Chapitre 75

April

La brune aux yeux verts cesse de parler et s'allonge, les yeux luisants. Pourtant, aucune larme ne lui échappe. La peur des représailles est bien trop forte, je suppose. Son corps tendu trahit une angoisse silencieuse, celle d'une proie qui sait qu'au moindre mouvement, le prédateur frappera. Mon estomac se contracte. Je me sens mal pour elle, pour tout ce qu'elle endure en silence. Mais ce qui m'étreint le plus, c'est cette pensée absurde et malsaine qui germe en moi.

J'ai également de la peine pour mon bourreau.

De savoir que sous cette apparence d'homme froid, il existe un cœur. Un cœur capable d'aimer, d'accorder son attention et de protéger. Du moins, pour quelqu'un de sa famille... Ce qui, après tout, est normal. Il est humain, n'est-ce pas ? Mais alors pourquoi ne puis-je m'empêcher d'imaginer qu'il puisse, un jour, se comporter ainsi avec moi ?

Stupide de chez stupide ! Tu n'es pas sa famille, il n'a aucune raison d'être tendre avec toi !

Et en a-t-il une pour me maltraiter ?!

Cette pensée m'arrache un frisson de rage et d'injustice. Mon propre esprit est un champ de bataille où s'opposent l'espoir et la réalité. Je secoue la tête et me pince mentalement le bras pour revenir à la raison. Ce n'est qu'un mirage, un poison que je m'injecte toute seule. Un piège dans lequel je refuse de tomber.

Je réalise alors que la jeune femme s'est endormie, sa respiration calme troublant à peine le silence pesant de la chambre. Ses traits crispés par la tension paraissent plus détendus, comme si le sommeil était son seul refuge. Mais combien de temps lui reste-t-il avant qu'un cauchemar ne vienne la rattraper ? Avant que la peur ne la réveille en sursaut, la ramenant à notre cruelle réalité ?

N'étant toujours pas en proie au sommeil, je me lève, mes pieds nus effleurant le sol glacé. L'obscurité causée par les volets et rideaux m'enveloppe comme un linceul, et je me mets à marcher, mes doigts effleurant distraitement les meubles en bois massif. Un bureau, une coiffeuse, une armoire imposante... Des objets froids et inanimés, témoins muets de notre enfermement.

Je réfléchis à une stratégie. Comment puis-je aider Kiara ? Quelle issue lui offrir alors que je suis moi-même prisonnière ? Mon esprit s'emballe, cherchant un plan, une faille, une échappatoire.

Et voilà ! Encore une illusion d'amitié ! Encore un lien fragile et artificiel qu'elle croit pouvoir sauver ! Elle se brise toute seule, pas besoin de l'autre plouc pour ça !

Argh ! Mes voix intérieures ont terriblement raison. Pourtant... suis-je vraiment si faible ? Si naïve ? Je veux croire que non. Mais la vérité est là, crue et implacable. Je suis seule. Seule avec mes contradictions, mes sentiments parasites et mes peurs inavouées.

Je ferme les yeux et inspire profondément.

Je ne sais pas de quoi demain sera fait. À tout moment, le père de Kiara peut décider que mon existence n'a plus d'utilité et m'arracher à ce monde. Et alors ? Aurai-je des regrets ? Est-ce ainsi que je veux disparaître, sans avoir tenté quoi que ce soit ?

J'ai cru vouloir me donner la mort. Mais en réalité... je crois que je n'en aurais jamais été capable.

Parce que je pense toujours à ma sœur.

Christale me croit morte depuis des mois, et pourtant... je garde l'espoir, aussi infime soit-il, qu'un jour, je pourrai la revoir. Elle serait anéantie de me savoir ainsi. Elle m'a déjà connue recouverte d'hématomes, brisée par mes échecs, mais amoureuse de mon bourreau ? Non.

Et elle ne le saura peut-être jamais.

OK. Cette abrutie vient de s'avouer à elle-même un sentiment qu'elle n'ose pas dire à voix haute.

Mais comment cela a-t-il pu arriver ?!

Je serre les poings, une vague de dégoût m'envahissant. Je m'énerve toute seule, cherchant en vain un coupable alors que je sais pertinemment que je suis la seule responsable de ce chaos intérieur.

Et pourtant... malgré moi, je continue de sombrer, de m'enfoncer un peu plus dans cet abîme.

La fatigue m'envahit lentement, m'alourdissant, mais je lutte pour ne pas céder. Mon corps m'appelle à l'abandon, mais je me dirige instinctivement vers le lit de Kiara. Je m'allonge à côté d'elle, à une distance suffisante pour respecter son espace, et ferme les yeux, espérant que le sommeil finira par venir. Mais il reste introuvable. Je me retourne et retourne encore, dans une quête vaine de trouver un peu de paix. Les pensées sombres déferlent, se bousculent dans mon esprit, étouffant toute possibilité de tranquillité.

Je me relève, résolue à échapper à cette spirale. Je marche silencieusement vers le fauteuil près de la porte. Kiara dort profondément, je ne veux pas perturber son sommeil. Le fauteuil me semble une refuge, mais dès que je m'y installe, un gémissement faible mais distinct attire mon attention. Il provient de la chambre de Malcolm.

Un frisson me parcourt, et sans réfléchir, je me lève. Mes pas me portent instinctivement vers la porte. Je l'ouvre doucement, écoutant les bruits dans l'autre pièce. Le silence est dense, puis j'entends de nouveau un mouvement, un bruit léger, comme un souffle court. Je me faufile dans l'ombre, glissant hors de la chambre de la brune.

La porte de la chambre de Malcolm est entrebâillée. Je n'hésite pas, je me glisse à l'intérieur. Il est là, dans son lit, apparemment endormi, mais agité. Ses mouvements sont nerveux, son corps bouge dans tous les sens, comme s'il se débattait dans un cauchemar. La sueur perlée sur son front contraste avec l'immobilité qui caractérise d'habitude cet homme. Un sentiment étrange me saisit en le voyant dans un état aussi vulnérable.

Je m'approche sans bruit, constatant qu'il est en proie à une forte fièvre. Il est encore plus fragile ainsi. Une vague de culpabilité me traverse : que faire ? Pourquoi m'inquiéter de lui ? Mais une force invisible m'incite à agir. Il s'est occupé de moi quand j'étais malade, je lui dois bien ça.

e me rends rapidement dans la salle de bain attenante, prends un linge et l'humidifie discrètement. Puis je retourne auprès de lui, posant doucement le linge froid sur son front enflammé.

Jamais je ne l'avais vu ainsi, brisé. Pourtant, tout à l'heure, avant qu'il ne se précipite sous la douche et que notre dispute n'éclate, je l'ai vu, cachée sous son lit, sombrer dans une crise de panique. Ce souvenir me serre le cœur. Un mélange de pitié et d'incompréhension m'envahit alors que je l'observe, son état me perturbant profondément.

Je m'assois sur une chaise, non loin de lui, me rapprochant encore. Ma main, tremblante, trouve la sienne dans l'obscurité. Il est inconscient, mais son souffle rapide me fait comprendre qu'il traverse quelque chose de bien plus profond que de la simple fièvre. Je reste là, près de lui, sans savoir vraiment pourquoi.

— April... April... gémit-il soudain.

Je sursaute légèrement, croyant idiotement qu'il s'est réveillé, pourtant ses yeux sont toujours clos. Le souffle court, mon cœur tambourine dans ma poitrine alors que j'attends, suspendue à ce son faible, à ce murmure qui me fait frissonner. Il semble perdu dans un autre monde, encore prisonnier de ses rêves sombres. Je me penche un peu plus près de lui, mes doigts effleurant doucement la chaleur de sa peau, comme pour vérifier s'il est bien réel, s'il ne s'agit pas d'une illusion.

— Pardonne-moi...

Les mots, si chargés d'émotion, résonnent dans la pièce, brisant le silence lourd qui nous entoure. Un frisson me parcourt l'échine, comme une onde glacée qui se propage depuis la base de mon cou jusqu'au bout de mes doigts. Je serre sa main, cette main qui est à la fois douce et rugueuse, à la fois apaisante et pleine de douleurs muettes. La tendresse de son contact me bouleverse, me fait oublier la souffrance que j'ai endurée et me renvoie à un amour que je ne comprends pas encore pleinement.

— Je te pardonne, Malcolm, murmuré-je, à peine plus qu'un souffle.

Mes mots flottent dans l'air, comme un secret que seul lui et moi pouvons entendre. À cet instant, je réalise que je parle à la fois pour lui, pour nous, et aussi pour moi. Un lourd fardeau semble se lever de mes épaules, mais il en reste toujours un peu, un petit poids que je porte dans mon cœur.

Son souffle reprend alors un rythme normal, plus calme, apaisé, et dans cette sérénité fragile, mon propre corps se met à trembler. Mes battements s'accélèrent anormalement vite, comme si un vent nouveau soufflait dans mes veines, réveillant des sentiments que je ne m'étais jamais autorisée à explorer. Je le regarde, toujours immobile, son visage marqué par le sommeil, une expression de paix et de vulnérabilité que je n'avais jamais vu auparavant.

Je fixe le visage de celui qui est à la fois la source de mes souffrances et la découverte, peut-être même la révélation, de l'amour. Il est magnifique. Et pourtant tellement effrayant et difficile à analyser... Ses traits sont nets, sculptés comme ceux d'un dieu, mais il y a une profondeur dans son regard – ou dans ce qu'il aurait été, s'il avait ouvert les yeux – qui me terrifie. Ce mélange de douceur et de froideur, d'amour et de danger, me déstabilise à chaque instant. Chaque sourire qu'il m'offre est un risque, et chaque silence entre nous, une épreuve.

Mais, malgré tout, je reste là, figée dans cette chambre, avec lui, dans cette étrange danse silencieuse qui lie nos âmes, aussi compliquée et troublante soit-elle. Peu importe qu'il décide de me hurler dessus dès demain, de me repousser ou de me traiter comme si je n'étais rien. Ce n'est pas grave. Je l'accepte, peut-être même sans le vouloir vraiment, mais d'une manière ou d'une autre, je l'accepte. Parce qu'au fond, je sais que c'est ce que je suis condamnée à faire. Accepter. Accepter malgré tout.

Me revoilà au point de départ. Le même point, ce cercle sans fin où je me retrouve encore et encore, à devoir accepter les méchancetés qui me frappent sans raison, à devoir accepter le fait qu'on ne m'aime pas, ni pour ce que je suis, ni pour ce que je pourrais être, mais pour quelque chose d'incompréhensible, quelque chose qui m'échappe à chaque fois. Accepter de faire le bien et de recevoir le mauvais en retour, parce que c'est ainsi, n'est-ce pas ? Le monde n'a jamais été juste. Il n'y a pas de place pour ceux qui offrent trop, ceux qui donnent leur cœur sans attendre rien en retour. Je le sais, mais je continue à faire le même choix, encore et encore.

Je suis là, cette même April, celle qui se fait maltraiter et abandonner sans se rebeller. Celle qui, pourtant, se relève toujours. La gentille et douce April qui offre son cœur à tous, comme une offrande sans condition, sans jamais rien attendre en retour. La même April qui se fait oublier, qui se fait écraser sous le poids de la gentillesse qu'elle ne peut pas abandonner, même quand tout semble lui dire de fuir, de se protéger, de se barricader. Mais non, je reste. Parce que c'est ce que je suis, et je crois qu'au fond, j'ai toujours été ainsi. Je ne pourrais jamais changer.

— Je t'aime, Malcolm... Je ne te laisserais pas tomber, je te le promet.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top