Chapitre 68
April
— Suis-moi, m'enjoint Kiara lorsqu'un son de cloche retentit dans la grande demeure que je n'ai pas eu l'occasion d'explorer.
Elle attrape ma main et m'extirpe de la chambre de Malcolm.
— Je te ferai visiter après le dîner, ça te va ?
J'acquiesce, et nous descendons les larges escaliers recouverts d'un épais tapis couleur grenat, dont les motifs entrelacés rappellent ceux d'un vitrail ancien. Chaque marche grince légèrement sous notre poids, comme si la maison elle-même murmurait des secrets oubliés. En bas, une odeur subtile de cire et de bois vernis flotte dans l'air, mêlée aux effluves alléchants d'un repas en préparation.
Nous bifurquons aussitôt sur la gauche et pénétrons dans une gigantesque salle à manger.
La pièce est immense, baignée d'une lueur dorée que diffusent de majestueux chandeliers suspendus au plafond voûté. Des poutres sombres courent au-dessus de nos têtes, ajoutant une touche rustique à l'atmosphère feutrée du lieu. Une longue table de chêne massif trône au centre, entourée de fauteuils aux dossiers finement sculptés, chacun recouvert d'un velours pourpre qui semble inviter à s'y attarder. L'argenterie brille sous la lumière tamisée, et les assiettes de porcelaine arborent des motifs délicats, probablement peints à la main.
Sur le mur du fond, d'imposants tableaux encadrés de dorures racontent silencieusement des scènes de chasse et de batailles oubliées. Quelques candélabres en bronze sont disposés çà et là, projetant des ombres mouvantes sur les boiseries sombres qui recouvrent les murs. L'ensemble dégage une aura solennelle, presque théâtrale, comme si chaque dîner ici se devait d'être un événement digne d'un banquet royal.
Un doux crépitement s'élève de l'immense cheminée qui trône à l'autre bout de la pièce, réchauffant l'atmosphère et créant un contraste saisissant avec la fraîcheur de la pierre sous mes pieds. Je remarque alors que quelques domestiques s'affairent discrètement autour de la table, ajustant les couverts, remplissant les carafes de cristal d'un vin ambré.
Kiara me lance un regard complice avant de me souffler :
— Impressionnant, non ?
Je me contente d'hocher la tête, encore absorbée par la grandeur presque irréelle du lieu. Chaque détail me donne l'impression d'être dans un tableau figé dans le temps, où tout respire la richesse et l'ordre rigoureux.
— Je vais te montrer ta place.
Je la suis d'un pas lent, mes yeux glissant sur les chandeliers d'argent qui projettent une lumière vacillante sur la table parfaitement dressée. Le cliquetis lointain de couverts qu'on ajuste résonne dans la pièce, tandis que des domestiques en uniforme se déplacent avec une précision presque mécanique.
La brune s'arrête devant une chaise légèrement à l'écart des autres. Je remarque alors que toutes les places sont réunies en un cercle quasi hermétique, sauf quatre, séparées par un espace calculé.
— C'est le côté des femmes, m'explique-t-elle en s'installant.
Elle tapote doucement le dossier d'une chaise voisine, m'invitant à m'asseoir à mon tour. L'assise est ferme, le bois lisse et froid sous mes doigts. Instinctivement, je redresse le dos, sentant un poids invisible m'ordonner d'adopter une posture impeccable.
— Je suis ravie que tu sois là, poursuit Kiara à mi-voix. Je me sentirai moins seule pour manger.
Elle marque une pause, cherchant ses mots avec précaution, comme si le simple fait de les prononcer risquait d'attirer une attention indésirable.
— Je me doute bien que pour toi ce n'est pas un plaisir... mais... enfin, tu vois...
Son regard s'attarde sur mon visage, comme pour deviner ma réaction. Je tente un sourire, un geste simple, presque instinctif, mais elle se fige aussitôt et secoue la tête avec une grimace nerveuse.
— On n'a pas le droit de sourire ni de rire dans cette maison, sache-le.
Sa voix s'est faite plus dure, plus tranchante, et un frisson imperceptible me parcourt l'échine.
Un silence pesant s'installe, accentué par le bruit du vent qui siffle faiblement à travers les vitraux. L'air est chargé d'une tension sourde, d'une discipline silencieuse qui imprègne jusqu'aux murs de cette demeure austère.
Je baisse légèrement les yeux, mes doigts jouant machinalement avec le tissu de mon pantalon noir. L'idée de devoir masquer toute émotion, de m'effacer derrière un masque d'impassibilité, m'oppresse plus que je ne l'aurais cru.
Kiara détourne le regard et redresse les épaules, reprenant une expression neutre, presque froide.
— Fais attention à toi, ajoute-t-elle finalement, avant de fixer son assiette avec une résignation muette.
Soudain, je relève le menton lorsque des pas lourds se font entendre. Chaque impact résonne dans la salle à manger avec une autorité menaçante, brisant le silence feutré qui y régnait quelques instants plus tôt. Mon cœur rate un battement.
Je le reconnais presque instantanément. Malcolm.
Mais il n'est pas seul.
Derrière lui, d'autres silhouettes émergent, sombres, imposantes, des hommes aux regards froids et scrutateurs. L'air lui-même semble se charger d'une tension électrique, comme si leur seule présence suffisait à aspirer l'oxygène de la pièce.
Rien que de le voir, j'ai l'impression que les plaies sur mon dos se rouvrent, que la douleur se ravive en un éclair brûlant. Mon corps se fige, mes muscles se crispent, et un frisson me parcourt l'échine. Je me mords la lèvre inférieure, tentant désespérément d'étouffer le vertige qui menace de me submerger.
Puis sa voix claque, brutale, tranchante comme la lame d'un poignard.
— Kiara, tu m'expliques ce que fout une pute à notre table ?!
Un silence glacé tombe aussitôt sur la pièce. Même les domestiques, pourtant habitués à la rigidité de cette maison, se figent dans leurs mouvements. Le regard furieux de Malcolm me transperce comme une flèche enflammée.
— Tu sais bien que les moins que rien n'y ont pas leur place, n'est-ce pas ?
Il ne s'adresse même pas à moi. Il parle de moi comme si je n'étais qu'un vulgaire objet, une nuisance indésirable.
Kiara se lève d'un bond, sa chaise raclant violemment le sol dans un bruit strident. Ses poings se ferment, ses jointures blanchissent sous la pression de sa colère.
— Je t'interdis de parler ainsi de ma nouvelle meilleure amie ! crache-t-elle avec véhémence.
Son regard brûle de défi, une lueur incandescente s'y allume. Mais Malcolm ne vacille pas. Il la toise, méprisant, un rictus cruel étirant ses lèvres.
— Elle va manger avec les esclaves au sous-sol ! Accompagne-la ! lui ordonne-t-il d'une voix glaciale.
Son ton ne laisse place à aucun doute. C'est un ordre, pas une suggestion.
Sa cousine ne cille pas. Son souffle est court, sa mâchoire serrée.
— Non, décline-t-elle fermement.
Un murmure de stupeur traverse la pièce.
Le regard du brun aux yeux gris s'assombrit. Une tension palpable s'installe, suffocante.
— Si, rétorque-t-il, sa voix désormais plus basse, mais plus dangereuse encore.
Mon souffle s'accélère. La panique remonte en moi, sournoise, oppressante. Mes doigts tremblent imperceptiblement sur le bois verni de la table. Je sens mes yeux s'embuer, mais l'image du regard noir de Malcolm, froid et impitoyable, me revient en mémoire.
Son avertissement.
Je ravale mes larmes.
Les pleurs ne me sauveront pas ici.
Malcolm contourne lentement la table, ses pas lourds résonnant comme des coups de marteau sur le sol immaculé. Son visage est crispé, déformé par une haine brute qui semble suinter de chaque pore de sa peau. Ses mâchoires sont serrées, et dans ses yeux brille une lueur menaçante, presque animale.
Il s'arrête net devant Kiara, se plantant face à elle comme un mur infranchissable.
Les deux se jaugent, leurs regards s'enflammant dans une confrontation silencieuse mais féroce. L'air lui-même semble se contracter sous la tension palpable qui s'installe.
J'observe la scène, la gorge sèche, mes muscles tétanisés par une peur qui se loge au creux de mon ventre. Je veux disparaître. M'évanouir dans l'ombre. M'enfoncer sous terre et ne plus jamais réapparaître.
Kiara, elle, ne bouge pas d'un millimètre. Son dos reste droit, ses poings toujours serrés, comme si elle cherchait à contenir un ouragan de rage prêt à exploser.
Le silence est oppressant.
Trop pesant.
Trop long.
Je prends une inspiration tremblante et murmure, d'une voix à peine audible :
— Kiara... ne... ne t'en fais pas...
Elle tourne légèrement la tête vers moi, ses yeux verts brûlant d'indignation, mais elle ne répond pas. Son regard seul me supplie de ne pas céder, de ne pas lui donner ce qu'il veut.
Mais je préfère jouer la carte de la prudence.
Peut-être que si je me soumets, si je plie juste assez, il finira par détourner son attention. Peut-être que, s'il me croit docile un instant, il me laissera assez de liberté pour que je puisse disparaître.
Je l'espère.
Je m'accroche à cette maigre illusion comme à une bouée dans une mer en furie.
Et puis, même sans cette idée en tête, je sais une chose : il m'a fait assez peur pour un moment.
Autant psychologiquement que physiquement.
Et le pire, c'est que ce n'est pas la douleur physique qui me hante. Non. C'est son emprise sur mon esprit, cette peur sournoise qui s'insinue en moi comme un poison lent, corrosif.
Et ça, c'est bien plus insupportable que tout le reste.
Cet homme a éveillé en moi un désir inexplicable, une pulsion brûlante qui m'a consumée de l'intérieur sans que je ne puisse la contrôler. Un feu indécent qui s'est insinué jusque dans mes veines, jusqu'à résonner entre mes cuisses, un trouble que je n'aurais jamais cru possible. Comment a-t-il réussi à provoquer cela en moi, alors que chaque fibre de mon être le rejette ?
Et tout cela pour quoi ?
Pour le plaisir de me manipuler, de me faire croire à une illusion, avant de m'écraser comme une vulgaire nuisance sous son talon ? Pour avoir la satisfaction de me jeter comme une vieille chaussette une fois qu'il en aura fini avec moi ? Pour me balancer des atrocités en pleine tête et piétiner ce qu'il reste de ma dignité ?
Ce type est un monstre. Un démon sans cœur. Rien en lui ne mérite la moindre once d'humanité.
Et pourtant...
Une voix. Faible, presque imperceptible. Tapie quelque part dans les méandres de mon esprit, elle s'accroche, persistante, comme une goutte d'eau qui refuse de s'évaporer sous un soleil brûlant.
Elle vient de mon cœur.
Un murmure discret, frêle, hésitant. Une voix qui me souffle que... peut-être... il y a une raison.
Que derrière la noirceur de ses actes, il existe quelque chose d'autre. Quelque chose que je ne vois pas encore. Ou peut-être que je refuse de voir.
Et voilà ! Fichu syndrome de Stockholm !
Je serre les dents, furieuse contre moi-même.
C'est pourtant toi qui passais des heures à lire des polars et à regarder des enquêtes criminelles à la télévision ! Tu savais comment ça fonctionnait, comment ces victimes finissaient par aimer leur bourreau ! Tu savais qu'il ne fallait pas tomber là-dedans !
Et pourtant...
Tu es en train de sombrer.
Suicide-toi qu'on en finisse !
Je secoue la tête, comme pour faire taire cette voix cruelle qui s'insinue dans mon esprit. Elle est là, insidieuse, à me susurrer des vérités trop amères. Mais est-ce que je veux vraiment mourir ?
Je n'en suis même pas certaine.
Mais dans ce cas... Pourquoi vouloir vivre ?
— Eh ! Eh !?
Un claquement de doigts devant mon visage. La réalité tente de me happer, mais je flotte encore dans cet état trouble, entre conscience et néant.
— Laisse, tu t'y prends mal !
Paf.
La douleur explose sur ma joue. Un électrochoc brutal qui me ramène immédiatement à moi. Je halète, mon regard hagard s'accroche aux deux visages devant moi : Malcolm, furieux. Kiara, paniquée.
— D-désolée... murmuré-je d'une voix à peine audible.
— C'est rien, souffle la brune avec soulagement.
— On s'en bat les couilles de toi, April.
La voix glaciale de mon bourreau siffle à mes oreilles comme une sentence irrévocable. Il me toise, les bras croisés, son regard chargé de mépris.
— Mais vu ton état, je pense qu'il est préférable de te garder à l'œil.
Je déglutis avec peine. Pourquoi ? Pourquoi se donner cette peine si je ne suis qu'une insignifiante nuisance ?
Il se tourne vers sa cousine, l'air sombre.
— Tu gagnes pour cette fois, mais ne te réjouis pas trop vite.
Puis, sans un mot de plus, il tourne les talons et va s'asseoir parmi les autres hommes, comme si rien ne s'était passé.
Un silence pesant s'installe. Je porte une main tremblante à ma joue encore brûlante.
Ferait-il vraiment attention à mon état ?
Non, April. Il vient juste de le dire : il s'en bat les couilles.
Ne te fais pas d'illusions inutiles. La mort t'apportera plus de soutien que lui.
Peut-être même plus de soutien que quiconque.
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