Chapitre 74
Kiara, huit ans plus tôt
Un, deux, trois !
Un, deux, trois !
UN. DEUX. TA MÈRE !
Je hurle en jetant mon pistolet contre le mur avec une rage incontrôlable. Le fracas métallique résonne violemment dans la pièce, se mêlant aux battements furieux de mon cœur. Mes mains tremblent de frustration, mes ongles s'enfoncent dans mes paumes.
Un million de fois. Un million de fois que j'essaie d'atteindre cette putain de cible à la con et que je n'y arrive pas !
Pourquoi ?
Parce qu'au moment où je fixe le centre de cette saloperie de cible, l'image de ma tendre mère vient s'y superposer. Son regard dur. Son sourire cruel. Son ombre qui plane au-dessus de moi, comme une malédiction dont je ne parviens pas à me défaire.
Mon père va encore me faire comprendre à quel point je suis inutile.
Génial.
Un cri furieux m'échappe alors que je donne un violent coup de pied dans le mur. Le plâtre cède sous l'impact, s'effritant autour de mon pied.
— Fais chier !
— Vénère ?
La voix posée de mon cousin me fait sursauter. Je me retourne brusquement, encore essoufflée par la colère.
Il est là, les mains enfoncées dans les poches, adossé nonchalamment à l'encadrement de la porte. Son regard est toujours aussi froid, dépourvu d'émotion, comme si rien au monde ne pouvait l'atteindre. J'ai dix ans. Lui, onze. Mais dans sa façon d'être, il paraît bien plus vieux que moi. Son détachement, sa maîtrise... tout chez lui semble avoir été forgé par des années d'entraînement, de discipline, et d'absence totale d'affection.
— À ton avis ?! craché-je en le fusillant du regard.
Il hausse un sourcil, amusé.
— C'est parce que tu t'y prends mal pour tenir ton arme, soupire-t-il comme si c'était une évidence.
— N'importe quoi ! Je pourrais te tirer dessus quand je veux !
— Bah, vas-y.
Un sourire en coin se dessine sur ses lèvres. Un sourire de défi.
Sans hésiter, je récupère mon Beretta au sol et le braque sur lui. Mon doigt tremble légèrement sur la gâchette, mais je le tiens en joue avec toute la conviction du monde. Il ne bouge pas. Ne cligne même pas des yeux.
Puis, en un éclair, je sens une pression glaciale sur ma gorge.
Avant même que je réalise ce qu'il vient de se passer, je suis désarmée, immobilisée, sa main enserrant mon poignet tandis que la lame de son couteau effleure ma peau. Mon souffle se bloque.
— Quand tu as une cible sous le nez, Kiara...
Sa voix est un murmure tranchant.
— ... ne réfléchis pas. Vide ton esprit. Sinon, c'est lui qui te tuera.
Ses yeux percent les miens avec une intensité glaçante.
— Ton esprit est un poison, continue-t-il. Il te rappellera sans cesse toutes les choses que tu cherches à oublier.
Il me relâche soudainement, et je recule d'un pas, luttant pour reprendre mon souffle. Mon poignet est endolori par la pression qu'il y a exercée.
— Et arrête d'essayer de jouer les dures à cuire, reprend-il en rangeant son couteau. Avec moi, ça ne prend pas.
Je serre les dents, prête à lui rétorquer une insulte bien sentie, mais il me coupe d'un regard.
— Ton père doit le savoir aussi.
Un frisson me parcourt l'échine.
— Malheureusement pour lui, il ne peut rien faire pour supprimer ta faiblesse...
Il marque une pause, puis, avec un sourire énigmatique, il lâche la dernière phrase comme une lame qu'on enfoncerait dans une plaie béante :
— ... parce que la tienne est mentale. Et qu'il n'est pas capable de réparer un esprit brisé. Seulement de l'anéantir encore plus.
Un silence pesant s'installe entre nous.
Je ravale ma salive, mon estomac noué par quelque chose que je refuse de nommer.
De la peur ? Non.
De la haine ? Peut-être.
Mais plus que tout... une certitude grandissante.
Je vais lui prouver qu'il a tort. Je vais devenir plus forte. Peu importe le prix.
Ce sera ma façon à moi de le remercier.
Le remercier de ne pas être comme tous les autres dans cette foutue maison. De ne pas faire semblant que je n'existe pas, de ne pas détourner les yeux comme s'il n'y avait rien à voir. Parce qu'ici, on ne m'accorde d'attention que pour me réprimander. Parce qu'ici, je ne suis qu'un fantôme encombrant. Alors oui, peu importe ce que cela me coûtera, je deviendrai plus forte. Plus forte que mon père, plus forte que lui. Plus forte que la douleur qui me ronge depuis des années.
— Je tiens vraiment énormément à toi, Kiara...
La voix de Malcolm est un souffle, un murmure fragile mais porteur d'un poids immense.
— Alors je t'en prie, murmure-t-il en me fixant avec une intensité troublante à travers le miroir. Fais en sorte d'oublier ta mère.
Je me fige.
Le miroir me renvoie mon propre reflet, les yeux écarquillés, l'ombre de mon visage déformée par la pâleur de ma peau. Mon cœur cogne douloureusement contre ma poitrine.
Puis, c'est la goutte de trop.
Ma gorge se serre. Mon estomac se noue. Une douleur lancinante grimpe le long de mes entrailles.
Et je tombe à genoux.
Les larmes jaillissent comme une digue qui cède sous la pression. Je les sens, chaudes, brûlantes, traçant des sillons humides le long de mes joues. Je tente de les effacer d'un revers de main tremblant, de reprendre le contrôle, de ravaler ce flot insupportable, mais elles continuent de couler, incontrôlables.
Pour la première fois depuis des années. Des années à contenir, à ravaler, à encaisser sans broncher. Des années à m'interdire le moindre écart, la moindre faiblesse. Parce que je savais ce qui arriverait si mon père me surprenait à pleurer. Parce que je savais que s'il voyait mes larmes, il ne se contenterait pas de me détester un peu plus.
Il me tuerait.
Mon corps se contracte violemment lorsque je sens des bras puissants s'enrouler autour de moi. La chaleur inattendue du contact me fait frissonner, mais je ne repousse pas Malcolm. Son étreinte est ferme, protectrice. Son menton repose contre mon épaule, et son souffle calme les tremblements qui secouent mon corps.
— Tu sais que tu n'es pas obligée de te cacher devant moi...
Sa voix est douce, presque brisée. Je ferme les yeux, inspirant difficilement.
— T-tu dis ça... mais tu es le premier à le faire...
Un silence. Un silence lourd de vérité.
— Je sais... souffle-t-il finalement.
Sa prise se resserre légèrement autour de moi.
— Je suis un homme, c'est comme ça.
Je secoue la tête, le cœur au bord des lèvres.
— Tout ce que je veux, c'est que tu sois heureuse, dit-il d'un ton sincère.
Un rire amer m'échappe entre deux sanglots.
— Pff... Tu dis ça parce que tu penses à Margot...
Son corps se tend instantanément. Je le sens. Je le ressens jusque dans sa respiration, qui devient plus saccadée. Je lui ai rappelé quelque chose qui le hante autant que moi. Quelque chose qui nous a brisés tous les deux.
— Ma sœur est morte, Kiara ! gronde-t-il soudain d'une voix rauque. Pas toi !
Je sursaute légèrement sous l'impact de ses mots.
— Et si tu crois que je vais te laisser t'enfoncer comme ça et te mener à ta perte, tu te fourres le doigt dans l'œil !
Sa colère explose, mais ce n'est pas une colère froide ou cruelle. C'est une colère née de la peur. Une peur que je le comprenne trop bien. Une peur qui me consume moi aussi.
Je serre les poings, le regard voilé par les larmes.
Je ne suis pas morte. Pas encore. Mais je me demande combien de temps je tiendrai encore avant de sombrer, moi aussi.
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