Chapitre 7
April
— Allez les gars ! Embarquez-moi aussi ceux-là !
Ma tête tambourine, une douleur lancinante s'empare de mon crâne, comme si une alarme résonnait à l'intérieur, martelant sans relâche. C'est un véritable chaos dans ma tête. J'essaie d'ouvrir les yeux, mais mes paupières sont si lourdes, comme collées. Pourtant, quelque chose au fond de moi, un instinct primal, m'ordonne de ne pas céder, de lutter, de voir.
Que se passe-t-il ? Ces voix, elles sont partout, entrelacées, brouillées. Elles me semblent proches et lointaines à la fois, comme un rêve dont on peine à s'échapper. Pourquoi autant de bruit ? Et pourquoi maintenant ? Un samedi matin, en plus ?
Maman reçoit des invités ? Cela ne lui ressemble pas. Je ne savais même pas qu'elle avait des amis... Comment pourraient-ils la supporter ? Elle, avec ses airs durs et cette froideur qui glacerait un volcan. Même sa propre mère n'a pas supporté. Grand-mère nous a quittées, Christale et moi, juste après notre naissance. Plus un mot, plus un geste. Une coupure nette.
— Il en reste combien ?
Cette voix. Grave, autoritaire. Elle transperce l'air comme une lame. Elle ne ressemble à rien de familier. Je tente de me tourner dans mon lit, mais quelque chose cloche. Le matelas semble... différent. D'habitude, il est moelleux, accueillant. Là, il est dur comme du bois. Je fronce les sourcils malgré moi. Peut-être que je suis tombée par terre ? Ce ne serait pas surprenant. Christie adore se moquer de moi, disant que je me tortille comme un ver pendant mon sommeil.
— Apportez la prochaine marchandise !
Marchandise ?
Mon cœur se serre, une vague glaciale traverse mon corps. Ce mot résonne en moi comme une menace sourde. Ça ne peut pas être réel. Pas maintenant, pas ici. Ce n'est qu'un cauchemar, un mauvais rêve, n'est-ce pas ? Pourtant, tout semble si tangible : les bruits, les voix, cette douleur qui pulse dans ma tête. Je me force à respirer, lentement, profondément, mais mon souffle reste court.
Il faut que je sache. Que je voie.
Mais à peine ai-je entrouvert les yeux que je le regrette aussitôt.
Autour de moi, tout se dessine au-delà de barreaux rouillés, ternis par le temps et la négligence. Je suis enfermée. Une cage, petite, exiguë, glaciale, m'entoure comme une prison miniature. L'air est lourd, saturé d'humidité et d'une odeur âcre de métal et de peur. Mes mains tremblent, mais je me force à regarder autour.
Près de moi, d'autres adolescents sont entassés, blottis les uns contre les autres comme pour se protéger d'une menace invisible. Certains dorment, leurs visages marqués par la fatigue et le désespoir, tandis que d'autres sanglotent silencieusement, des larmes coulant sur leurs joues sales. Leurs regards, lorsqu'ils croisent le mien, sont vides, éteints, comme s'ils avaient déjà abandonné tout espoir.
Si c'est un cauchemar, il est atrocement bien fait. Tout semble si réel : la douleur de mon crâne, la morsure froide des barreaux contre ma peau, les murmures étouffés de terreur.
Je scrute mon environnement, tentant de comprendre où je suis. Cela ressemble à un hangar, si j'en crois la couleur terne du sol et les murs gris qui s'étendent au loin, à peine visibles sous une lumière blafarde. Autour de moi, d'autres cages. Des dizaines, peut-être plus. Des cellules rudimentaires, chacune contenant des êtres humains terrorisés.
Il y en a une grande contenant uniquement des hommes. Leur carrure imposante semble inutile ici, réduite à l'impuissance face à ces barreaux. Non loin, une autre, remplie de femmes, certaines en haillons, d'autres serrant des vêtements déchirés contre elles, comme si cela pouvait les protéger. Plus loin encore, une énième cage. Mon estomac se retourne : elle contient des personnes âgées.
Et puis, je me tourne.
Ce que je vois alors me glace le sang.
Des enfants.
Ils sont là, eux aussi, si petits, si fragiles. Leurs bras sont liés, entravés par des cordes grossières qui mordent leur peau délicate. Des tissus sales et humides leur obstruent la bouche, étouffant leurs cris avant même qu'ils ne puissent s'échapper. Leurs yeux, grands et brillants, cherchent désespérément une échappatoire, un miracle. Mais il n'y a rien. Juste cette prison froide, ces barreaux cruels, et le silence pesant.
Mon cœur se serre, une douleur poignante me transperce.
Comment ? Comment a-t-on pu laisser cela arriver ? Les autorités ont-elles vraiment fermé les yeux sur autant d'enlèvements ? Est-ce possible ?
Je n'aurais jamais cru à une telle horreur. Pas à cette échelle, pas dans un monde que je pensais connaître.
Et pourtant, c'est là.
Horrible, implacable, bien réel.
— D'où tu viens, toi ? me demande une jeune fille à quelques mètres, sa voix tremblante mais curieuse.
Je tourne lentement la tête vers elle. Ses grands yeux sombres semblent dévorer mon visage, cherchant une étincelle d'espoir ou une réponse.
— Clairmontel, murmuré-je. Et... et toi ?
Elle se met à genoux, glissant doucement sur le sol froid pour se rapprocher de moi. Ses mouvements sont hésitants, comme si elle craignait de déranger un équilibre fragile.
— Pareil... souffle-t-elle. Comment ça s'est passé pour toi ?
Sa question me ramène brutalement en arrière, à ces heures terrifiantes. Je prends une profonde inspiration, cherchant mes mots.
— Avec ma sœur, on devait rentrer en urgence chez nous... On sentait que quelque chose n'allait pas. C'est là qu'on nous a poursuivies sur le chemin.
Elle hoche la tête, son visage figé par la gravité de mes paroles.
— Moi, ils sont carrément venus m'attraper chez moi, quand j'étais toute seule... Ils ont défoncé la porte.
Ma bouche s'ouvre sous le choc, mais aucun mot ne sort.
— Comment c'est possible ? m'écrié-je finalement, ma voix résonnant dans l'espace confiné.
Ses yeux s'emplissent de larmes, et bientôt, elles coulent en silence sur ses joues salies. Je tends un bras vers elle sans réfléchir, l'attirant doucement contre moi. Son corps frêle tremble dans mes bras.
— Tu as quel âge ? lui demandé-je doucement, ma voix un peu brisée par l'émotion.
— Douze ans, répond-elle, sa voix si basse que j'ai presque dû deviner.
Je frémis.
— Moi, quinze... murmuré-je. Ça va aller... Je te promets.
Je caresse doucement son dos de ma main valide, essayant de lui transmettre un peu de réconfort. Ses sanglots s'apaisent peu à peu, jusqu'à ce que sa respiration devienne régulière. Lorsqu'elle finit par s'endormir, je m'adosse à la surface métallique de la cage, ignorant les bruits de mouvements et les chuchotements qui continuent autour de nous.
Mes pensées dérivent, mais une ssensation désagréable ramène mon attention à mon bras. Je défais lentement les restes de mon bandage improvisé de ce matin, grimaçant devant ce que je découvre. La couleur violacée qui s'étendait autour de mon poignet s'est propagée jusqu'à mon coude. La peau est tendue, marbrée, un spectacle aussi inquiétant qu'insupportable.
Heureusement, à ce stade, je ne ressens plus la douleur. Un étrange engourdissement a pris sa place. Pourtant, je sais que mon bras est cassé. Si je le relâche, il pendra comme une branche morte. Cette pensée me donne un frisson, mais je n'ai pas le luxe de m'apitoyer.
Je me hâte de refaire un soutien pour mon membre, utilisant ce que je peux trouver à portée de main. Je serre les bandes de fortune aussi fort que possible, retenant un gémissement à chaque tiraillement.
C'est alors que je les entends.
Des bottes. Lourdes, métalliques, résonnant sur le sol froid.
Elles s'approchent de notre cage. Mon cœur accélère, battant si fort que j'ai l'impression qu'il pourrait exploser.
Je me redresse légèrement, tendant l'oreille. La jeune fille dans mes bras ne bouge pas, toujours plongée dans un sommeil fragile. Je pose instinctivement une main protectrice sur elle.
Les bottes s'arrêtent juste devant nous.
— OK les gars ! Aux suivants !
La voix brutale résonne dans l'air, mettant fin à un bref moment de répit. Tout à coup, la structure métallique sur laquelle nous sommes posés se met à trembler avant de se soulever. Nous glissons légèrement sur le sol froid alors que la cage est déplacée, grinçant sur des rails. Je serre les dents, tentant de ne pas céder à la panique qui monte.
Nous sommes guidés vers une autre pièce, bien plus lumineuse que la précédente. La lumière crue m'aveugle un instant, et mes yeux peinent à s'ajuster. Lorsque je parviens enfin à voir, mon cœur se serre à la vue de ce qui nous entoure. Une estrade, massive, se dresse devant nous. Une foule grouillante s'étend de l'autre côté, des dizaines, peut-être des centaines de personnes, toutes agitées. Elles tiennent dans leurs mains de petits panneaux blancs marqués de chiffres noirs.
La cage s'arrête brusquement, secouant son contenu. Un silence pesant s'installe un instant, seulement rompu par le cliquetis des verrous que l'on déverrouille. Les battants s'ouvrent dans un grincement sinistre.
— Allez, dehors !
Des bras musclés s'introduisent dans la cage, attrapant sans ménagement ceux qui se trouvent à portée. Ils tirent, poussent, traînent. Les protestations, les pleurs et les cris se mêlent dans un chaos infernal. Une jeune fille est réveillée brutalement d'un coup de crosse sur le côté de la tête. Son cri déchirant me fait sursauter et me glace le sang.
Je m'efforce de rester calme, de ne pas résister. Je me laisse déplacer, me disant qu'il vaut mieux obéir pour ne pas aggraver les choses. Tout autour, des adolescents sont extirpés de la cage un par un et montés sur l'estrade, comme des marchandises à exposer.
Au loin, j'aperçois un jeune homme, maintenu fermement par deux gardes. Ils le traînent jusqu'au centre de l'estrade, face à la foule.
— Combien pour celui-là, Fredo ? demande un homme à la carrure imposante, son regard glacial balayant l'assistance.
Une voix résonne dans la foule.
— 131 balles, pas plus !
L'homme éclate de rire.
— OK ! Vous avez tous entendu ! 131 francs pour celui-là ! À ce rythme-là, c'est les soldes !
La foule s'agite. Des mains se lèvent, brandissant leurs panneaux. Le jeune homme est tiré en arrière, emporté vers une porte située au fond de la pièce. Ses yeux croisent les miens un instant, emplis de peur et d'incompréhension. Puis il disparaît.
Un par un, les autres sont présentés à leur tour. Chaque fois, le rituel est le même. Des mains qui se lèvent, des prix qui varient entre 65 et 328 francs. La foule déshabille chaque personne du regard, leurs yeux scrutant chaque détail, chaque imperfection, comme s'ils évaluaient des objets, pas des êtres humains.
Je serre les poings, ma gorge nouée par l'horreur de la situation. C'est affreux.
— Allez ! Encore un autre !
Je sens une pression brutale sur mon bras. On me tire vers le centre. Mon souffle se bloque. C'est à mon tour.
— Celle-là vaut 300 francs !
— Cette fille ne pourra même pas travailler ! rétorque une femme dans la foule, l'une des rares ici. Regardez-la ! Elle ne tiendra pas une journée.
Je sens des mains rudes me saisir, m'examinant comme si j'étais un vulgaire objet. Mon t-shirt est soulevé sans aucune délicatesse, mes bras sont tournés et inspectés, et mon pantalon est retroussé jusqu'aux genoux. Ils cherchent des signes de force, des cicatrices, ou peut-être des indices sur ma résistance. Lorsque leurs mains quittent enfin mon corps, mes vêtements sont remis à la hâte, comme si tout cela n'avait aucune importance.
— OK, je vous l'accorde, elle a l'air mal en point ! fait l'homme sur l'estrade d'un ton agacé. Je baisse le prix à 60 francs. Mais n'oubliez pas : tous les invendus seront tués !
Cette phrase me frappe comme un coup en plein cœur. Mon souffle se coupe. Je ne peux m'empêcher de trembler, incapable de contenir ma panique. Je n'arrive pas à croire que je pense cela, mais j'espère qu'une âme, même tordue, aura la "bonté" de m'acheter. Mourir ici, comme un déchet qu'on jette à la poubelle, est une idée insupportable.
Je scrute les visages dans la foule. Certains échangent des regards désintéressés, d'autres rient entre eux, se moquant de ma faiblesse visible. Quelques-uns m'observent brièvement avant de détourner les yeux, comme si je ne méritais même pas leur attention.
— Personne ? lance l'homme d'un ton pressé, son regard balayant la salle.
Il soupire d'agacement devant l'absence de réponse. D'un haussement d'épaules, il désigne deux hommes massifs.
— Emmenez-la.
Je sens leurs mains m'empoigner sans douceur. Mon corps est tiré en arrière, mes pieds glissant sur le sol. Mon esprit s'emballe.
C'est la fin. Je vais mourir. Les images de ma courte vie défilent devant mes yeux : les rires étouffés de ma sœur, les rares moments de calme où j'avais osé rêver à un avenir meilleur. Tout cela va disparaître, effacé comme si je n'avais jamais existé.
— Attendez !
Une voix résonne dans la foule, mielleuse et autoritaire. Le genre de voix qui fait taire tout le monde en une fraction de seconde.
— Quel âge a cette fille ? demande la personne, avançant légèrement pour se montrer.
Les hommes qui me tiennent s'arrêtent.
— Je dirais entre quinze et dix-sept ans, répond l'homme sur l'estrade d'un ton détaché.
— Parfait. Je la prends. De toute façon, nous n'avons pas besoin d'une cible en parfaite santé, ajoute la voix, presque amusée.
Le soulagement et l'effroi se mêlent en moi. Quelque chose dans son ton ne me rassure pas. J'ai été sauvée de l'exécution immédiate, mais à quel prix ?
— Très bien ! Acquiesce le dirigeant
Sans un mot de plus, je suis tirée hors de la salle. L'air extérieur est froid et glacial contre ma peau, mais je n'ai pas la force de protester. Mon esprit est vide, mes pensées noyées dans l'inconnu.
Où m'emmène-t-on ? Et qu'est-ce qui m'attend maintenant ?
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