, encore engourdi par le sommeil, avant de me redresser lentement. Un léger froissement m'arrête net. Un tissu glisse de mon visage et atterrit sur mes genoux. Je fronce les sourcils, l'observant un instant.

Qu'est-ce qu'il fout là ?

Je sursaute légèrement, troublé par une présence ‒ celle-ci bien réelle ‒ que je n'avais pas remarquée. Juste à côté de moi, sur une chaise bancale, une silhouette féminine est recroquevillée. Sa tête repose contre le bord de mon matelas, sa respiration est paisible, régulière.

April.

Je la fixe, interdit. Mon cœur manque un battement. Pendant une seconde, je doute de la réalité de la scène. Ce n'est pas possible. Pas elle. Pas ici.

April, qui d'ordinaire me fuit, qui refuse de croiser mon regard trop longtemps, qui serre les mâchoires chaque fois que je m'approche... Elle est restée ? Elle a veillé sur moi ?

Je ne comprends pas. Après tout ce que je lui ai fait subir, après chaque mot craché pour la blesser, chaque geste brutal destiné à la repousser, pourquoi est-elle là ? Elle aurait dû me laisser crever dans mon lit, m'ignorer comme je le mérite. C'est ce qu'elle aurait dû faire.

Et pourtant... elle est là.

Mon regard glisse sur son visage détendu par le sommeil. C'est troublant. D'ordinaire, elle se tourne et se retourne, son souffle saccadé par des cauchemars qu'elle n'avouera jamais. Je l'ai déjà vue pleurer en dormant, étouffant ses sanglots contre son oreiller, croyant être seule.

Je m'en souviens parce que je l'ai déjà observée, caché dans l'ombre de son dortoir. Plus d'une fois, je suis venu, sans bruit, juste pour la voir dormir. Non pas par tendresse – du moins, c'est ce que je me répétais – mais par une obsession que je ne m'explique pas. Je voulais m'assurer qu'elle souffrait autant que moi, qu'elle n'était pas aussi forte que je le pensais. Et chaque nuit où je l'ai trouvée recroquevillée, secouée de larmes silencieuses, j'aurais dû me réjouir. Mais ça n'a jamais été le cas.

Alors pourquoi, cette journée, ici, à mon chevet, semble-t-elle apaisée ? Pourquoi, après tout ce que je lui ai fait, dort-elle mieux ici que dans le lit de ma cousine ?

L'idée me frappe de plein fouet : elle s'est inquiétée pour moi. Malgré tout.

Pourquoi ?

Je tente de me rappeler notre dernière conversation, mais tout est flou. Un mélange de paroles brusques, de regards fuyants. Rien qui aurait pu expliquer sa présence ici, veillant sur moi alors que moi-même, je ne m'accorde pas cette importance.

Je serre le drap entre mes doigts, aussi fort que si ma vie en dépendait. Si je bouge, elle va se réveiller, et la magie de cet instant va s'évaporer. Elle redeviendra April, celle qui m'évite, celle qui érige un mur entre nous pour se protéger. Celle qui me regarde avec tristesse ou peur, mais jamais autrement.

Sauf que je dois partir... Je commence ma purge cette nuit. Le Patriarche n'acceptera aucun manquement. Et lorsqu'il apprendra que cette fille a dormi dans ma chambre, il la verra comme ma faiblesse et m'ordonnera de la tuer.

Je ne peux l'accepter.

Je préfère encore devenir son ennemi, alimenter sa haine envers moi de plus en plus jour après jour, enfoncer le couteau toujours plus profondément dans la plaie, plutôt que d'avoir à la regarder mourir sous mes mains. Mais bien sûr, je ne l'avouerai jamais à voix haute. Ma fierté est bien trop grande, bien trop ancrée en moi pour que je laisse transparaître quoi que ce soit.

Sans plus attendre, je pose ma main sur sa tête pour la relever, comme si ce simple contact pouvait effacer l'illusion de tendresse qui plane dans l'air. Je troque mon sourire niais – celui que je n'ai jamais laissé s'épanouir – contre une mine de dégoût profond.

— Qu'est-ce que tu fous là, petite conne ?!

Ma voix claque comme un fouet, un poison que je crache pour tuer toute chaleur naissante entre nous.

Contrairement à ce que j'attendais, elle ne fronce pas les sourcils. Elle ne se crispe pas, ne recule pas. Non.

Elle esquisse un sourire.

Et mon cœur explose dans ma poitrine comme s'il ne supportait pas cette trahison.

— Tu te sens mieux ?

Elle m'ignore totalement. Comme si mes insultes n'étaient qu'un bourdonnement désagréable, comme si elles glissaient sur elle sans l'atteindre. D'une main légère, elle effleure mon front, et son sourire s'agrandit encore.

— Ne me touche pas ! m'énervé-je, plus pour moi que pour elle.

Elle retire sa main lentement, presque à contrecœur.

— Je suis désolée, Malcolm... J'aurais dû te demander ta permission.

Sa voix est calme, trop calme. Elle baisse les yeux vers ses genoux, comme si elle regrettait sincèrement.

Et moi, je voudrais...

Je voudrais me lever, la prendre dans mes bras et lui dire qu'elle peut me toucher autant qu'elle le souhaite, parce que putain, cette fille est pire qu'une drogue. Elle est dans mon sang, dans ma chair, dans chaque putain de battement.

Mais je ne le fais pas.

Parce que ce n'est pas moi.

Je n'ai pas de cœur. Je n'ai pas d'empathie. Je suis insensible à tout. Je me fiche de ce que les autres pensent de moi.

Avec tout le monde.

Sauf elle.

Et ça... c'est dangereux.

Très dangereux.

Je me lève brusquement, le lit grinçant sous le mouvement. Sans un mot, je me dirige vers la salle de bain, m'enfermant à l'intérieur comme un lâche. L'eau glacée que je passe sur mon visage ne suffit pas à calmer les tremblements qui agitent mes mains.

À travers le miroir, je redessine du bout des doigts les marques extérieures qui constituent mes traumatismes. Des cicatrices, des souvenirs gravés dans ma peau. Elles me brûlent encore, comme si elles refusaient de disparaître. Comme si elles me rappelaient que je ne serai jamais autre chose qu'un monstre.

Lorsque je suis fin prêt, je m'arrête devant la porte et tends l'oreille. Un silence parfait.

Elle est partie.

Bien sûr qu'elle est partie.

Un étrange sentiment me serre la poitrine.

Je sors, fermant la porte derrière moi comme on referme un chapitre que l'on ne veut pas relire, et me dirige d'un pas lourd vers le bureau de mon oncle.

Vers ma purge.

Vers mon châtiment.

Celui qui, je l'espère, me fera retrouver la raison.

— Tu peux entrer, Malcolm.

La voix de la Hyène résonne à travers la porte. Grave, étouffée, mais toujours aussi tranchante. Elle s'infiltre sous ma peau, comme une lame froide glissant contre ma nuque. Elle a des yeux partout. Elle sait exactement qui est où et à quel moment. Elle anticipe chaque mouvement avant même qu'on ne l'esquisse.

Aucune liberté de mouvement.

Aucune liberté de penser.

Juste une dépendance psychologique, une emprise invisible qui broie chaque once de volonté, jusqu'à ce qu'on ne soit plus qu'un pantin docile sous ses ordres. Un serviteur prêt à tout pour satisfaire ses exigences, quitte à se salir les mains jusqu'à l'os.

Il détruit tout ceux qui l'entourent. Il ne crée rien, il ne façonne rien, il ne protège rien. Il consume. Il se repaît des failles, des faiblesses, des douleurs. Il alimente les peurs pour qu'elles deviennent des chaînes.

Quand j'étais petit, ma mère me répétait sans cesse la même mise en garde.

« La hyène rôde, son rire strident déchire le silence. Si tu entends sa voix, souviens-toi : cours, cours sans hésiter. »

Mais elle, au lieu de courir, au lieu de nous prendre avec elle et de fuir, elle a préféré jouer la radicale. En tuant un bébé de deux ans. Sa propre fille. Ma sœur.

J'aurais pu clamser ce jour-là, moi aussi. J'aurais dû. Mais non, j'ai survécu.

Les soldats sont arrivés à temps pour me tirer du carnage. Mais pas pour elle.

Elle, ils l'ont laissée derrière. Pas parce qu'ils n'auraient pas pu la sauver. Non. Parce qu'elle n'en valait pas la peine à leurs yeux. Parce qu'elle n'était qu'un poids mort, une vie insignifiante dans cette mécanique de guerre et de pouvoir.

Trop inutile.

Je ravale l'amertume qui me brûle la gorge et jette cette haine dans un coin reculé de mon esprit, là où elle pourra grandir en silence, là où elle pourra attendre.

Dans deux jours. Je la laisserai exploser dans deux jours. Mais pas maintenant.

Inspirant profondément, je pénètre dans la pièce et referme la porte derrière moi. L'air est épais, chargé d'une odeur boisée et de fumée. Le Patriarche est assis derrière son bureau massif, son ombre se découpant dans la lumière tremblotante des bougies.

Sans un mot, je m'avance et m'installe en face de lui.

L'heure est venue.


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